Quelques réflexions sur l’usage de la dialectique

Toni NEGRI

Traducteur : REVEL Judith


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1. Dialectique de l’antagonisme

Quiconque est passé à travers les discussions sur la dialectique qui se sont développées au sein de ce que l’on a appelé le « marxisme occidental » des années 1930 et 1950-1960 sait à quel point Histoire et conscience de classe de Lukács et tout le travail de l’Ecole de Francfort ont joué de manière complémentaire. A l’époque, cette hybridation étrange et inactuelle a produit toute une série de descriptions phénoménologiques et d’hypothèses normatives pour lesquelles la vie, la société et la nature, parce qu’elles étaient toutes trois investies par la force productive du capital, en étaient radicalement affaiblies. La thématique de l’aliénation traversait l’ensemble de ce contexte théorique : toute la phénoménologie des actions, toute l’historicité de l’existence étaient considérées comme totalement absorbées à l’intérieur du projet capitaliste d’exploitation, de la production capitaliste du pouvoir sur la vie. Une fois la technologie diabolisée, la dialectique de l’Aufklärung était ainsi achevée, la subsomption de la société sous le capital était définitive. Il ne restait aux révolutionnaires qu’à attendre l’événement qui allait rouvrir l’histoire ; et pour ceux qui ne l’étaient pas, il suffisait de se laisser tranquillement aller au destin, à la Gelassenheit.

Naturellement, à côté de cette prise de conscience (parfois totalement passive) de la subsomption de la société sous le capital, il y avait aussi des résistances. Dans l’histoire du marxisme occidental, c’est le moment où, précisément à partir de ce constat, un point de vue critique apparaît ; pour la première fois, émergent alors une attitude éthico-politique et une construction théorique qui exaltent le « particulier subversif ». Une manière d’être qui, de l’intérieur même de cette extension massive du pouvoir capitaliste à toute la société, institue l’ouverture d’une nouvelle forme de dialectique. A la dialectique déshumanisante du rapport capitaliste d’exploitation, on en oppose dès lors une autre, éthique et subjectivée, qui expose la totalité du contexte social à l’expression de nouvelles résistances. On affirme virtuellement le principe d’une nouvelle figure de la subjectivité – mieux : d’une nouvelle production de subjectivité. Une dialectique ouverte par la « critique » contre la dialectique fermée de la « critique-critique ». Un point de vue en rupture, au rebours de l’acceptation – parfois placide, parfois encore vécue douloureusement - de la toute-puissante totalitaire du capital dans les deux formes de sa gestion libérale (et fasciste) et/ou socialiste (et stalinienne).

C’est ainsi qu’en France Merleau-Ponty rompt avec la phénoménologie francfortoise ; c’est ainsi que, depuis les bords de l’Empire britannique, à la faveur du renversement de l’historiographie coloniale, commence à se dresser ce que nous appellerons plus tard le point de vue postcolonial ; c’est ainsi que, au rebours de l’injonction à considérer la technologie comme le terrain exclusif du fétichisme, naît l’hypothèse d’un usage subversif des machines par les ouvriers – et donc les courants « ouvriéristes » en Italie, en France et en Allemagne. La           dialectique est pour ainsi dire interrompue. Et c’est dans cette interruption, à partir de l’hypothèse d’une crise de la capacité capitaliste à investir le tout de la société, que la réapparition du sujet révolutionnaire, celle d’une subjectivité libre, se propose comme production, c’est-à-dire comme expression.

La dialectique, jusqu’alors abstraite, est devenue concrète. La détermination du développement dialectique s’est donnée à partir de la crise de la courbure historique que dessinait le développement capitaliste.

