Vocabulaire européen des philosophies: le chantier de la version ukrainienne

Oleksiy PANYCH


 Inveniam viam aut faciam

Bacon

 

L’arrière-plan historique: la philosophie ukrainienne1

Plusieurs raisons historiques expliquent que la langue philosophique ukrainienne ne se soit pas constituée, jusque tout récemment. Celle-ci se développe seulement maintenant, en tant qu’outil complet permettant au plan national de philosopher. Dans le même temps, la philosophie comme telle a une longue histoire en Ukraine. Dans ce qui est aujourd’hui l’Ukraine, le mot « philosophie » a été prononcé pour la première fois par des colons grecs qui occupaient la côte nord de la mer Noire entre le VIIe et le IIIe siècle avant Jésus-Christ – longtemps avant que les premiers Ukrainiens et même les premiers Slaves n’apparaissent sur la scène historique.

Le premier moment significatif de traduction dans une authentique langue slave, puis de création de textes originaux traitant de l’essence de la philosophie et des philosophes dans cette langue, est lié à l’ancienne Rus’, Etat dont le centre était Kiev, et qui a émergé entre les IXe et XIIe siècles. Les souverains de cet Etat avaient importé de Byzance une religion soutien de l’Etat – le christianisme – et, avec elle, une conception typiquement médiévale de la philosophie, développée par les pères de l’Eglise grecque. Quoi qu’il en soit, cette tradition fut à demi détruite par l’invasion des Tatars et par la domination polono-lithuanienne qui s’ensuivit.

Le second moment d’apogée est apparu au XVIIe siècle, inspiré cette fois-ci simultanément par l’influence culturelle polonaise (et, donc, latine, via la Pologne) et par la tentative des Cosaques ukrainiens de se débarrasser de cette influence afin d’établir à nouveau un Etat indépendant ayant Kiev pour centre. Cette situation créa une tension productive entre la vieille Eglise grecque/slavonne et les nouvelles traditions scientifiques latines/polonaises, et suscita d’ardentes polémiques théologiques qui mobilisaient le meilleur de l’argumentation philosophique disponible. Cependant, cette situation culturelle prit fin avec la conquête par la Russie voisine de la plus grande partie de l’Ukraine, essentiellement à partir du VIIIe siècle.

Le troisième moment  a été inspiré par la conception russe  – et fortement germanique via la Russie – de la philosophie, telle qu’elle fut développée par les universités russes sous contrôle de l’Etat, avec pour effet de créer à Kiev un puissant groupe de philosophes soviétiques d’orientation marxiste et de langue russe. Ce courant, mué en une forme post-marxiste, est resté vivant et productif jusqu’à aujourd’hui en Ukraine, bien qu’il soit actuellement de plus en plus marginalisé par rapport à d’autres courants philosophiques concurrentiels, importés simultanément de différent pays, langues et traditions européens.

Cette interaction de courants historiques a produit dans l’Ukraine d’aujourd’hui un milieu philosophique très mobile et divers, qui tend naturellement au nomadisme et quelque peu au scepticisme, soit sur le mode baroque, soit sur le mode post-moderne (ou les deux) : un milieu naturellement multilingue, transculturel et embrassant tout. Il est difficile de résister à la tentation de conclure qu’il s’agit là d’un terrain idéalement fertile pour développer les idées du Vocabulaire

Depuis 1991, année de naissance de l’indépendance politique ukrainienne, cette multiplicité de traditions philosophiques importées ou héritées s’est également doublée du souhait et de la nécessité d’établir un milieu  philosophique indépendant en langue ukrainienne. Cet objectif n’avait jamais pu être atteint précédemment, car, jusqu’à 1991, la langue ukrainienne était essentiellement une langue vernaculaire et locale, mal tolérée par l’Etat (polonais, puis russe) en tant que langue de littérature et des arts.

