XIVème Université d’été anglophone pour les étudiants de sciences humaines

Communautés, société civile, citoyenneté, du 16 juillet au 3 août 2000 à l’université Bilgi (Istanbul)


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Co-organisée avec l’université Bilgi. Avec la participation de l’Assemblée des Citoyens d’Helsinki d’Istanbul, et avec le soutien de : Ministère français des Affaires étrangères, Conseil de l’Europe, Open Society Institutes.

 

 

Rappel du projet

 

Une université d'été anglophone itinérante

Créée en 1997, l'université d'été anglophone de Transeuropéennes est conçue comme un projet itinérant dans la région des Balkans. En effet, l’objectif de Transeuropéennes étant de mettre en valeur les ressources de la société civile dans chacun des pays concernés, seule une circulation régulière des projets de Transeuropéennes garantit cet objectif-clé.

Cette itinérance complète celle des Ateliers de coopération régionale, et a notamment pour but de valoriser les universités ouvertes sur le monde contemporain, sur la vie et la ville, et de développer une connaissance approfondie de la ville et de la société d'accueil, tout en renforçant le réseau local de Transeuropéennes.

Les universités d’été de 1997 et 1998 se sont tenues à Plovdiv, Bulgarie. Celles de 1999 et 2000 ont eu lieu avec succès à Istanbul, en Turquie, et ont été co-organisées avec l'Université Bilgi (Prof. Aydin Ugur), en coopération avec l'Assemblée des citoyens d'Helsinki.

Reposant sur une éthique, une méthodologie et des objectifs partagés sans réserve, le partenariat avec l’université Bilgi d’Istanbul a fortement enrichi ces deux années de programme à Istanbul, tant sur le plan humain que sur celui des contenus. Des conditions de travail exceptionnelles ont été offertes sur place aux participants de l’université d’été comme à l’équipe de Transeuropéennes : facilités de déplacement, salles de cours équipées de matériel informatique, salle de projection pour les films, matériel vidéo, instruments de musique et matériel de sonorisation pour la réalisation d’un concert en 2000 ! L’organisation logistique, prise en charge par l’université Bilgi, a été saluée par tous. Sur place, à Istanbul, les rencontres organisées avec les différents milieux, associatifs, culturels, de la communication et des médias, etc. par notre partenaire, en coopération avec l’Assemblée des citoyens d’Helsinki, ont permis de créer des ponts entre les cours et les activités "hors les murs" de l'université d'été.

 

 

Istanbul

 

Nul doute que la ville d’Istanbul a été l’un des personnages principaux des universités d’été de 1999 et 2000. A plusieurs reprises, accompagnés d’universitaires passionnés (Murat Belge, en 1999, et Jak Deleon, en 2000), mais aussi guidés par les membres du réseau de Transeuropéennes à Istanbul ou par les coordonnateurs locaux du programme, les étudiants ont exploré les différentes facettes de la ville, ses strates historiques, sa géographie entre les mers.

Cette confrontation à la ville n’est pas neutre : elle a permis à la majorité des participants de contextualiser leur propre histoire. Elle leur a donné la possibilité de mettre en perspective en termes géographiques, historiques et symboliques l’histoire de leur propre pays, ville, communauté, famille. Les étudiants se sont perdus à loisir dans la ville, ses dédales, son rythme accéléré, ses paysages entre Bosphore et Corne d’Or ; ils ont été travaillés par la ville autant qu’ils ont travaillé sur elle.

Certains participants ont souligné un certain vertige de la ville. Vertige où la profondeur historique a sa part. Et la profondeur historique, avec sa complexité, ses mêlées de cultures, de populations, etc. est pour les jeunes étudiants de l’Europe du Sud-Est la meilleure barrière que l’on puisse imaginer contre les simplifications, les manipulations, les cloisonnements de tous ordres.

 

 

La thématique 2000 : « Communautés, société civile et citoyenneté »

 

Voisine de l’intitulé de travail de l’année 1999 (Stratégies communautaires et société civile), la formulation pour l’année 2000 a voulu formuler de manière plus directe la problématique de l’individu, en tant que sujet politique, pris entre sa communauté d’ancrage et les dynamiques transversales de la société civile.

La société civile est l'espace social où les individus/citoyens ayant des intérêts, des croyances, des visions du monde similaires tissent des liens entre eux, s'associent afin de mieux faire entendre leur voix et, par là, d'influencer les mécanismes de prise de décisions. A l'encontre de l'espace public, où l'"égalité" juridique prédomine, c'est aussi l'espace où le citoyen se perçoit et est perçu en tant que sujet portant l'empreinte de sa "différence", différence de sexe, de culture, etc. C'est enfin l'espace où la pluralité est appelée à se déployer dans toute sa force.

