Dire l'universel

Etienne BALIBAR

Traducteur : RUSCH Pierre


Ce qui à la fois appelle et brouille une réflexion sur le futur de la « philosophie » telle que nous la connaissions et la pratiquions (savoir si elle continuera d’exister sous le même nom, séparée d'autres pratiques scientifiques ou sociales, etc.), c'est parmi d’autres raisons le fait qu'elle nous atteint souvent à travers des considérations quant au statut géohistorique de l'association entre le discours et l'institution1. Plus précisément, entre les deux côtés de ce que la tradition médiévale latine appelait l'universitas : d’une part le système des disciplines académiques et leur transmission, d’autre part la représentation de l'univers comme totalité. De telles considérations sont un contrecoup de la relativisation progressive de la « culture » qui a, sinon inventé, du moins affiné et répandu la forme universitaire du développement de la connaissance, et conquis le monde au nom de valeurs et de techniques « universelles » — je veux parler de l'Occident (dont les limites, on le sait, ne sont ni définitivement fixées, ni, surtout, indiscutables).

Remarquer que la philosophie est une discipline ou un projet typiquement « occidental », qui implique donc une contradiction entre son mode de pensée très particulier (« local ») et ses ambitions universelles, « globales » (notamment sa prétention à fournir un cadre et une méthodologie pour la confrontation des cultures), c’est sans doute une façon beaucoup trop simple de poser la question, mais cela permet aussi de signaler un conflit aigu2 qui ne peut être ignoré plus longtemps. Et il me semble que ce conflit ne sera résolu ni par la répétition, si sophistiquée soit-elle, de la thèse eurocentrique qui gouvernait les philosophies classiques de l'histoire (de toute évidence une version sécularisée du schéma théologique de l' « élection »), c’est-à-dire de l'idée que l'histoire a par miracle ou nécessité produit en un certain site, en un certain topos, les conditions singulières permettant l'émergence (l'énonciation, la reconnaissance, l'institution) de l'Universel comme tel ; ni par le simple geste autocritique qui nous ferait intégrer la conscience de l’ « l'illusion universaliste » dans l'élaboration de la catégorie même de l'universel, notamment sous la forme d'une prise en compte des fonctions hégémoniques qu'elle a exercées (et qui n'ont pas pu rester sans effet sur ses élaborations philosophiques) et des importants refoulements qu'elle a nécessités (tous ces choix arbitraires, ces violents retranchements, ces normes restrictives de « rationalité » qui pourraient frayer la voie à des retours plus ou moins dévastateurs du refoulé...). Je pense plutôt que nous avons besoin d'une forme de critique décentrée qui s'attaquerait directement au paradoxe principal d'une « universalité réelle3 », c’est-à-dire d’un processus suscité par la mondialisation, et qui vient ruiner l' « universalisme » tel qu'il a été conçu dans l'histoire occidentale et intégré par les philosophes de toute obédience (transcendantale, dialectique, positiviste, analytique...): il s’agit de traiter le fait paradoxal que certaines institutions « occidentales » (parmi lesquelles l'Université, mais aussi le Marché, la Technologie, la Bureaucratie) sont adoptées de plus en plus universellement, tandis que leur discours de légitimation paraît de moins en moins dominant. Une telle critique, de toute évidence, ne serait possible que sous la forme d'une confrontation de multiples points de vue hétérogènes. Elle serait donc elle-même conflictuelle, sans quoi elle ne changerait rien au « miroir » philosophique de l'universitas. Le « langage » dans lequel elle pourrait naître demeure inconnu, ou plutôt n'émergera qu’au sein de la confrontation elle-même.

Finalement, ce qui semble compliquer toute réflexion sur le topos ou le « site » de la philosophie, c'est que le projet de développer un discours universel sur l'universel – ce que je prends la liberté d'appeler ici : dire l'universel – au sein de l'institution « universaliste » par excellence (l'Université ou l'Académie) a toujours été contesté. Non seulement la philosophie avait des « rivaux », mais c'est à travers la confrontation avec ceux-ci qu'elle a acquis la certitude de dire l'universel à sa manière spécifiquement « philosophique ». Nous reconnaissons ici le problème que Kant formulait dans Le Conflit des facultés, à l'époque où nos disciplines étaient en train d'acquérir leur statut moderne (1798). La philosophie est présentée par Kant comme une discipline « inférieure », qui se trouve alors en compétition avec la théologie, le droit et la médecine dans la définition des « fins » ou des questions dernières de l'humanité (énumérées dans la première Critique : que savoir ? Que faire ? Qu'espérer ou à quoi s’attendre ?) Mais la philosophie étant à ses yeux la seule discipline qui discute ces fins sur des principes purement rationnels (et non sur la base d’une révélation, d’une autorité ou d’une pratique empirique), c'est elle qui doit fixer les limites de validité des fins proposées par les facultés « supérieures » (le salut de l'âme, les droits et les devoirs du citoyen, l'hygiène de vie), en ouvrant en son sein une « région » où elles feront l'objet d'un examen critique universellement acceptable. De sorte que la philosophie ne dominera pas souverainement  les autres disciplines comme la théologie jadis « régnait » dans les universités médiévales4, elle déterminera indirectement leurs limites théoriques et pratiques (ce qui est crucial aussi pour leur reconnaissance publique). Aujourd’hui, nous devons admettre que ce « conflit des facultés » ne s’est pas éteint, mais a pris d'autres formes, où la position « antagonique » à la philosophie a été occupée par diverses disciplines, depuis les mathématiques et la logique jusqu'à la linguistique, depuis l'histoire jusqu'aux sciences économiques, la sociologie et l'anthropologie, depuis la physique jusqu'à la biologie et la psychologie. Il semble parfois que la philosophie ne conserve sa place singulière que parce que d'autres paradigmes de connaissance s’affrontent pour définir les critères de la « science essentielle ».

