Femmes des Balkans pour la Paix : la caravane

Itinéraires d'une action militante des femmes à travers les frontières


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Une caravane pour dépasser la paix guerrière dans les Balkans25 mai – 10 juin 2002Vukovar (Croatie), Tuzla, Srebrenica (Bosnie-Herzégovine), Kraljevo, Nis (Serbie), Kumanovo,Lipkovo, Skopje, Tetovo (Macédoine), Kamenica, Prishtina, Gracanica, Prekaz, Kosovska Mitrovica(Kosovo), Novi Pazar (Serbie), Shkodra (Albanie), Mostar (Bosnie-Herzégovine), Knin, Biskupija(Croatie), Ljubljana (Slovénie)Conclu sions généralespar Ghislaine Glasson DeschaumesDu 25 mai au 10 juin 2002, une cinquantaine de femmes militantes des pays d'ex-Yougoslavieet d'Albanie se sont réunies pour traverser ensemble les frontières imposées, réelles ou imaginaires,entre leurs pays, entre leurs communautés. Leurs objectifs étaient de se confronter à la réalité del'autre, de faire face au passé des guerres récentes et à la question de la responsabilité, de sesoutenir mutuellement dans leurs luttes respectives contre les pressions communautaires de tousordres, contre les cloisonnements.Venues d'Albanie, de Bosnie-Herzégovine, de Croatie, du Kosovo, de Macédoine, de Serbieet du Monténégro, elles se sont rejointes sur des valeurs politiques communes, élaborées à l’occasiondes conférences de Royaumont (déc. 99) et de Mavrovo (avril 00). Elles ont décidé de suspendre lecours habituel de leur vie professionnelle et familiale durant quinze jours pour aller jusqu’au bout deleur engagement et parcourir ensemble près de 3000 km, rencontrant une centaine de militantes deplus de 70 ONG locales, près de quarante élus locaux, des responsables gouvernementaux, desreprésentants de la communauté internationale, se recueillant sur les lieux de commémoration desvictimes civiles des guerres. Elles ont ainsi accédé à des réalités qui leur étaient restées jusque làlointaines, ou abstraites, et qu’elles ne voulaient pas refouler. Elles entendent en témoigner à leurretour.Mené par Transeuropéennes (Paris) et co-organisé avec six ONG locales dans la région1, leprojet a fait la preuve que les femmes militantes, par leur courage, leur lucidité, leur désintéressement,ont une voix à faire entendre dans le dépassement des conflits de cette région, dans l'élaboration enprofondeur des processus de démocratisation, dans la création de nouveaux liens à travers lesfrontières.Des militantes de tous horizons

Beaucoup de femmes, parmi les participantes, sont devenues militantes du fait de la guerredans leur pays. D'autres l'étaient déjà auparavant. Les femmes d’Albanie ont quant à elles commencéde militer après la chute du régime totalitaire d’Enver Hoxha. Entre leurs champs d'action militante,entre leurs références contextuelles, un premier décloisonnement s’est donc opéré. Elles militent pourle droit au retour des réfugiés et des personnes déplacées, pour le droit à retrouver et enterrer leursdisparus, elles militent pour les droits humains, elles sont militantes culturelles pour la paix, et contrel'ethno-nationalisme, contre le fascisme, elles militent contre la violence domestique et contre la violence communautaire, contre la société patriarcale et sa structure pyramidale qui étouffe l'initiativedes femmes et des jeunes générations, elles militent pour les droits des minorités, pour l'égalitépolitique et économique, pour la création d’un espace public où elles aient leur place, où elles fassen tentendre leur voix…Certaines, notamment issues du mouvement des Femmes en Noir et des mouvementsféministes yougoslaves d'avant-guerre, avaient fait l'expérience dès le début des guerres d'ex-Yougoslavie, de la transgression des frontières et du soutien mutuel en dépit des conflits, et le projetde la caravane n'a pas manqué de se réclamer d’un tel acquis. Pour d'autres, l'expérience étaitfondamentalement nouvelle.Trois générations de militantes, les plus jeunes ayant une vingtaine d'années, les plus âgéesprès de soixante, se sont côtoyées durant ces quinze jours, et entre elles se sont créés des liens decomplicité inaltérables.Beaucoup d'entre elles, enfin, n'avaient pas participé au processus d'élaboration politique desconférences de Royaumont et de Mavrovo, à ce difficile exercice de décentrement, d'écoute et decompréhension, de mise en partage qui ont fait de cette initiative de Transeuropéennes une assiseforte pour la caravane. Pourtant, une mise en commun s'est faite, avec générosité. Et c'est à cet