Cependant, cette pluralité ne peut être porteuse de pluralisme que s'il existe dans ladite société un commun accord entre ses divers acteurs sur les règles du jeu démocratique et que si un Etat garantit l'observance de ces règles. Pour que le pluralisme puisse s'instaurer et fonctionner, une autre condition s'impose : il faut que l'appareil de l'Etat agisse en arbitre et arrive à se maintenir à égale distance de chaque composante sociale. Si tel n'est pas le cas, les acteurs disposant de plus de ressources (humaines et/ou matérielles) auront tendance à rompre ce précaire équilibre et la raison du plus fort peut alors prévaloir.

Il est clair d'autre part qu'entre la société civile et la démocratie une affinité élective existe. Car dans les systèmes totalitaires - et, dans une moindre mesure, dans les systèmes autoritaires - le pouvoir détient l'unique vérité, et il n'y a pas de place pour l'expression des vérités concurrentes, pas de place pour l'expression de la différence. De là, d'ailleurs, l'absence dans les systèmes totalitaires de l'opinion publique comme institution opérationnelle.

Le développement de la société civile va donc de pair avec le développement démocratique. Et dans les démocraties avancées, l'important n'est plus simplement le règne de la majorité, mais la sauvegarde des droits. Le sujet de ces droits, il faut le souligner, est l'individu. On peut lire toute l'histoire de luttes démocratiques comme une lutte pour briser la domination qu'exercent la société et la communauté sur l'individu.

Les Balkans, à l'aune de ces préceptes, apparaissent comme une région problématique. L'université d'été d'Istanbul avait donc pour objet, tant en 1999 qu’en 2000, d’évaluer la situation dans la région et de produire des éclairages sur la démocratie non seulement comme régime, mais comme mode de vie. L'université s’est donné pour tâche d’apporter un point de vue comparatif sur les rapports entre l'Etat, le citoyen et les diverses communautés (religieuses, linguistiques, etc.). Elle a veillé à ne pas perdre de vue la dimension historique, si présente dans la région.

L’une des premières tâches que l’équipe de préparation s’était fixées pour l’année 2000 était de clarifier les concepts et outils théoriques suivants :

- société civile, espace public ;

- individu, citoyen ;

- Etat-nation, minorité, identité, communauté, appartenance collective ;

- tradition, société patriarcale, droits individuels ;

- (re)construction des liens sociaux.

S’appuyant d’une part sur l’interdisciplinarité de l’enseignement (sociologie, anthropologie, sciences politiques, philosophie, arts, histoire) et d’autre part sur l’expérience personnelle des participants, le groupe s’est confronté aux questions suivantes :

1. Est-ce que le discours fondé sur l’identité collective permet à l’individualité de s’exprimer librement ?

2. L’émergence des communautés comme acteurs-clés dans la société ne constitue-t-elle pas un obstacle de poids au développement du citoyen/individu et ne rompt-elle pas les liens sociaux entre les citoyens ?

3. Toutes les communautés ont-elles tendance à se refermer sur ellesmêmes ? Si tel est le cas, ne constituent-elles pas un frein à la coexistence démocratique et au dialogue ? Parallèlement à ces cours théoriques et interdisciplinaires, les ateliers de travail par groupes, les projections de documentaires, les rencontres hors les murs avec des ONG locales, l’organisation de débats sur les thèmes de crise dans la région avaient pour objet d’ouvrir amplement les angles de réflexion.

 

 

Conclusions générales

 

Les participants

Le nombre d’étudiants participant à l’université d’été 2000 à Bilgi était de 32, avec une majorité féminine. Une étudiante grecque de Nicosie, Chypre, n’a pu malheureusement obtenir son visa d’entrée en Turquie, en dépit des démarches entreprises pour obtenir une modification de cette décision. On a pu noter un grand décalage entre les étudiants de Serbie, éprouvés par le maintien au pouvoir de Slobodan Milosevic et par la restriction croissante des libertés publiques, voire déprimés, et les étudiants des autres pays. On a pu également relever le grand dynamisme animant les étudiants de Prishtina, tous portés par le sentiment que le pire est derrière eux, et qu’il leur appartient de conduire de nouvelles phases, plus positives. L’un des aspects les plus intéressants de cette université réside bien dans la manière dont les étudiants de Belgrade et ceux de Prishtina ont créé des liens indéfectibles durant cette session, prenant de ce fait le risque de s’exposer, ainsi dans leurs communautés respectives, à de violentes réprobations.