Ce qui rend ces conflits si difficiles à résoudre, mais si déterminants pour le regain d’intérêt que suscite le problème de l'universalité (et pour la redéfinition de son contenu), c'est que les limites ne sont jamais évidentes (mais elles ne l’étaient pas davantage pour la théologie, le droit ou la médecine au début de l’ère moderne). Il n’est jamais possible de décider d'une manière incontestable si la philosophie est la discipline qui réfléchit (sur le mode transcendantal) aux principes, à la sémantique, aux problèmes de fondation, à la finalité pratique de certaines autres disciplines, ou si c'est au contraire l'une de ces formes universelles de connaissance qui fournit à la philosophie ses questions et ses modèles de raisonnement, ou qui se sert d’elle comme d'un instrument pour sa propre clarification conceptuelle. En d'autres termes, du point de vue de la philosophie : il n’est jamais possible de décider si son essence est in se ou in alio. Ce qui dans les deux cas peut nous permettre de comprendre sa relation spécifique (et privilégiée) avec l'énonciation de l'universalité, mais avec des styles et des contenus complètement différents selon l’option retenue. Si nous nous tournons vers un passé récent, nous pouvons certes convenir que Heidegger, Sartre et Bertrand Russell, ou Freud, Weber et Quine étaient tous des philosophes, mais manifestement pas dans le même sens immédiat (ou alors seulement en un sens extrêmement trivial : ils cherchaient et maniaient tous des « abstractions »). Je ne vois aucune raison de croire que de tels conflits et de telles confrontations entre différents discours sub specie universitatis, ou différentes « énonciations de l'universel » représentées par des modèles disciplinaires, cesseront d'influencer la conception que la philosophie — qui est en l’occurrence juge et partie — se fait d’elle-même. Rien ne garantit en revanche qu’ils prendront place dans le cadre de l'Université, ou qu'elles seront résolues sous la forme d'un système articulé (et, dans la pratique, hiérarchisé) de disciplines académiques.

Pour donner une forme plus spécifique à cette discussion, et souligner son importance pratique, je voudrais comparer différentes stratégies qui ont été imaginées pour résoudre les paradoxes impliqués dans l'énonciation de l'universel (comment dire l'universel ? Où le dire ?). Elles ont certes leurs racines dans l'histoire de la philosophie elle-même, mais représentent aussi des attitudes « critiques » permanentes. Je vais essayer de donner un bref aperçu de trois d'entre elles, que je trouve en un sens indispensables. Elles ne sont probablement pas les seules, mais je les ai choisies parce qu’elles offrent des orientations nettement tranchées. Ma démarche découle du fait que, fondamentalement, je ne crois pas qu'il soit suffisant pour la philosophie d'examiner comment elle en est venue à revendiquer la fonction de dire l'universel et à être institutionnellement légitimée dans cette fonction (même si ce ne fut jamais sans difficulté), ni de spéculer sur les éléments contingents impliqués dans cette situation, et sur leur « renversement » ou leur suppression éventuelle. Le plus grand défi pour la philosophie, dans cette situation, réside dans le trope d'auto-légitimation qu'elle introduit. Les difficultés conceptuelles soulevées par ce trope, mais aussi sa productivité, sa capacité à susciter des réalisations et des développements inédits, appellent un réexamen qui préparera la philosophie à de nouvelles aventures intellectuelles, et en premier lieu l’amènera d’ores et déjà à se transformer pour se perpétuer dans différents contextes épistémologiques, sociaux et culturels.

La première stratégie est une stratégie spinoziste-wittgensteinienne. Certes, Spinoza et Wittgenstein sont des penseurs très différents (bien qu’on ait essayé de les « lire ensemble », non seulement sur des points techniques comme l'identification de la vérité avec des contenus propositionnels singuliers, mais aussi dans une perspective plus générale, concernant en particulier leur refus des considérations « méthodologiques » et « métalinguistiques » en philosophie, ainsi que leur idée commune qu'il ne peut exister de « super-concepts »). Mais sur la question de l'universel, ils me semblent partager une approche typiquement dualiste, au sens où ils distinguent entre un « universalisme théorique » et un « universalisme pratique », dont les langages sont d'une certaine manière radicalement incompatibles. L'un parle un langage de l'explication et de la représentation (ou de la description), l'autre parle un langage des normes, des effets et des usages. C'est certainement la tâche de la philosophie de faire communiquer ces deux langages. Mais comme il n'y a rien dans cette approche qui ressemble à un point de vue externe (idéal ou transcendantal), d'où la différence pourrait être réduite (ou, ce qui revient au même, qui pourrait apparaître comme une distribution de « domaines » complémentaires, comme par exemple la « nature » et la « liberté » chez Kant), la philosophie devient l’art de décrire ou d’inventer des chemins conduisant d'un « endroit » (topos) à un autre, qui n'en est pas vraiment séparé (c'est-à-dire n'appartient pas à un « monde » différent), mais qui en est néanmoins qualitativement distinct. Autrement dit, la philosophie devient l’art de comprendre pourquoi nous habitons toujours le même monde (« immanent ») de deux manières contradictoires, qui sont toutes deux universalistes.