 

Il y a eu une préhistoire à tout cela, qu’il n’est pas totalement inutile de rappeler. Elle nous ramène au renouvellement de l’analyse non pas tant de la dialectique en elle-même que de son usage dans le « marxisme réel », dans la dialectique matérialiste codifiée. A propos de ce renversement théorique et de ses traductions concrètes, il faut reprendre la définition qu’en donnait l’un des plus importants interprètes de cette période – Lucio Colletti, commentant lui-même Evald Vassili Ilyenkov :

 

« Dans ses termes les plus généraux, la théorie marxiste de la dialectique peut-être énoncée comme une théorie tout à la fois de l’« unité » et de l’« exclusion » des opposés, c’est-à-dire comme une théorie qui cherche à fournir tout aussi bien le moment de la connaissance (la possibilité que les termes de l’opposition, de la contradiction, soient pris ensemble et com-pris) que celui de la réalité, de l’objectivité de la contradiction elle-même. La théorie peut donc être résumée par deux exigences, deux instances fondamentales. La première : que la spécificité, la différence d’un objet par rapport à tous les autres, soit com-préhensible, c’est-à-dire qu’elle soit susceptible d’être mise en relation avec tout ce divers qui n’est pas l’objet, à tout ce reste dont l’objet diffère. La seconde : que cette compréhension n’abolisse pas à son tour la « différence », que la connaissance n’épuise pas en elle-même la réalité, c’est-à-dire que la coprésence ou la résolution des opposés dans la raison n soit pas prise pour la résolution ou l’abolition de leur opposition réelle »1.

 

Cela ne suffit pas. Dans le troisième chapitre, intitulé « Le passage de l’abstrait au concret », Ilyenkov en arrive à la conclusion suivante :

 

« La science doit reposer sur ce sur quoi repose l’histoire réelle. Le développement logique des déterminations théoriques doit donc exprimer le processus historique concret du devenir et du développement de l’objet. La déduction logique n’est rien d’autre que l’expression théorique du devenir historique réel du concret interrogé »2.

 

Cela ne suffit pas encore. Le Capital est directement impliqué dans l’analyse :

 

« La méthode du passage de l’abstrait au concret permet de repérer avec précision et d’exprimer abstraitement les conditions absolument nécessaires de la possibilité de l’objet donné dans l’intuition. Le Capital montre de manière détaillée la nécessité avec laquelle se réalise la plus-value lorsqu’on a une circulation mûre des marchandises et de l’argent et une force de travail libre »3.

 

La même année où est traduit Ilyenkov, un autre livre est publié en Italie : Teoria e Stato nel Capitale di Marx4. Ses propositions fondamentales coïncident avec les hypothèses d’Ilyenkov, et les renforcent même :

 

« La dialectique, en elle-même, n’est rien, elle permet l’étude d’un mouvement mais ne le détermine pas, elle ne peut, tout au moins pour Marx, représenter toute la méthode. (…) Il ne nous semble pas que la dialectique, seule, puisse arriver à une conciliation de la théorie et de l’histoire »5.

 

Immédiatement après, la thèse est précisée davantage encore :

 

« L’économie politique ne devient une science qu’à l’époque de Marx, parce que seule l’universalité de la production capitaliste est capable de réaliser ces catégories abstraites qui permettent de comprendre non seulement la production capitaliste elle-même mais tous les systèmes historiques qui l’ont précédée. (…) La caractéristique du capitalisme est de réaliser l’abstraction de toutes les catégories économiques »6.

 

C’est enfin une thèse qui est développée de manière extrêmement actuelle – nous reviendrons dans un instant sur cette dimension, quand nous interprèterons à notre tour la crise globale actuelle :

 

« La théorie de la valeur, si elle est séparée de celle de la plus-value (ce qui est impensable pour le capitalisme), se présente comme une dialectique abstraite qui exprime les conditions d’existence de toute société assez développée pour entrer en contact avec d’autres : elle n’est liée à aucune forme historique particulière de la société » mais « la forme de la valeur dans son expression plus générale est précisément la forme spécifique que prend, à un moment donné, le mode de production capitaliste »7.