appuique la caravane s'est assurée, pour construire son projet politique.Intégrer, débattre et s'entendreAinsi, entre les participantes et sur de multiples plans, la caravane a fait la preuve de sapuissante capacité d’intégration. Mais elle a également revêtu cette fonction à l'égard des personnesrencontrées sur le trajet. Ainsi, lors de la rencontre avec des femmes de l’enclave serbe de Gracanica,au Kosovo, l’empathie des participantes de la caravane à leur égard a débouché sur une volonté desmilitantes albanaises du Kosovo de les aider à circuler, à se désenclaver, au sens propre. ASrebrenica (République serbe de Bosnie-Herzégovine), grâce à la rencontre organisée avec lesfemmes de la caravane, des femmes d’ONG serbes et bosniaques se sont réunies pour la premièrefois publiquement, et ont soulevé les points cruciaux de leur histoire tragique.Par cet engagement de quinze jours, impliquant une mise en risque personnelle de chaquemoment, par cet état permanent de discussion sur les moments difficiles ou heureux du voyage, surles désaccords ou les expériences contradictoires, les femmes de la caravane ont également prouvéleur capacité à former une communauté démocratique solide. Elle s’est appuyée aux principauxacquis méthodologiques de Royaumont2 (souci de se poser en sujet politique, de dire “ je ” plutôt quenous, refus d’enfermer l’autre dans une désignation-assignation collective, refus de hiérarchiser lesvictimes). Mais elle est aussi le résultat d’une confrontation réussie à des problèmes et des tensionsdiverses au cours du voyage. En effet, la caravane, à plusieurs reprises durant le voyage, a rencontrédes difficultés, aussitôt discutées, débattues, sous la forme de “ debriefing ”.Ainsi, à Mitrovica (Kosovo), le passage du pont principal depuis la partie Sud de la ville (àmajorité albanaise) à sa partie Nord (à majorité serbe) a conduit le groupe à affronter les “ gardiens dupont ”. Forcées de rebrousser chemin une fois arrivées à Mitrovica nord, alors qu’un rendez-vousdans la partie nord était organisé avec une association de femmes serbes et albanaises menantensemble des projets de proximité, les participantes, secouées par l’épreuve, se sont trouvées endivergence. Les unes jugeaient nécessaire de retourner à Mitrovica, dans les bus de la KFOR et sousprotection, pour ne pas renoncer, les autres étaient favorables au fait de ne pas forcer le passage,sous peine d’une part de déstabiliser le fragile équilibre gagné au fil des mois par la KFOR dans le butde rouvrir totalement le pont à la circulation et, d’autre part, de mettre en difficulté l’association quenous allions rencontrer. Au terme de longues discussions internes au groupe, le choix a été fait derenoncer. Il s’agissait d’un choix politique mûrement réfléchi, longuement argumenté, et auquel nousn’avons pu venir qu’en prenant le temps de la décision commune, et en s’appuyant à l’écoute de tousles points de vue.Un des autres risques encourus par la caravane a été de se projeter comme modèle et devouloir “ moraliser ” l’attitude des femmes militantes ou des collectivités locales rencontrées. Trèsagressif à Kumanovo, ce phénomène a été rapidement identifié comme l’un des aspects pervers dutravail, et a donné lieu à une séance de discussion à la suite de laquelle les participantes ont mieuxperçu le danger de devenir des “ donneuses de leçons ”. Ce problème n’est plus réapparu ensuite.Mais les tensions les plus profondes sont nées de la confrontation brutale au passéyougoslave, notamment à l’occasion de la visite du monument du grand architecte BogdanBogdanovic à la mémoire des Partisans, à Mostar (Bosnie-Herzégovine). Pour les unes, l’héritageanti-fasciste des Partisans et du titisme doit être sauvé de la critique de la Yougoslavie de l’entre-deuxguerres. Pour les autres, il ne peut exonérer la Yougoslavie ni son chef. Ce dilemme, quoique mis endiscussion, n’a pu être résolu.Cette communauté démocratique, forte de son mouvement de dé-territorialisation et de reterritorialisationsystématique, à chaque halte, forte de sa capacité à se décentrer, a aussi apportésoutien et visibilité à celles et ceux qui, localement, tentent de se dégager des processus de division,de haine, ou des dynamiques d'assujettissement. Tel n’est pas le moindre des résultats du projet,résultats durables qui plus est, dans la mesure où des actions seront menées autour du projet dansles lieux qui ont reçu la caravane, en 2003.2 Voir le n° hors-série de Transeuropéennes paru en