Ce qui donne à cette analogie une pertinence supplémentaire (et la rend intellectuellement excitante), c'est que Spinoza comme Wittgenstein ont été amenés par les vicissitudes de leur vie philosophique à écrire deux livres différents, dont chacun, avec son style et son objectif spécifiques, expose de son propre point de vue (ou dans son propre langage) l'une de ces deux formes d'universalité, et se montre pour cette raison incapable d'évoquer l'autre autrement que sous la forme aporétique d'une limite interne ou d'un point de fuite, dont la signification ne peut être décrite que d'une manière négative. La situation est certes inconfortable, particulièrement pour des philosophes qui prétendent à la systématicité, et nous ne serons pas surpris de les voir essayer de résoudre ou de dissoudre ce problème en introduisant des médiations (en « traduisant » un problème dans le langage de l'autre : chez Spinoza, c'est apparemment le problème de la pratique qui se trouve traduit idéalement dans le langage de la théorie, chez Wittgenstein, c'est au contraire le problème de la théorie qui est traduit dans le langage de la pratique, mais ce n’est dans tous les cas qu'un premier pas). Plutôt que de discuter ces médiations (c'est-à-dire les « systèmes »), je voudrais attirer l'attention sur l'aporie elle-même, qui me semble constituer ici l'aspect le plus décisif.

Spinoza écrivit en secret L’Éthique, qui est fondamentalement la construction d'une forme de vie intellectuelle basée sur la compréhension des relations causales qui existent entre les individus naturels (y compris les humains), mais il publia (anonymement, il est vrai) le Tractatus theologico-politicus, qui est une discussion historique et philologique de la possibilité d’affranchir la communauté politique d’une forme spécifique de foi religieuse, pour la fonder sur les libres contributions des différentes confessions à la reconnaissance pratique du bien commun ou de l'utilité commune. De son côté, Wittgenstein publia le Tractatus logico-philosophicus, qui est une tentative pour définir la « logique » ou le « langage » (die Sprache) commun à toutes les descriptions (dont les plus précises sont les descriptions scientifiques) du « monde » comme totalité des « faits »  (Tatsachen) ou des relations réellement existantes entre les choses ; mais il écrivit  (ou prépara) en privé les Recherches philosophiques, où l'objet de la réflexion n'est plus la forme logique identiquement présente dans la relation d'états de choses empiriques et dans leur image ou leur description linguistique (une idée qui présente des analogies frappantes avec ce qu'on a appelé le parallélisme des choses et des idées chez Spinoza), mais la variété infinie de jeux de langage dans lesquels, en suivant la tradition, mais aussi en inventant de nouvelles règles dérivées de la pratique, des « collectifs publics » (c'est-à-dire des communautés en un sens très large, durables ou éphémères, construites sur la possibilité de partager certaines significations ou certaines interprétations) s’enseignent eux-mêmes à donner une expression à la vie ou à transformer des expériences en mots.   

L'universel théorique, chez Spinoza, s’appelle Deus sive Natura, et il est expliqué par la chaîne infinie des relations causales (ou « productives ») entre les choses (y compris les idées) et par l'impossibilité de la contingence (cf. Éthique I, prop. 28-29). Chez Wittgenstein, il s'appelle « la forme générale de la fonction de vérité » (Tractatus, prop. 6 sqq.), et il est présenté (« montré ») comme le système complet des opérations qui font que la vérité d'une proposition, ou son rapport de correspondance avec la réalité, dépend avec un degré plus ou moins grand de probabilité (à la limite : de certitude) de la vérité d’autres propositions. L'universel pratique chez Spinoza s’appelle l' « État libre » ou la « libre République », et se définit comme la possibilité que des doctrines ou des croyances hétérogènes (voire incompatibles), enracinées dans différentes manières d'imaginer la situation des humains dans le monde et de leur assigner des desseins, contribuent subjectivement à la réalisation d’un objectif commun, ou fournissent aux sujets des motifs individuels de se rendre utiles les uns aux autres. Chez Wittgenstein, il apparaît d'une manière plus virtuelle, dans la façon dont le « langage quotidien » (qui n'est rien d'autre que la somme de tous ses usages) fonctionne en pratique comme la condition de possibilité de l’établissement de « conventions », visant notamment à réguler des formes de vie hétérogènes ou conflictuelles.

Sur le plan conceptuel, nous remarquons que ces deux universalités suivent des schémas différents : l'une se construit sur l'unification idéale de la multiplicité des expériences (même si c'est sous la forme d'une unité ouverte, infinie ou en expansion, comme celle que désigne le concept de nature chez Spinoza), tandis que l'autre repose sur l'équivalence pratique fixée par convention entre une multiplicité de convictions ou de croyances, témoignant du même coup de leur irréductibilité à aucune représentation simple ou univoque ; cette équivalence ne peut elle-même être conçue que comme une donnée pratique (c'est-à-dire comme un résultat contingent, fragile ou réversible des actions communes qu'elle rend possible, un effet rétroactif qui ne lui enlève pas sa réalité, mais le transforme en un processus dynamique auto-entretenu).