 

 

Ce langage est aujourd’hui presque incompréhensible. Pourtant, si on y prête un peu attention, on saisit clairement ce qui est en jeu : rien de moins qu’une reprise de contact avec la réalité, la rupture de l’obstacle qu’une dialectique matérialiste fossilisée représentait pour la lecture et la transformation du réel. Le grand effort dont il s’agit ici, c’est la tentative de ramener les catégories abstraites vers la détermination du concret, de plier l’universel aux déterminations du développement historique. C’est un parcours philosophique qui se déroule parallèlement à la « déstalinisation ». Les grandes catégories de l’analyse marxiste (travail abstrait, valeur, argent, rente, profit…) sont ainsi déplacées avec force, depuis le contexte théorique du matérialisme du XIXe siècle – au sein duquel elles avaient été formulées -, en direction d’une pratique de recherche essentiellement neuve. Dès lors, l’abstraction ne sera fondée qu’en tant qu’« abstraction déterminée ». Déterminée par quoi ? Par le fait de se soumettre en permanence non seulement à l’analyse des contradictions génériques qui traversent toutes les catégories, mais à celle des déterminations concrètes, scientifiques, pratiques, de l’action politique. De ce point de vue, il est évident que la dernière phase du discours théorique marxiste (dans l’Union Soviétique de la déstalinisation, mais également en Occident, à l’intérieur et à l’extérieur des partis communistes) a conduit l’analyse du développement capitaliste bien au-delà de ce dont avaient été capables les analyses de l’Ecole de Francfort ou la référence à Lukács.

En 1968, l’affrontement entre ces deux tendances a cependant été fatal : l’horizon théorique, au lieu d’y trouver le motif d’une nouvelle occasion révolutionnaire et d’en être rasséréné, s’en est définitivement éloigné ; et l’échec des mouvements a été suivi tout à la fois par l’absolutisation des dialectiques de la subsomption réelle, de l’aliénation et du fétichisme, de l’unilatéralité de la domination capitaliste, par l’utopie de l’explosion des pensées de l’événement – de Debord aux derniers avatars de l’althussérisme et à Badiou, d’une part ; et, de l’autre, par l’ouverture d’une bataille sur les thématiques de la différence, de la résistance et de la subjectivation qui, si elles ont transformé et approfondi théoriquement leur lecture du développement du capitalisme et des dispositifs de résistance politique, n’ont cependant pas réussi à recomposer et à redéployer une perspective communiste. Dans la tentative d’avancer sur ce point, nous voulons à notre tour nous placer sur ce terrain du dernier front du matérialisme. Il nous semble en effet que, d’une manière ou d’une autre, une dialectique de l’antagonisme peut ici être refondée.

 

2. Le matérialisme comme biopolitique

 

Dans la phase à laquelle nous avons fait référence, la dialectique se rouvre donc : si, d’un côté, elle repose sur un horizon au sein duquel l’événement révolutionnaire est une Aufhebung, elle refuse de l’autre toute aura événementielle ou mystique et se présente comme expérience constituante. Jusqu’à quel point pourra-t-on encore appeler « dialectique » cette méthode qui rend dès lors l’abstraction toujours plus concrète, toujours plus singulière ? Qui fait de l’antagonisme entre les forces productives et les rapports de production un élément insoluble dans la pensée et indépassable dans l’histoire ? Qui rend la tendance historique aléatoire ? Qui fait définitivement reposer la vérité sur la pratique ? Qui considère l’effectivité de la production de subjectivité comme toujours plus virtuelle ? Il est difficile de répondre à cela.

D’autant plus difficile, sans doute, que l’abstraction catégorielle, en se fixant désormais sur les nouvelles formes de la détermination historique, a proposé à la méthode – dans cette dernière période, et face à l’expérimentation d’une transformation épocale du développement capitaliste – une série de concepts qui traduisent la phénoménologie du développement capitaliste par des figures et des dispositifs totalement nouveaux. Ainsi, la séquence travail abstrait-valeur-argent etc. a-t-elle été contractée à l’intérieur d’une figure du capital financier absolument inédite ; le processus de subsomption réelle, c’est-à-dire le passage de la production des marchandises au contrôle de la vie mise au travail, la construction du Welfare State d’un côté, et la consistance institutionnelle du « socialisme réel » de l’autre, présentent le capital comme un biopouvoir ; enfin, la transformation de la loi de la valeur (c’est-à-dire le remplacement de la mesure temporelle du travail par la puissance de la coopération et les dispositifs de circulation, les services productifs et la communication en tant qu’agents de valorisation capitaliste) a donné lieu à une sorte de « communisme du capital ».