mars 2002 sous le titre : “ Actions militantes des femmes à travers lesfrontières ” (version bilingue, avec le cahier de portraits photographiques réalisé par Philippe Bazin).Par la caravane, les femmes militantes se sont ré-approprié un paysage et un tempshistorique qui leur avaient été confisqués par les conflits. Elles ont pu refaire le lien entre desperceptions fragmentées de la réalité d'aujourd'hui3, entre des images éparses des conflits qu'elles onttraversés. Pour chacune d'entre elles, la caravane a ouvert une scène personnelle de remémorationet de récit, souvent douloureuse, mais, comme beaucoup l'ont dit, profondément libératrice. En tantque collectif, la caravane leur a aussi permis de se confronter au passé, à la question de laresponsabilité dans les conflits, et de revendiquer pour toutes les populations concernées le droit et ledevoir de témoigner, le droit à la mémoire et le devoir de mémoire, le droit à réclamer justice pour lescrimes de guerre et les crimes contre l’humanité.Par la caravane, Transeuropéennes a été jusqu’au bout de la logique de travail qui, depuis1994, prévaut dans la revue et dans les programmes d’actions, à savoir qu’il n’est pas de processusde démocratisation sans altérité, sans reconstruction des liens sociaux, qu’il n’est pas de liens sansrencontre, ni de rencontre sans accrocs, et qu’il n’est pas de mise en commun dans un contexteconflictuel ou post-conflictuel qui ne passe par la médiation d’un tiers, du moins en phase initiale. Maisla fonction du tiers n’est pas celle de l’observateur, ici. Elle est celle d’une équipe4 qui choisit, commeles autres participantes, de se dé-territorialiser, de se re-territorialiser, de traverser les frontières, dese confronter aux responsabilités européennes dans la chute de Srebrenica notamment, de n’êtreprisonnière d’aucune allégeance, de rendre compte des réalités de la région et de témoigner auretour. A cet égard aussi, la caravane a fait la preuve de sa puissance d’intégration.Retour sur les choses vuesEnsemble, durant quinze jours, nous nous sommes donc rendues sur les lieux detraumatisme, les villes divisées, détruites, les lieux de massacre, et sur les lieux de résistance à lapurification ethnique et à la partition, à la soumission imposée par le régime de Milosevic. Ayant choisidélibérément d'éviter les capitales, la caravane est allée dans les zones de périphéries, de marges,dans des villages dont on ne parle pas, des villes qui ne font pas ou plus la Une de l'actualité. Nousavons traversé des paysages marqués par la guerre, non seulement parce qu'ils sont encore souventrythmés par des ruines, mais parce qu'ils ont fait l'objet d'une emprise politique, d'un marquageethnonational visible, au moyen des signes religieux, militaires, mais aussi d'un balisage sélectif desdirections sur les routes.C'est un paysage durablement partagé, identifié, assigné au territoire ethnonational qui nous aété donné à voir, ce sont des situations sociales durablement séparées, enfermées dans les logiquesethnonationales entérinées par Dayton que nous avons rencontrées. Mais ce sont des hommes et desfemmes désireux de transgresser cet ordre imposé, porteurs d'avenir, porteurs de sens, à qui nousavons la plupart du temps parlé.C'est une mémoire collective souvent tronquée et militarisée qui nous a été donnée à voirdans de nombreux mémoriaux aux victimes des guerres – qui instrumentalisent les victimes civiles aubénéfice de la cause nationale et de l'armée qui l'a défendue.Ce sont des populations durablement déplacées que nous avons presque toujoursrencontrées. La purification ethnique nous est apparue en certains lieux comme quasi irréparable,sauf à force de volontés locales et internationales conjuguées. Sans cette conjonction forte, la plupartdes personnes déplacées ne retourneront jamais chez elles, ou rentreront pour y mourir, tandis queleurs enfants ou leurs petits-enfants se seront installés dans les métropoles, rarement dans le pays,presque toujours dans un pays d'outre-Atlantique, du Pacifique ou de l'Union européenne. Pourchacune des personnes déplacées, le retour implique que quelqu'un d'autre, dans la chaîne desdéplacés, quitte le domicile usurpé pour retrouver le sien propre. Or nous savons l'enchaînement deces guerres, les logiques de peur qui perdurent, le temps qui passe et rend difficile la remise en causede positions acquises...Le goût du futurPourtant, la capacité de résistance, de reconstruction et de mise en commun est aussi