Enfin, nous remarquons que le passage d'un type d'universalité à l’autre, chez Spinoza comme chez Wittgenstein, demeure paradoxal et ne peut en vérité se décrire autrement que comme une présentation négative de l'un dans le langage de l'autre. Cela implique un élément profondément sceptique, non moins réel, mais probablement moins souvent identifié chez Spinoza que chez Wittgenstein (puisque Wittgenstein renversa explicitement son premier « dogmatisme » en un apparent « relativisme », tandis que Spinoza, aux yeux de ceux qui étaient initiés à sa doctrine « ésotérique », avait usé dans le Tractatus theologico-politicus d’un langage inapproprié pour se faire comprendre du grand nombre). Sans surprise, c'est aussi en ce point que surgissent les plus grandes difficultés concernant la représentation du sujet ou de l'agent. On a dit (peut-être ironiquement) que cette instance constitue un élément mystique dans le Tractatus de Wittgenstein, parce que du point de vue d'une « image adéquate » du monde matériel, elle ne peut apparaître que comme un corrélat indicible de la totalité du langage logique. Mais cet élément mystique est également pratique, il coïncide avec le « geste » de montrer (zeigen) la forme logique, et il possède donc, dans l'analyse des « règles » et des « jeux » dans les Recherches philosophiques, un équivalent qui n'a rien de mystique : il appartient au contraire à l'expérience quotidienne de l'apprentissage (puisque les opérations de la logique forment elles-mêmes un jeu de langage, elles doivent être apprises, elles appartiennent au royaume de la coutume ou de la tradition, ce qui ne signifie pas que leur contenu soit lui-même conventionnel ou malléable). Chez Spinoza, je dirais que le problème devient inévitable à la fin de L'Éthique, lorsque la figure du « sage » (sapiens) émerge comme un sujet pensant qui, étant passé par les trois genres de connaissance, est désormais affranchi de l'illusion du libre arbitre, et capable de relier chaque singularité (y compris lui-même, comme corps et comme esprit) à une nécessité causale. Mais en quel monde un tel sage vit-il ou existe-t-il ? Puisque Spinoza ne croit pas en « d'autres mondes », cela ne peut pas être hors de ce monde, mais cela ne peut pas non plus être dans le monde social, où les relations transindividuelles sont basées sur le langage et l'imagination. À moins de supposer (une solution oblique suggérée par le Tractatus theologico-politicus) que le sage est capable de représenter sa science ou sa sagesse, avec ses implications anthropologiques, sous la forme d'une vera religio, d'une « vraie religion » ou d'une « foi universelle », où natura se trouve « retraduite » en Deus (une opération qui, pour Spinoza comme pour beaucoup de ses contemporains, se confondait avec l’extraction des principes sociaux et moraux communs à tous les monothéismes historiques). Il s'agit là d'une hypothèse plutôt que d'une démonstration, et elle conduit selon moi à souligner l'insurmontable équivocité du concept d'universel.

Mais n'est-ce pas dans cette équivocité que résident le grand intérêt et la force de telles constructions (dont il existe d'autres exemples en philosophie : Spinoza et Wittgenstein, isolés ici pour la clarté de l'exposé, dérivent tous deux d'une certaine tradition averroïste des théories de la « double vérité ») ? Même leur composante sceptique importe en l’espèce. Elles ne nous invitent pas à abandonner l'idée (et l'idéal) de l'universalité – elles nous montrent au contraire que cette idée peut être défendue aussi bien en théorie qu'en pratique. Mais elles nous ôtent l'illusion que nous pourrions dériver des « formes universelles de vie » d'une connaissance scientifique du monde, et de quelque théorie ou doctrine que ce soit, ou que les règles d'équivalence entre « subjectivités » (et donc la coexistence, l'action commune, la production d'un « bien commun », la résolution pratique des conflits) pourraient être autre chose que des conventions ou des institutions. Cela signifie aussi que des institutions universelles, ou au moins la volonté d’y tendre, constituent un projet politique pertinent — ce qui peut se révéler une thérapie utile contre les convictions apocalyptiques.

Je voudrais maintenant décrire une stratégie complètement différente, qui vise aussi à démontrer que les paradoxes de l'universalité ont un caractère intrinsèque, mais qui les situe à un autre niveau, et nous pousse vers de tout autres conclusions. Je l'appellerai la stratégie hégéliano-marxiste, parce qu'elle a été élaborée par Hegel (surtout, voire exclusivement, dans La Phénoménologie de l'Esprit : sur cette question, ses œuvres ultérieures parlent un langage tout à fait différent) en termes de « conscience » (et de figures de conscience) et d' « antagonisme » (ou de reconnaissance conflictuelle), avant d’être reformulée par Marx en termes d' « idéologie » et de « domination idéologique ». Chacune de ces deux terminologies permet d'accentuer certaines implications de la problématique (qui appartient originellement au domaine de l' « idéalisme allemand », avec ses dramatiques revirements théoriques et politiques, mais qui a une portée beaucoup plus vaste et met en lumière certains des problèmes les plus profonds de la tradition dialectique en général).  Pour le dire de la manière la plus simple, il me semble que l'idée sous-jacente est la suivante : il ne peut y avoir d'universalité dans le champ des idées ou des représentations (qui inclut dans ce cas les actions et les pratiques, puisqu'il ne peut y avoir de pratique humaine ou historique sans une représentation, non seulement « pour d'autres » mais aussi « pour soi », für sich), sinon sous la forme d'une domination sur d'autres idées et représentations (lesquelles se trouvent alors supprimées ou mises en minorité, poussées vers la condition subalterne ou le statut d'exclusion du « particulier », pour ne pas dire du « tribal »). Universalité et hégémonie deviennent dès lors équivalentes, et inversement aucune idéologie (aucun système de représentations, aucune figure de conscience) ne peut accéder à l’ « universalité », si elle ne devient pas dominante, plus exactement : si elle ne fonctionne pas comme un processus de domination, une « idéologie dominante » (herrschende Ideologie). Il s'agit là d'une théorie extrêmement critique, dont beaucoup ont pris ombrage (et qui a donc été violemment contestée, particulièrement par des philosophes et des penseurs « dogmatiques », partisans de discours universalistes absolus, qu'ils soient religieux ou séculiers, moraux ou scientifiques). Elle s'est révélée d'un maniement difficile pour ses inventeurs mêmes (particulièrement pour Marx et ses disciples, qui luttèrent désespérément contre l'idée, peut-être l’évidence, que leur propre discours ne pourrait devenir universel, comme langage de l'émancipation sociale, qu'à instaurer à son tour une forme de « domination »). Toutefois, ce n'est pas tant cet effet critique (et autocritique) qui m'intéresse ici, que la structure philosophique de l'argument lui-même.