Désormais, l’analyse suit les transformations du travail vivant : il semble cependant que les catégories du pouvoir auxquelles elle se heurte ne possèdent plus cette souplesse dialectique que le vieux matérialisme offrait toujours face à l’antagonisme social. Le caractère compact des catégories du biopouvoir semble exclure toute possibilité de rupture. Du même coup, la dialectique (cette vieille dialectique par rapport à laquelle les résistances que nous avons mentionnées plus haut s’étaient développées) semble en réalité réduite à n’être rien d’autre qu’une apologie du capital. Que reste-t-il d’autre de la dialectique ? Cette réforme interne que nous venons de souligner à plusieurs reprises – c’est-à-dire l’insistance sur la détermination de l’abstraction, l’affirmation d’un point de vue particulier contre la subsomption réelle de la société sous le capital, etc. – est-elle suffisante ? Ce déplacement d’accent permet-il de reconstruire ailleurs la dialectique comme méthode de recherche efficace ? Probablement pas. Parce que si, à l’évidence, la dialectique ne réussissait plus à se présenter comme une « méthode d’exposition », ce n’était pas seulement parce qu’elle était en crise en tant que « méthode de recherche », mais parce que l’ontologie même du matérialisme avait changé. Le matérialisme, aujourd’hui, c’est le contexte biopolitique.

 

Il ne fallait donc plus se limiter à suivre le passage de l’abstraction à la détermination, mais agir à l’intérieur de cette dernière. C’est en particulier ce qui se passe quand la loi de la valeur/travail entre en crise. La loi de la valeur fonctionnait comme une définition de la mesure de l’exploitation, c’est-à-dire de l’appropriation capitaliste du surtravail. Mais lorsqu’on fait l’analyse des transformations que l’exploitation du travail a subies, du nouveau rapport qui s’est instauré entre la production et la reproduction, et quand on entre à l’intérieur de cet ensemble que le capital avait formé en refermant sur elles-mêmes les lois de la dialectique, en imposant la coprésence des opposés, en réalisant des Aufhebung successives, on commence à comprendre comment - à l’intérieur de cet ensemble-là, qui répète de manière sauvage les modes de l’accumulation primitive – se réalise désormais une puissance d’exploitation qui ne concerne plus les figures de l’expropriation du travail singulier (quand bien même serait-il massifié) mais l’expropriation du commun.

La découverte du commun comme base à partir de laquelle requalifier une éventuelle proposition politique communiste a eu un parcours irrégulier mais continu depuis les analyses qui étudiaient les réformes capitalistes de l’accumulation après 1968. Le déplacement progressif du pouvoir capitaliste de l’usine (l’organisation fordiste de l’industrie et la discipline imposée à la masse ouvrière taylorisée) à l’exploitation de la société tout entière (à travers l’hégémonie exercée sur le travail immatériel, l’organisation du travail cognitif et le contrôle financier) construit, à l’intérieur des langages et des relations communes - qui relèvent de ce qu’on appelle les « externalités » sociales – la nouvelle base à partir de laquelle l’exploitation s’exerce désormais.

 

Si cela est vrai, il ne s’agit dès lors plus de suivre la dialectique dans sa capacité à reconstruire l’unité du développement – quels qu’en soient les contenus. Si le « commun » qualifie le travail vivant comme base et tendance de sa présentation sur la scène de la production, l’antagonisme se donnera dès lors, et à son tour, comme base et tendance indépassables, c’est-à-dire comme affaiblissement radical de toute dialectique de « coprésence » des opposés ou, plus probablement encore, comme impossibilité d’une résolution « universelle » des opposés. Le capital n’a plus la possibilité d’une réforme interne, il est désormais confronté à des figures nouvelles de la lutte des classes. De fait, dans les nouvelles conditions de l’accumulation, le commun s’oppose à toute appropriation universelle, à toute médiation dialectique, à toute inclusion institutionnelle définitive. La crise est partout. L’antagonisme n’est plus une méthode mais un donné : dans la réalité, l’un s’est divisé en deux.