Il s’ensuit une situation philosophique ukrainienne tout à fait spécifique et assurément pleine de désavantages  – qui, toutefois, pourrait et devrait, être tournée en avantages.  Nous, Ukrainiens, n’avons pas une tradition philosophique propre prise de bout en bout; mais c’est ce qui nous rend réceptifs à de multiples traditions européennes que nous absorbons en même temps. Nous, Ukrainiens, n’avons pas un ensemble de traductions prêtes à l’utilisation (ce qui, d’ailleurs, peut être plus handicapant que bénéfique); mais cela nous confronte à la fois au fardeau et au privilège de ne travailler qu’avec les textes originaux, quel qu’en soit le langage – y compris les textes cités dans le Vocabulaire dans les traductions françaises prêtes à l’emploi. Nous, Ukrainiens, n’avons pas non plus de langage philosophique bien développé; il s’agit donc pour nous de le créer en avançant sur le chemin de cette entreprise sans précédent.

L’entreprise est sans précédent, car le principal défi auquel nous devons faire face n’est pas seulement de traduire l’édition française du Vocabulaire, mais de traduire dans le même mouvement la vision de la philosophie européenne présentée dans le Vocabulaire et de créer notre propre vision de la philosophie européenne dans toute sa complexité conceptuelle et linguistique. Le résultat de ce travail ne sera rien de moins que la création, pour la première fois, d’un miroir conceptuel et terminologique systématique de la philosophie européenne en ukrainien ­–« multivers », là où l’Univers philosophique français n’est qu’une face du prisme, face que nous abordons avec reconnaissance aux bonnes fins du projet, et d’une manière immédiate.

Arrière-plan historique: la langue ukrainienne

La langue ukrainienne contemporaine est confrontée à un certain nombre de défis, d’avantages et de désavantages qui constituent sa spécificité par rapport aux langues de l’Europe occidentale et orientale.

Premièrement, comme nombre d’autres langues slaves, l’ukrainien n’a pas d’articles à disposition. L’opposition entre l’article défini et l’article indéfini, naturelle pour le français, l’anglais, l’allemand, etc, n’existe pas en langue ukrainienne. C’est donc un défi de traduire « nur noch ein Gott kann uns retten » (‘’Seul un dieu peut nous encore sauver“) de Heidegger, ou bien « Es ist ein Gott » (‘’Il y a un Dieu“) de Kant. De la même manière, « Je est un autre » de Rimbaud constitue une difficulté double : d’abord, l’ukrainien ne distingue pas les personnes (je, tu, il, nous, vous, ils) dans la conjugaison du verbe « être » (donc, la différence provocatrice entre « je est un autre » et « je suis un autre » est intraduisible), ensuite, il est impossible de reproduire la différence entre un autre / l’autre.

Cette spécificité de la langue ukrainienne est certainement un défi, mais aussi un symptôme des différences des langues, une invitation à réfléchir sur le fait que les articles ne constituent pas une structure sémantique universelle. Une autre spécificité de la langue ukrainienne concerne la relation entre le verbe et le substantif. L’ukrainien, comme le russe, n’a pas de verbes substantivés. Des transmutations telles que denken – das Denken, werden – das Werden, être – l’être, devenir – le devenir sont difficiles à traduire. Les nominalisations des verbes sont possibles, mais ils ne sont phonétiquement pas identiques aux verbes d’origine.

Or, en comparaison avec le russe et le français, l’ukrainien a davantage d’outils pour distinguer entre substantifs de résultat et substantifs de processus. Pour la paire allemande Verständnis / Verstehen l’ukrainien a un couple équivalent зрозуміння/ розуміння, là ou le français n’a que compréhension et le russe – понимание. De la même manière, un jeu sémantique en anglais entre inventing et invention peut être transmis en ukrainien par l’opposition entre винаходження (processus de l’invention) et винайдення (résultat de l’invention) et винахід (produit de l’invention).