Je commencerai avec ce qu'on pourrait appeler le « paradoxe hégélien » de l'universel : l'idée illustrée tout au long de la Phénoménologie que, par l’effet d'une limitation intrinsèque, ou plutôt d'une contradiction interne, il est impossible de dire l'universel sans le transformer immédiatement en un discours particulier (ou une représentation particulière). L'universel doit être effectivement dit (ou énoncé), même si ce n'est que dans un dialogue interne ou auto-référentiel : il est par nature un discours, ou un moment dans le développement du discours, et il doit être dit par quelqu'un. Comme nous savons, Hegel conteste vigoureusement qu’il puisse y avoir des idées ou des expériences « indicibles » ou « inexprimables » (ce que le premier chapitre de la Phénoménologie tourne en dérision comme le mythe de l' « Unaussprechliche ») : ce qui ne veut pas dire que tout puisse être dit immédiatement, ou dans le même discours par une seule personne. Il existe au contraire une contrainte formelle – inhérente au langage – qui interdit d'exprimer l'universalité sans la soumettre aux déterminations de temps et de lieu (sans en faire l'expression des limites de cet endroit et de ce lieu particuliers), mais surtout : sans l'enfermer dans l'horizon d'un certain point de vue inhérent à la situation donnée. Une lecture historiciste de cette thèse invoquera la formule ultérieure de Hegel lui-même (dans La Philosophie de l'Histoire) selon laquelle « nul ne peut sauter au-delà de son temps » (ni sans doute au-delà de son environnement : mais pour Hegel les environnements ne sont significatifs que dans la mesure où ils représentent des « sites » successifs pour le développement du Weltgeist), comme une proposition « factuelle » qui reflète la finitude de l'individualité historique. Mais l'originalité de Hegel est d'enraciner l’universalité à un niveau ontologique plus profond, en la décrivant comme une conséquence de la structure de la conscience, autrement dit en pensant l'universalité comme une catégorie de la représentation consciente en tant que telle (à l’exact opposé de Wittgenstein ou Spinoza, soit dit en passant). La « conscience » — telle qu'elle est décrite « phénoménologiquement » par Hegel, depuis la perception (qui peut être attribuée à un individu ou à une conscience isolée), jusqu'aux figures historiques collectives de l'esprit (nous parlerions aujourd'hui plutôt de la « culture », avec ses dimensions institutionnelles et politiques, comme principe de structuration des communautés) —, la conscience est cette faculté de penser (immédiatement associée par Hegel à la faculté de parler5) qui construit des totalités de sens et leur confère la certitude (Gewissheit) et la vérité (Wahrheit), en bref l'universalité (Allgemeinheit). Mais elle ne peut le faire que d'un point de vue spécifique, parce qu'elle permet notamment à une pluralité d'individus de partager la même subjectivité (ou aux sujets individuels et collectifs, au « je » et au « nous », d’échanger leurs places : « Un Je, qui est un Nous, et un Nous qui est un Je6 »). Par conséquent, ce que vise la conscience dans chacune de ses figures, ce n'est pas « le monde » comme tel, c’est « son monde », « un monde », ou une vision commune du monde, dont la cohérence vient de son intention de projeter sur la totalité de l'expérience un quelconque principe de certitude ou de vérité (qui peut être épistémologique, esthétique, religieux, juridique, ...) qui à proprement parler n'est valide qu’ « en soi ». Et l'idée générale qu'on ne peut parler sub specie universitatis sans immédiatement particulariser l'universel qu’on est en train d'énoncer (c’est-à-dire le transformer en son opposé logique) vient du fait que tout discours ou toute énonciation de l'universel se trouve soumis à la loi de la représentation consciente, autrement dit : qu'il n'y a d' « universalité » que pour une conscience en ce sens large. Et il n'y a pas de conscience sans ses limites intrinsèques, c’est-à-dire ses conditions de possibilité.

Il n'est pas difficile de voir ici une généralisation de l’idée kantienne de la conscience transcen¬dantale comme forme a priori de l'organisation de l'expérience, mais aussi une critique impitoyable de sa prétention à se tenir au-dessus de l'expérience elle-même. Quoi qu'il en soit, l'argument ne peut être assimilé à un quelconque « relativisme ». La conscience et le langage qu'elle parle (par exemple le langage moral de la responsabilité et du devoir, ou le langage scientifique de la causalité ou le langage juridique de la liberté et de l'égalité) organisent l'expérience du dedans (de l'intérieur de sa propre « histoire »), ils doivent donc fondre (ou confondre) les opposés, le particulier et l'universel. Il n'y a aucun autre moyen d'échapper à cette contrainte que de comprendre la transition nécessaire d'une figure de conscience à une autre, c’est-à-dire le principe d'historicité immanent à leur limitation (et qui ne constitue pas une nouvelle figure de conscience ou une autre représentation de l'universel, mais une auto-réflexion ou une nomination de cette transition).