Si le niveau des connaissances n’était pas uniforme entre les participants, par suite de décalages importants entre les cursus universitaires de la région, et d’inégalités dans l’accès au savoir, une qualité intellectuelle commune caractérisait ce groupe, exceptionnel par son dynamisme, son esprit critique et ses qualités humaines. La participation très active des étudiants aux cours, le nombre et l’intérêt des questions posées, la qualité générale des débats en ont apporté plus d’une fois la preuve. Remarquablement soudé à la fin de la session, grâce aux nombreux projets qu’ils ont su mettre en oeuvre avec le soutien et les conseils des universitaires et assistants de l’université Bilgi, ce groupe restera, dans l’histoire des universités d’été, comme l’un des plus constructifs.

Contrairement à d’autres universités d’été où se fait sentir le déficit d’auto-organisation, les étudiants de cette session ont au contraire été capables de concrétiser de manière collective et bien coordonnée leurs projets, dans des laps de temps relativement courts. Il s’est ensuivi une production de qualité, très inventive, avec la réalisation d’une exposition de photographies, d’un film vidéo, d’un concert rock, d’un T-shirt aux couleurs de Transeuropéennes - Bilgi 2000.

De même, immédiatement après l’université d’été, un groupe de dialogue par courrier électronique s’est créé, dont l’activité durant les trois mois suivant la clôture de l’université d’été a été intense. Cette plate-forme de discussion fonctionne comme un lieu d’élaboration de projets communs et comme un forum de débats, sur les questions d’actualité dans la région.

 

Un passage de témoin entre les sessions

Lors de l’université d’été 2000, une nouvelle initiative a émergé du réseau des « anciens » ayant participé à l’université d’été de Bilgi en 1999. Sur leur proposition, un atelier de travail sur les stéréotypes nationaux a été mené par deux anciennes participantes de 99, invitées pour l’occasion à revenir à Istanbul. Sur place, elles ont trouvé un renfort en la personne d’un jeune historien également présent à Bilgi en 99, venu faire un stage de langue turque durant l’été. Ce trio a incité les participants à se confronter aux stéréotypes collectifs qui dominent dans leur pays à l’égard des peuples voisins. Pas toujours bien perçue de la part de participants conscients de leur ouverture d’esprit et de leur esprit critique, cette initiative a finalement produit des résultats intéressants, chacun prenant conscience de cette nébuleuse d’idées reçues qui l’entoure et contre laquelle il faut lutter pour s’imposer une distance critique. Cette séance, hésitant entre la comédie et la tragédie, a également eu pour conséquence de délier les langues, de casser quelques tabous, et d’installer un climat de confiance entre les participants.

 

Repenser l’individu dans son articulation au collectif

L’ensemble des approches thématiques proposées dans le cadre des cours a porté sur le rôle et la place de l’individu dans la société civile, pris entre les dynamiques souvent contradictoires de l’inscription dans une communauté (linguistique, religieuse, etc.) et la participation comme sujet politique à la vie de la cité. Cette question a été abordée de multiples manières, et sous des angles extrèmement variés. On a tout d’abord fait l’inventaire des enjeux de l’appartenance collective : appartenances multiples, appartenances uniques, questions de « loyauté » à la communauté, questions de rapport entre traditions communautaires et Etat de droit…

C’est dans cet esprit que le programme s’est arrêté, par exemple, sur la figure de l’artiste comme celui qui traverse les frontières des identités prédéterminées, ou bien sur le rôle de la religion comme instance communautaire.

A partir d’une analyse approfondie de la situation dans les Balkans un an après la fin de l’intervention militaire de l’OTAN, un travail de fond a d’autre part été mené sur les notions de nationalisme, Etat-nation, ethnocratie, et c’est bien d’ailleurs une analyse critique forte du nationalisme dans la région des Balkans, et sa dynamique destructrice, qui constitue le fil rouge du court métrage vidéo réalisé par les étudiants sous forme d’entretiens durant la session.

Tout repli communautaire, s’il renforce une cohésion interne et soude entre les membres d’un groupe, entraîne nécessairement une rupture des liens sociaux avec « les autres », et des situations de conflits, réels ou potentiels. Comment dépasser les situations de guerre et de conflits en renforçant les individus, et notamment ceux qui, comme bien des femmes militantes de la région, ont cette capacité à intégrer la dimension de l’altérité ? Comment recréer du lien social lorsqu’il est détruit, soit par des guerres, soit par une fragmentation de la société ? C’est dans ce questionnement que l’on a notamment proposé aux étudiants une réflexion sur l’exode rurale en milieu urbain, qui est un phénomène commun à beaucoup pays de la région. Comment les communautés traditionnelles vivent-elles leur nouvelle implantation dans les centres urbains? Quels sont les termes de la confrontation avec les modes de vie et valeurs du monde urbain ?