 

Donnons de cela un seul exemple, en cherchant à interpréter la crise économique globale actuelle. Nombreuses sont les lectures qui en ont été produites. Dans tous les cas, et qu’elles viennent de droite ou de gauche, les raisons de la crise ont été ramenées à un décalage entre la finance et la « production réelle ». Si l’on prend en revanche en considération ces nouveaux éléments que nous venons d’indiquer, qui président au constat de la crise de la théorie de la valeur-travail et à l’émergence d’une nouvelle qualité « commune » du travail vivant, on insistera plutôt sur le fait que la financiarisation de l’économie globale n’est pas une déviation improductive o parasitaire de parts croissantes de plus-value et d’épargne collective, mais bien au contraire la nouvelle forme d’accumulation du capital, qui est symétrique par rapport aux nouveaux processus de production sociale et cognitive de la valeur. La crise financière actuelle doit donc être interprétée comme le « blocage » de l’accumulation du capital plutôt que comme la conséquence implosive d’une accumulation de capital ratée.

Comment sort-on de la crise ? Voilà la question sur laquelle s’affirme un nouveau savoir – qui n’est plus « dialectique », mais qui est antagoniste. On ne peut sortir de la crise économique qu’à travers une révolution sociale. Aujourd’hui, un New Deal ne peut être proposé que s’il consiste à construire des nouveaux droits de propriété sociale des biens communs – un droit qui, de manière évidente, s’oppose au droit de la propriété privée. En d’autres termes, alors que, jusqu’à aujourd’hui, l’accès à un bien commun avait pris la forme de la « dette privée » (c’est précisément à partir de l’accumulation de cette dette que la crise a explosé), il est désormais légitime de revendiquer le même droit sous la forme de la « rente sociale ». Faire reconnaître des droits communs est la seule manière – et la seule manière juste – de sortir de la crise.

 

3. De la représentation à l’expression

 

Revenons à présent à l’affirmation selon laquelle l’« un s’est divisé en deux ». Nous avons déjà vu les conséquences qui peuvent en être tirées quand on tente d’interpréter la crise actuelle. Essayons d’y regarder de plus près.

Si nous affrontons l’explication de l’« un s’est divisé en deux » du point de vue inductif, généalogique, il faut remarquer que cette ouverture de la relation dialectique du capital est avant tout due à l’excédence biopolitique du travail vivant quand celui-ci s’exprime à travers les figures de la productivité cognitive et immatérielle. Dans ce cas, la clôture du rapport entre le capital constant et le capital variable devient impossible à effectuer du point de vue capitaliste. Le travail cognitif, et plus généralement le travail immatériel (communicatif, tertiaire, affectif, etc.) qui se réalise dans la sphère biopolitique ne peut être totalement investi par les processus d’exploitation capitalistes : non seulement il constitue des accumulations de résidus valorisants (de capital constant) devant l’exploitation, mais il produit des alternatives d’expression, de développement – en somme : des dispositifs d’exode. C’est alors que se révèlent les caractéristiques de la nouvelle époque de la production capitaliste : une époque de crise, une époque de transition hors de la continuité du développement capitaliste lui-même.