Il n'est pas difficile non plus de comprendre comment cette description de la conscience et de sa relation paradoxale au langage — qui à la fois particularise et universalise les représentations — a pu engendrer la notion marxiste d'idéologie. Certes, les « figures de conscience » hégéliennes couvrent un éventail d'expériences et de significations plus large (comprenant non seulement les discours sociaux, c’est-à-dire ceux qui peuvent être associés à certaines formes dominantes de société et de politique, mais aussi d'autres types de visions du monde : les « lois » mécanicistes de la nature, les « révélations religieuses », etc.), mais l'interprétation marxienne de la dimension communautaire des représentations (c’est-à-dire leur fonction de médiation entre « Je » et « Nous », entre les subjectivités individuelles et les subjectivités collectives) comme expression des luttes de classes historiques, attire notre attention sur la nature essentiellement conflictuelle qui constitue une caractéristique générale de l'universalité dans sa détermination hégélienne. En fait, ce que Hegel veut montrer, ce n'est pas simplement que dire l'universel force le ou les locuteur(s) à lui donner une figure particulière, mais que cela implique d'affirmer une certaine universalité contre une autre — et de priver ainsi celle-ci de sa propre universalité, de nier de fait qu'elle puisse elle-même être universelle. Non seulement l'universel représente une unité paradoxale d'opposés logiques, mais il existe seulement sous la forme d'universalités en conflit (qui peuvent aussi être comprises comme l'expression d'intérêts antagoniques, rapportés par Hegel à une conception globale de la vie et de l'esprit, par Marx à un concept plus spécifique de la production sociale) luttant pour établir leur domination.

Mais que signifie « établir sa domination » ? Cela signifie qu'un discours « relativise » l'autre, qu'il fixe les critères et définit les normes à partir desquels celui-ci reçoit une valeur et une fonction limitées, se trouve qualifié ou disqualifié – une relation hiérarchique qui dans certains cas apparaît réversible, comme dans la fameuse dialectique du Maître et de l'Esclave, où la vision du monde de l'Esclave, basée sur la valeur universelle du Travail, finit par renverser la domination de la vision du monde du Maître, basée sur la valeur universelle du Sacrifice, retournant la négativité en positivité, et rendant possible le développement de la culture. Mais surtout, cela signifie qu'un discours dominant est un discours qui reflète en lui-même la contradiction avec son « autre », et fait de ce reflet le ressort intrinsèque de son propre développement (encore une idée qui n'est pas seulement une clé historique, mais renvoie à une structure ontologique de la conscience). Certains passages célèbres de la Phénoménologie de Hegel offrent une illustration frappante de ce principe. Le plus connu est peut-être (ce n'est pas un hasard) la dialectique de la « culture » elle-même (Bildung), dans laquelle Hegel décrit le conflit entre deux grandes « universalités », l'universalité de la Foi (au sens théologique) et l'universalité de la Raison séculière (dans la forme que lui a donnée la Aufklärung), et qui est présentée comme une scission de la pure intelligence (Einsicht) : la Raison, pour s'apparaître à elle-même universelle, présente la Foi comme une « superstition », tout en s’appropriant la notion de certitude ou de croyance produite par son autre (en opposant l’universalité des croyances rationnelles à la particularité des croyances superstitieuses, ce qui veut aussi dire : opposer le caractère autocritique de la Raison au caractère acritique de la Foi). Mais il est d'autres exemples, non moins frappants, comme la dialectique des Deux Lois  (c’est-à-dire le conflit des deux absolus de la moralité humaine et de la légalité civique) dans l'histoire de la Cité grecque, telle qu'elle se trouve interprétée dans la tragédie d'Antigone ; ou la dialectique du christianisme comme religion de la Mort de Dieu, dans laquelle le principe de la « pensée en images » (Vorstellung), venu des « religions naturelles » (le polythéisme, où le divin est représenté en figures individualisées), ne se réalise dans l'idée de l’Incarnation que pour être nié ou sublimé au plan spirituel. On pourrait retrouver des exemples similaires dans Le Manifeste communiste, où il est question des « doctrines sociales et communistes » comme renversement imaginaire de la propriété privée au sein même de l'idéologie dominante (libérale), une idée qui reviendra dans Le Capital sous la forme de la « négation de la propriété capitaliste dans les limites du capitalisme » — une sorte de socialisme à l'intérieur du capitalisme7 .

Encore une fois, il y a un fort accent critique dans ces constructions philosophiques. Je ne les lis pourtant pas comme purement négatives (poussée à l'extrême, une telle interprétation aboutirait à l'idée d'une « dialectique négative », où l'universel ne représente plus que le « fétiche », l' « abstrac¬tion » ou la « négation de la contradiction », qui nous empêche de penser en termes de singularités concrètes), mais plutôt comme des constructions conceptuelles de l'universel, qui en révèlent les tensions ou les conflits internes. Et c’est ce qui me conduit à ajouter une considération finale. En termes hégéliano-marxiens (ou dans les termes du Marx qui prolonge et déplace le moment phénoménologique chez Hegel), le caractère conflictuel de l'universalité ne constitue pas un défaut, un échec des discours universels, mais plutôt un critère, qui nous permet d'identifier ceux qui méritent vraiment ce nom, en exposant leur capacité à représenter en eux-mêmes leur « autre » (ou leur adversaire, leur « ennemi » : la « superstition », dans la description de Hegel, est pour les Lumières ein Feind) comme l'élément négatif dont ils ont besoin dans leur propre développement, ou pour parvenir à la conscience de soi. En ce sens, non seulement il y a toujours conflit où il y a universalité (ou auto-affirmation de l'universel), mais le conflit est toujours asymétrique, inégal, avec un élément dominant, répressif, et un élément dominé, réprimé.