Un dernier volet du travail a porté sur la question des droits de l’homme dans leur articulation ou confrontation avec les dynamiques collectives. Les droits de l’homme sont-ils compatibles avec les traditions communautaires ? Une société pluriculturelle peut-elle valablement s’appuyer sur les droits individuels pour se constituer en démocratie ? etc.

 

Lutter contre la tentation essentialiste

Se décentrer pour mieux comprendre le monde, pour regarder d’un oeil critique les historiographies officielles, pour comparer les transitions en Europe centrale et dans l’Europe du Sud-Est, pour réfléchir à l’idée selon laquelle il y aurait de « bons » nationalismes et des « mauvais », pour sortir de la logique essentialiste d’une identité balkanique homogène, en écart par rapport à l’Europe, injustement incomprise…Telle est sans doute l’unique voie possible, si l’on veut mener un travail critique qui soit constructif de nouvelles visions, de nouvelles perspectives. Or c’est bien cette démarche d’analyse transversale, approfondie, qui demeure la plus difficile à mener, le témoignage prenant souvent le pas sur le travail critique.

Cette constante de l’université d’été de Bilgi n’est pas en soi un handicap. En effet, la capacité de témoigner de sa propre réalité et d’écouter/voir la réalité de l’autre pour ultérieurement en témoigner sont le fondement même de toute distance critique. C’est à partir d’elle qu’un individu peut dire « je » et s’affirmer en tant que sujet politique désireux de circuler librement entre les appartenances multiples, les loyautés multiples. Cette expérience fondatrice, la majorité des étudiants de la session 2000 à Bilgi l’ont vécue de manière intense et ils ont su et voulu la formuler comme telle, avec souvent beaucoup d’humour.

 

Synthèse réalisée par Ghislaine Glasson Deschaumes avec les éléments de Burçu Gültekin, Sébastien Babaud, Sandra Aïdara.

 

 

Intervenants

 

Zeynep Avçi, Ecrivaine, traductrice, Bilgi University, Istanbul ; Fatmagül Berktay, maître de conférences en sciences politiques à l’université d’Istanbul ; Martin van Bruinessen, professeur de sciences politiques à l’université de Leiden, Leiden ; Jak Deleon, professeur d’histoire à l’université Bogazici, Istanbul ; Gvozden Flego, professeur de philosophie à l’université de Zagreb, Zagreb ; Ghislaine Glasson Deschaumes, directrice de Transeuropéennes, Paris ; Sema Erder, Sociologue, université Bogazici, Istanbul ; Levent Köker, professeur de sciences politiques, Istanbul ; Ferhat Kentel, professeur de sociologie politique, Istanbul ; Vjollca Krasniqi, sociologue, militante, Prishtina ; Ahmet Kuyas, professeur associé d’histoire à l’université Galatasaray, Istanbul ; Nedret Kuran Burcoglu, professeur de littérature comparée à l’université Bogazici, Istanbul ; Zarana Papic, professeur de sociologie et d’anthropologie à l’université de Belgrade et au Centre d’Etudes Féminines (Belgade) ; Aaron Rhodes, président de l’International Helsinki Federation for Human Rights, Vienna ; Jacques Rupnik, directeur de recherches au Centre d’Etudes et de Recherches internationales, professeur à l’Institut d’Etudes Politiques (Paris) ; Aydin Ugur, professeur, doyen de la Faculté de communication à l’Université Bilgi d’Istanbul ; Semih Vaner, professeur de sciences politiques (études turcologiques) à l’Institut d’Etudes Politiques de Paris.

Avec le réseau de Transeuropéennes : Mucahit Bilici, doctorant en sociologie, assistant de recherche à l’université Bilgi, Istanbul ; Yesim Burul, assistante de recherche à la faculté de communication, université Bilgi, Istanbul ; Aleksandar Bacoski, Transeuropéennes – Makedonja, Skopje ; Jelena Mitrovic, Etudiante en philosophie, Rijeka ; Arlinda Zylali, Transeuropéennes – Makedonja, Tetovo ; Dino Mujadzevic, Etudiant d’histoire, Zagreb ; Gökhan Soylas, Etudiant en sciences politiques, Istanbul/Paris.

 

 

Partenaire et équipes

 

Université Bilgi d’Istanbul.

Co-directeurs : Ghislaine Glasson Deschaumes, Aydin Ugur.

Chargée de projet: Sandra Aïdara.

Coordination : Sébastien Babaud.

Coordination locale et scientifique : Harun Cirak, assitant de recherche à l’université Bilgi, Burçu Gültekin, chargée de cours en sciences politiques à l’université de Galatasaray.