Les difficultés que les dispositifs dialectiques (désormais totalement internes au capital) éprouvent quand ils tentent de clore les processus productifs sur eux-mêmes ne sont pas la seule caractéristique de cette sortie du développement capitaliste. Il y a aussi la difficulté que les mouvements cycliques du développement capitaliste éprouvent quand ils tentent de se répéter, de s’alimenter les uns les autres entre une phase de développement et une phase de récession, d’y introduire des moments d’innovation technologique et de nouvelles organisations des rapports sociaux. On peut donc ajouter ici que toute homologation entre les configurations institutionnelles du pouvoir capitaliste, d’une part, et les mouvements prolétaires ou multitudinaires dans leur puissance spécifique, de l’autre, tend à disparaître. Et si certains philosophes (communistes) pensent que la spontanéité et les dynamiques libres des mouvements ne proposent pas d’éléments de rupture substantiels par rapport aux institutions, et que les grilles (économiques et politiques) du pouvoir capitaliste demeurent dans tous les cas, ils se trompent (et ils sont myopes) : ils ne comprennent pas que tout isomorphisme entre le pouvoir et la puissance, entre le commandement et la résistance,  est désormais devenu impossible à établir. Non seulement parce que ces relations réelles, déterminées, ne peuvent pas être décrites de manière logique, mais parce que, même si c’était le cas, elles se seraient dans tous les cas soustraites à l’hégémonie de l’un, et  seraient liées bien plutôt aux dynamiques alternatives de la multitude et à son exode.

 

Souvent, en réalité, les dynamiques de l’exode de la multitude hors du pouvoir capitaliste (et des structures désormais en crise de la subsomption réelle) ne sont pas reconnues parce que l’on nourrit l’illusion de pouvoir purifier les mouvements prolétaires, de les imaginer « au dehors » des connexions réelles du processus historique. Comme si la libération, la rupture, les transformations biopolitiques, bien qu’elles se développent à l’intérieur de la subsomption réelle de la société sous les biopouvoirs institutionnels et politiques, pouvaient en même temps se donner de manière incontaminée, hors de tout contact avec la matérialité dans laquelle ils sont pourtant plongés. Non : la rupture avec le capitalisme, avec le pouvoir, avec les biopouvoirs, advient « à l’intérieur » du monde des valeurs d’échange, à l’intérieur du monde des marchandises. Il est impossible d’imaginer un dehors qui ne soit pas à son tour construit sur la base de cette rupture. Et puisque nous avons jusqu’à présent parlé du « commun » comme le milieu au sein duquel se construit la valeur – raison pour laquelle il est directement exploité par le capital -, disons alors que le seul événement, la seule « valeur d’usage » qui puisse être récupérée à l’intérieur des processus de libération en tant que puissance opposée au pouvoir, en tant que pouvoir constituant alternatif au pouvoir constitué, c’est précisément ce « commun » dont il faut partir, et dont nous sommes tout à la fois les agents et les produits.

 

Concluons. Il est indéniable que la contamination entre les lignes de résistance qui ont été produites dans la pensée et dans l’expérience politique de Gilles Deleuze et de Félix Guattari, d’une part, et la dimension historique de la production de subjectivité telle qu’on peut la trouver dans la dernière phase du travail de Michel Foucault, de l’autre, peut en réalité être ramenée à cette nouvelle « dialectique ». Elle n’a plus rien à faire avec ce que l’on appelait la « dialectique matérialiste » (Diamat), mais a tout à voir avec l’excédence biopolitique cognitive, immatérielle, et avec une production qui est interne au processus biopolitique de constitution du réel. Qu’on me permette ici de rappeler ce que Deleuze a répondu à une question que je lui posais – sur le sens qu’il faut donner au fait d’être matérialistes et communistes : le communisme, c’est la production d’un peuple à venir8. Cela dit, et une fois que l’on a insisté suffisamment sur l’à-venir, il faut aussi entendre dans le dispositif deleuzien le même rythme – qu’on pourrait appeler dialectique – qu’on trouve chez Marx et Engels quand ils écrivent le Manifeste, ou de Marx quand il reprend, à travers les écrits qu’il consacre à l’histoire de la lutte des classes, cette historicité qui s’enracine dans les œuvres de Machiavel et de Spinoza.