Une troisième spécificité de la langue ukrainienne concerne sa capacité métaphorique. Elle est riche (plus que le français, le russe ou le polonais) en métaphores organicistes, agricoles et archaïques, qui la rendent plus capable de traduire les textes philosophico-poétiques du romantisme ou de Heidegger. Dans l’ensemble sémantique heideggérien, l’ukrainien dispose d’une galaxie de mots parmi lesquels le traducteur peut choisir l’équivalent le plus approprié : pour Lichtung l’ukrainien a просвіт, прозір, просвіток ; pour Sorge  - турбота, турбування, дбання, клопіт, клопотання, піклування ; pour Um-gehen mit – une traduction morphologiquement exacte об-ходження з, etc. 

La langue ukrainienne est aussi capable, plus que le français, de produire une richesse sémantique à l’aide de flexions. C’est une aide dans la traduction de l’allemand : à l’opposition Inhalt/Gehalt  correspond un couple ukrainien exact вміст/зміст, tandis que le français n’a que « contenu » et le russe que « содержание ».

La spécificité de la langue ukrainienne en tant que langue pour la philosophie est également conditionnée de manière significative par ses origines puisant dans le vieux-slave. L’élément vieux-slave dans l’ukrainien moderne est intéressant notamment en raison d’une tradition médiévale bien développée de traduction des auteurs de l’Eglise byzantine, qui ont enrichi le vocabulaire slave oriental en formant de nombreux équivalents, stabilisés, des notions philosophiques grecques. En raison de nombreux accidents historiques, la langue ukrainienne moderne s’est partiellement isolée, parfois artificiellement, de ce riche lexique, entièrement conservé dans le russe moderne. Toutefois, certains lexèmes ont montré qu’ils pouvaient être aisément ravivés, afin de combler les lacunes du vocabulaire philosophique ukrainien existant – et cela s’est révélé de manière patente au cours de la traduction ukrainienne du Vocabulaire européen des philosophies. Il est également possible que des mots ukrainiens ou russes spécifiques, qui apparaissaient comme des équivalents relativement serrés de lexèmes grecs intraduisibles dans la plupart des langues européennes – comme le russe доброта (gr. kallos), смиренномудрие (gr. tapeinophrosyne), целомудрие (gr. sophrosyne) – donnent lieu à de nouveaux articles ou de nouvelles entrées dans l’édition ukrainienne (un nouvel article sur l’ukrainien упразняти, lié au grec katargeo, a déjà été publié dans le premier volume).2

Dans les traductions des œuvres philosophiques, l’ukrainien doit enfin faire face à un défi considérable, qui est l’absence de participes présents actifs. Pour das Seiende / étant, l’ukrainien se sert de l’adjectif суще qui est un participe présent du slavon, devenu un adjectif dans la langue contemporaine. Mais, dans de nombreuses autres conjonctures, une traduction ukrainienne fait face à des obstacles considérables : elle ne peut traduire une chose existante, par exemple, que par річ, що існує, « une chose qui existe », ou bien recourir aux adjectifs qui s’éloignent de la sémantique de l’existence.

L’édition ukrainienne : structure générale

La structure de la version ukrainienne du Vocabulaire a été discutée dans nombre de réunions du groupe des traducteurs et éditeurs scientifiques associés à ce projet.

La première proposition était de suivre l’ordre alphabétique. Or, cette approche, qui aurait suivi la structure du Vocabulaire en français, comporte quelques défauts importants. Premièrement, les titres des entrées en français ne correspondent pas aux titres des entrées ukrainiennes (à cause de la tension entre caractères cyrilliques et latins, etc.). Deuxièmement, la classification alphabétique n’est pas en phase avec le projet d’éditer la version ukrainienne en cinq volumes.