À ce stade, des interprétations divergentes sont possibles, qui de toute évidence ne mènent pas aux mêmes conclusions pratiques. Par souci de simplicité, je formulerai ces interprétations en termes quasi stratégiques (ce qui semble également justifié par le fait que la plupart des exemples chez Hegel comme chez Marx renvoient à des conflits historiques ou transhistoriques entre des visions du monde antagoniques) : si un discours de l'universel en domine un autre (qu'on l'appelle «  conscience » pour marquer sa capacité à façonner les subjectivités, ou « idéologie » pour souligner sa fonction sociale), cela peut signifier que le discours dominé est obligé, pour exprimer sa différence ou sa résistance, de se rabattre sur la « logique », les catégories, la rhétorique du discours dominant, c'est-à-dire de s’« aliéner ». De sorte que toute opposition ou résistance ne fait que renforcer le discours dominant, ce qui est une manière très efficace de comprendre l'équivalence entre « hégémonie » et « universalité ». Non que l'universel ne soit pas « situé », non qu'il ne possède pas d’extériorité réelle : mais cette extériorité demeure inaccessible au discours dominé (tout comme la chose en soi était inaccessible à la conscience kantienne), comme s'il n'y avait pas d’altérité réelle. On peut cependant renverser l’interprétation, et considérer que ce qui « universalise » une vision du monde donnée, c'est justement  la nécessité d’intégrer les résistances, les oppositions et les objections. On avancera encore d'un pas, en suggérant que c'est l' « élément négatif » secrètement à l'œuvre dans l'idéologie dominante, reflétant la présence irréductible d'un autre (son élément « ironique », comme dit Hegel à propos d'Antigone et de la Cité grecque, ou du Neveu de Rameau et de la moralité bourgeoise), qui suscite un discours possédant le pouvoir universel de façonner notre expérience du monde, au-delà de la conscience limitée de ses inventeurs et de ses locuteurs. Enfin, nous aboutirons à l'hypothèse que ce qui fait une « idéologie dominante », c'est la généralisation des valeurs ou des opinions non pas des « dominants », mais bien des « dominés ». Cette conclusion n’est certes pas facile à accepter, mais c’est une idée qui hante la dialectique du Maître et de l'Esclave, et sans laquelle les discussions marxiennes (et post-marxiennes) concernant le caractère universaliste de l' « idéologie bourgeoise » n'auraient aucun sens, en particulier quand il s’agit de l'équivocité persistante de la notion des « droits de l’homme ». On a longtemps soutenu que l'universalité des « droits de l’homme » ne dérive pas seulement de leur proclamation, mais aussi du fait que toutes les résistances et les objections contre l'ordre dominant (appelons-le, si on veut, capitalisme ou libéralisme) ne trouvent leur légitimité que dans la mesure où elles sont elles-mêmes formulées en termes de revendication ou d'extension de « droits de l’homme » abstraits. Mais on peut avec au moins autant de raison soutenir que l'idéologie dominante, fondamentalement, invoque les « droits de l’homme » (ou l'humanisme, dans lequel on s'accorde à voir la forme typique de l’universalisme séculier dans le domaine moral, juridique et politique) parce que c'est là le langage général dans lequel se déroulent les insurrections et les luttes d'émancipation qui visent la liberté et l'égalité, et défient l'ordre des privilèges établis. Ce qui signifierait que la clé pour comprendre l'universalité comme hégémonie réside dans ce trope quasi-lacanien : « Les dominants reçoivent des dominés leur langage/conscience sous une forme inversée. » C'est effectivement une manière intéressante de rétablir le paradoxe de l'énonciation sub specie universitatis : le « lieu » où se situe l'universel comme discours, et qui le particularise, n'est jamais directement « son » lieu,  ce ne peut être que le lieu de son autre interne, le lieu où celui-ci peut advenir8.

Si décisives qu’on jugera ces deux ambitieuses stratégies d’énonciation de l’universel — celle qui se fonde sur le schéma de la Double Vérité (univocité théorique vs. équivalence pratique) et celle qui pose la relation conflictuelle entre un Discours souverain et son Autre interne —, elles ne me semblent pourtant pas épuiser la question. Au vu des nombreux débats actuels sur l’hétérogénéité des cultures, des possibilités ouvertes par la reconnaissance d’une telle hétérogénéité, au vu aussi des obstacles qu’elle oppose à une institution universelle de l’universel, il semble maintenant nécessaire d’envisager les paradoxes de sa construction non seulement en termes de différence et de conflit, mais aussi en termes de traduction.

Le débat (ou peut-être devrions-nous dire : le nouveau débat) sur la nature et les effets de la traduction se poursuit maintenant depuis plusieurs décennies, principalement dans le champ des « cultural studies ». Mais personne ne doute qu’il présente une dimension philosophique (qui de quelque manière met en jeu les orientations et le statut futur de la philosophie9). Des conceptions de la traduction avec différents arrière-plans philosophiques (logique, structuraliste, herméneutique) sont aussi impliquées dans les débats sur l’universalisme et le communautarisme ou le multiculturalisme, ce qui montre que les théories et les concepts prennent immédiatement un sens politique. Je voudrais décrire brièvement comment, à mes yeux, une autre stratégie pour « dire l’universel » intervient ici (une stratégie divisée, il est vrai, dont les intentions sont mises en question par son propre développement), et quelle question métaphysique traditionnelle elle nous amènera à reconsidérer — je veux parler de la question de l’individualité et de l’individuation. Bien entendu, elle devra être considérablement simplifiée.