 

Récemment, on a cherché a récupérer Hegel - surtout le jeune Hegel, le Hegel de Iéna, celui qui va jusqu’à La Phénoménologie de l’Esprit et aux ajouts à la Rechtsphilosophie (Honneth9) -, pour reconstruire une dialectique ouverte qui naisse par le bas, qui se structure en termes d’interactivité et d’intersubjetivité, qui ait la capacité de produire une théorie normative de la justice qui soit historiquement solide. Il s’agit de la reprise d’un nombre infini de tentatives afin de réintégrer la dialectique, à la fois comme méthode de recherche et comme forme d’exposition. C’est là qu’est la difficulté : la dialectique ne peut éviter de se constituer comme « représentation » de l’ensemble du processus qui conduit à l’affirmation de la vérité, alors qu’au contraire, dans la situation de crise du développement du capitalisme et de ses formes culturelles et institutionnelles, qui est la nôtre aujourd’hui, le mot « dialectique » ne peut être renvoyé qu’à la capacité d’« expression » des sujets. Le commun ne se constitue pas comme représentation mais comme expression. C’est donc ici que finit la dialectique.

N’oublions cependant pas une chose. Si la dialectique, est, comme nous l’a bien enseigné Lukács, l’arme théorique du capital pour le développement et l’organisation de la société, si donc sa crise ouvre à l’expression de nouvelles exigences théoriques dans la construction d’une philosophie du présent, il est dans tous les cas nécessaire de considérer l’activité productive comme la source de toute configuration sociale. Le travail vivant et l’activité humaine sur le terrain biopolitique sont à la base de toute subjectivation. La nouvelle constitution du commun, qui n’est plus dialectique mais qui est matérialiste, est articulée par des dispositifs subjectifs, par le désir de fuir la solitude et de construire des multitudes.

 

 

1Lucio Colletti, « Prefazione », in E. V. Ilyenkov, La dialettica dell’astratto e del concreto nel Capitale di Marx, Milan, Feltrinelli, 1961, p. VII. Nous traduisions de l’original italien cité par A. Negri (NdT).
2E. V. Ilyenkov, La dialettica dell’astratto e del concreto nel Capitale di Marx, op. cit. , p. 155-156.
3Id., ibid., p. 235.
4J.-Cl. Michaud, Teoria e Stato nel Capitale di Marx, Milan, Feltrinelli, 1960.
5Id.., ibid., p. 140. Nous traduisons à partir de la citation en italien (il n’existe pas de version française de l’ouvrage). La pagination renvoie par conséquent à l’édition Feltrinelli.
6Id., ibid., p. 189.
7Id., ibid., p. 197.
8G. Deleuze, « Contrôle et devenir », entretien avec Toni Negri, Futur Antérieur, n° 1, Paris, L’Harmattan, repris in G. Deleuze, Pourparlers, Paris, éditions de Minuit, 1990, p. 229-239 (NdT).
9Negri fait ici allusion au livre d’A. Honneth, Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel (trad. fr. et présentation de F. Fischbach), Paris, La Découverte, 2008 (NdT).

notes

1Lucio Colletti, « Prefazione », in E. V. Ilyenkov, La dialettica dell’astratto e del concreto nel Capitale di Marx, Milan, Feltrinelli, 1961, p. VII. Nous traduisions de l’original italien cité par A. Negri (NdT).
2E. V. Ilyenkov, La dialettica dell’astratto e del concreto nel Capitale di Marx, op. cit. , p. 155-156.
3Id., ibid., p. 235.
4J.-Cl. Michaud, Teoria e Stato nel Capitale di Marx, Milan, Feltrinelli, 1960.
5Id.., ibid., p. 140. Nous traduisons à partir de la citation en italien (il n’existe pas de version française de l’ouvrage). La pagination renvoie par conséquent à l’édition Feltrinelli.
6Id., ibid., p. 189.
7Id., ibid., p. 197.
8G. Deleuze, « Contrôle et devenir », entretien avec Toni Negri, Futur Antérieur, n° 1, Paris, L’Harmattan, repris in G. Deleuze, Pourparlers, Paris, éditions de Minuit, 1990, p. 229-239 (NdT).
9Negri fait ici allusion au livre d’A. Honneth, Les pathologies de la liberté. Une réactualisation de la philosophie du droit de Hegel (trad. fr. et présentation de F. Fischbach), Paris, La Découverte, 2008 (NdT).