Vu ces obstacles et défis, un autre principe a été proposé, qui suit le contenu des entrées et des champs de classification. Selon cette idée, chaque volume du Vocabulaire contient des champs différents, qui manifestent la diversité thématique de l’édition ukrainienne. Cette diversité thématique est conservée d’un volume à l’autre. Les articles du Vocabulaire sont classifiés d’après les champs thématiques (7 champs). Ces thèmes ont été choisis et formulés pour souligner la diversité thématique du Vocabulaire, et afin que le dictionnaire soit attractif à la fois pour les spécialistes et un plus grand public. Pour le premier volume, les entrées ont été choisies sur les critères suivants : nécessité de proposer une première présentation de chaque champ au lecteur du Vocabulaire ; ainsi a-t-on choisi les entrées les plus représentatives, comme le champ « Ontologie », qui, dans le premier volume, comporte les articles : « Principe », « Sujet », « Essence », etc.; importance d’introduire dans le premier volume les thèmes peu étudiés dans la philosophie ukrainienne.

Chaque volume suivant comportera des entrées dans les champs principaux, mais le nombre d’articles dans chaque champ pourra varier. Le cinquième volume, qui paraîtra en dernier lieu, contiendra toutes les entrées du Vocabulaire, cette fois classifiées selon l’ordre alphabétique, mais aussi les nouvelles entrées originales ukrainiennes. Le cinquième volume comportera également l’index des noms et des ouvrages principaux cités.

L’édition ukrainienne: le premier volume

Pour le premier volume ont été choisis les articles fondamentaux des différents domaines de la philosophie, représentatifs du point de vue de la terminologie philosophique. La traduction et l’interprétation de ces “mots-clés” est  indispensable pour tout le travail qui suit. Ainsi le premier volume comprend-il les champs suivants : “Diversité des langues”, “Être et ontologie”, “Connaissance et épistémologie”, “Langue et logique”, “Droit et politique”, “Temps et histoire”, “Esthétique et poétique”, “Ethique et praxis”. Ces champs sont choisis conformément à la division classique des sciences philosophiques, qui remonte à Aristote (theoria, praxis, poiesis). Trois nouveaux articles ont été ajoutés par des philosophes ukrainiens, du fait de leur importance spécifique pour le contexte philosophique ukrainien : du russe стыд (pudeur, honte), du latin Imputatio et de l’ukrainien, déjà mentionné, упразняти.

Le processus de traduction et d’adaptation des articles choisis pour le premier volume s’est accompagné de quelques difficultés. Leur mise à jour comme les efforts pour résoudre les problèmes rencontrés contribueront à améliorer et accélérer le travail sur les volumes suivants. L’une de ces difficultés tient au manque d’élaboration du vocabulaire philosophique et, en même temps, du déficit d’encyclopédies et de dictionnaires philosophiques. Ce déficit d’une tradition philosophique constituée est très patent dans le cas de la langue ukrainienne (bien que cela puisse en même temps être considéré comme une source de liberté et de pureté de vision).

Au nombre des difficultés cruciales il faut également compter le problème tenant à la traduction des textes classiques (avant tout grecs et latins) ou des textes des philosophes moderne (par exemple Heidegger) : nous n’avons presque jamais eu la possibilité de nous servir de traductions ukrainiennes déjà existante, tout d’abord par ce qu’ il n’y en a presque pas, mais aussi par ce que les traductions existantes ne convenaient pas au contexte du Vocabulaire. Cela concerne notamment la traduction des penseurs présocratiques et des fragments de textes d’Aristote ou de Porphyre.

Le travail déjà accompli a constitué une grande impulsion pour le développement du potentiel créatif des philosophes ukrainiens impliqués dans ce projet. Il a été source d’une grande inspiration, de découvertes et de joie.    


1Cette partie originellement en anglais a été traduite par Ghislaine Glasson Deschaumes.
2Paragraphe traduit de l’anglais par Ghislaine Glasson Deschaumes.

notes


1Cette partie originellement en anglais a été traduite par Ghislaine Glasson Deschaumes.
2Paragraphe traduit de l’anglais par Ghislaine Glasson Deschaumes.