l'undes signes forts retenus au fil du voyage. La rencontre avec les élus municipaux de Tuzla (Bosnie-Herzégovine), de Kamenica (Kosovo), de Nis (Serbie), de Biskupija (Croatie), etc. ont montré qu’une3 Fragmentation entretenue par les discours de certains gouvernements et médias de la région et par de nombreux stéréotypesdominant dans l’opinion publique.4 Ghislaine Glasson Deschaumes et Amélie Eble, durant tout le trajet, rejointes par Lisa Tichané à Ljubljana.intercommunautaire respectueuse des minorités est toujours possible, et qu’elle porte en elle lesferments d’une véritable démocratisation. Le goût du futur est bien là ; tant au niveau local déjà décritque dans le développement, comme entre Nis, Skopje et Sofia, de coopérations interrégionales. Lalongue discussion avec le Haut-Représentant de l’Union européenne en Macédoine, Alain Le Roy, arappelé que le potentiel de la communauté internationale à déjouer les forces de division et deconflits, à ne pas valider les tentatives d’ethnicisation de la politique, et les faits ont ensuite donnéraison à cette voie-là.Nos traversées des frontières, elles aussi, ont participé de ce goût du futur, de cette volontéd’ouvrir une scène transnationale malgré les traumatismes récents, et à cause d’eux. Le passage dela frontière entre le Monténégro et l’Albanie, le long du lac de Shkodra, en dépit de longues heuresd’attente, a été heureux, parce qu’il signait une transgression durable des tabous, une dénonciationforte du refus des stéréotypes. Le passage de la frontière entre le Monténégro et la Croatie a étéheureux, parce qu’il était un défi à la quasi absence de circulation des Croates et des Monténégrins,ou à leur circulation incognito, les plaques d’immatriculation du voisin n’étant bienvenues ni d’un côténi de l’autre. La frontière entre la Croatie et la Bosnie-Herzégovine, qui a vu les femmes de lacaravane se solidariser autour de l’équipe du film5 empêchée d’entrer en Bosnie-Herzégovine pourdes raisons de douane, a aussi été un moment de résistance et de succès, face à une administrationhostile.Mais, aux frontières comme dans bien des villes et villages visités, nous avons senti que la“ paix guerrière ” est à l’oeuvre, pour reprendre le titre d’un numéro de la revue Transeuropéennes(n°8) publié juste après les accords de Dayton, puisque la guerre s’y poursuit aux moyens de la paix,grâce au statu quo entre les ethnonationalismes dont la communauté internationale à entériné lespositions acquises.A la frontière entre la Croatie et la Slovénie, dernière du parcours, qui a demandé un effortdémesuré pour l’obtention des visas 6, et qui est emblématique des conséquences de l’élargissementde l‘Union européenne sur les rapports entre les pays issus de l’ex-Yougoslavie, nous avons pris lamesure de la portée à court et moyen termes du déplacement vers l’Est de la frontière Schengen, etsignifié un appel à vigilance pour toutes celles et ceux qui se battent pour une démocratisation del’Europe à ses frontières.Deux années de travail intense s’ouvrent maintenant pour les partenaires du projet, dont legroupe est désormais enrichi de trois nouvelles ONG - le Centre pour les femmes victimes de laguerre (Zagreb), Pro Femina (Belgrade), Women Club Princess Ksenija (Cetinje) – et d’un Institut derecherche en sciences humaines (Institutum Studiorum Humanitatis, Ljubljana), afin de diffuser le pluslargement possible les résultats de cette action. Des débats publics, des formations locales pour desresponsables d’ONG comme des formateurs ou des journalistes, puis des sessions régionales deformation sont programmés.Un livre et un film documentaire sont en préparation pour le printemps 2003. Ils servirontd’appui au travail à mener tant localement qu’auprès des institutions internationales. L’un et l’autreseront dédiés à Zarana Papic, anthropologue, professeur à l’université de Belgrade, décédée enseptembre 2002, l’une de celles avec qui Transeuropéennes a porté ce travail dès 1999.Paris, décembre 02Ghislaine Glasson Deschaumes est directrice de la revue internationale de pensée critiqueTranseuropéennes et de l’ONG du même nom (Paris)5 Claudine Bories, réalisatrice, Renaud Personnaz, directeur de la photographie, Pierre Carrasco, ingénieur du son –film coproduitpar Les Films d’Ici (Paris) et Transeuropéennes. Sortie prévue au printemps 2003.6 Les femmes d’Albanie, de Bosnie-Herzégovine, du Kosovo, de Macédoine, de Serbie et du Monténégro ont eu besoin d’unvisa pour entrer en Slovénie.