Les discussions sur la traduction commencent souvent par rappeler un « paradoxe » qui est devenu une sorte de « lieu commun », à savoir que la traduction est impossible (ou qu’elle est une tâche impossible), alors même qu’elle se pratique tous les jours à grande échelle, qu’elle est donc réelle10 . Un tel point de départ ne s’impose que pour autant que la notion « idéale » de traduction sur laquelle il se fonde apparaît (comme norme, instrument ou obstacle) intrinsèque à l’activité même de traduire. Ce qui est qualifié d’impossible, c’est une traduction parfaite, dans laquelle des interlocuteurs ou des lecteurs appartenant à des univers linguistiques distincts (qui utilisent des langues différentes pour comprendre autrui et se comprendre eux-mêmes, ou pour lire des textes) attacheraient néanmoins les mêmes significations (voire les mêmes valeurs poétiques, les mêmes images et les mêmes affects) à des mots et à des phrases différents. Si la plupart des théoriciens s’accordent pour dire qu’une telle correspondance (c’est-à-dire une telle équivalence des langues) n’est jamais atteinte dans la pratique, sauf peut-être dans des cas extrêmement limités et tout à fait artificiels (où la notion de langue renvoie seulement à un code spécialisé), on peut néanmoins l’invoquer comme un type idéal.

Tel est clairement le cas dans la célèbre doctrine de W.V.O. Quine de l’« indétermination de la traduction radicale », développée dans son essai « Meaning and Translation11 » : l’expérience de pensée initiale (une scène censée prendre place avant toute traduction, lors de la « première rencontre » entre un missionnaire, ou un ethnographe, et un indigène, chacun ignorant la langue de l’autre, et en l’absence de tout médiateur et de tout interprète), démontre que les processus réels de traduction, s’ils ont lieu (et il ne fait pas de doute qu’ils ont lieu), n’apportent jamais la certitude que des mots font référence aux mêmes objets, ou que des phrases transmettent la même signification. Une telle conviction ne peut résulter que de processus d’apprentissage communs,  et — à un niveau plus élevé, par une « ascension sémantique » — du fait que différentes langues viennent à être utilisées comme des interprétations différentes ou des modèles non-isomorphiques d’une même axiomatique. Pour Quine, les langues sont comme des « théories » à l’aide desquelles les locuteurs expliquent des expériences physiques : elles ne peuvent être vérifiées que localement, ou partiellement, et n’ont par conséquent qu’une vérité relative. Cette analyse, cela va sans dire, vise à invalider tout concept positif d’universalité sémantique, même limitée au domaine logico-scientifique, et s’articule à une critique plus générale de la synonymie et de la signification. L’universalité est le paradis perdu de l’esprit humain12.

Un seul essai a peut-être exercé une influence comparable dans le débat philosophique contemporain sur la traduction, c’est « La tâche du traducteur » de Walter Benjamin13.  Ce texte vient certes d’une tout autre tradition (non pas logique, mais philologique et herméneutique, nourrie aux théories romantiques de Schlegel et Humboldt sur le langage), et propose une vision presque opposée de la traduction (laquelle ne vise pas à fournir un équivalent à l’expression des expériences quotidiennes, mais à transposer des formes poétiques et des valeurs esthétiques d’une langue écrite dans une autre14), pourtant il semble partager un certain nombre de présupposés avec celui de Quine. Benjamin considérerait la communication d’information (Mitteilung) — en dernière instance inaccessible pour Quine — comme assez plausible, pour autant qu’elle ne porte que sur des « états de fait », mais comme inessentielle à l’art de la traduction. Car ce que cet art (littéraire) vise vraiment, c’est à prolonger d’une langue originale dans une autre l’effet esthétique produit par une création linguistique, ce qu’il décrit comme le développement d’une « semence » (Samen) ou d’un potentiel de migration/métamorphose toujours déjà donné dans les (grandes) œuvres d’art. L’efficacité de l’écriture poétique ne tient pas seulement à sa capacité de transformer la langue originale dont elle illustre et complète les ressources expressives, mais aussi à son pouvoir de recréer d’autres langues, en se laissant transposer (übertragen) et traduire (übersetzen). L’ « intention » ainsi manifestée par la traduction est d’atteindre un « pur langage » (eine reine Sprache), où prévaudrait non pas une équivalence des codes, mais une complémentarité, ou mieux : une « harmonie » ou une « affinité » (Verwandschaft) au plan de la puissance expressive. L’idée de cette langue ne désigne donc pas une substituabilité, mais une communauté, autrement dit : l’accomplissement commun des langues, fondé sur leur diversité irréductible. Un tel accomplissement (auquel Benjamin attribue la fonction « messianique » de clore l’histoire, bien qu’il naisse de pratiques purement historiques) demeure toutefois inaccessible, il fonctionne comme une « idée régulatrice » dans chaque effort de traduction15.

Il ne peut y avoir deux choses plus éloignées qu’un concept purement cognitif et un concept purement poétique de la traduction. Une idée commune sous-tend pourtant les raisonnements de Benjamin et de Quine : celle d’une langue qui est initialement (ou qui doit initialement être considérée comme) une totalité close, à la fois au sens où elle établit une relation interne entre ses éléments, et au sens où elle est associée à une communauté de locuteurs (et d’auditeurs, d’écrivains, de lecteurs), qui lui « appartiennent » ou à qui elle appartient — que cette communauté soit empiriquement construite par les expériences d’un apprentissage commun (sur le mode behavioriste) et présente donc un caractère conventionnel, ou qu’elle soit supposée pré-exister comme un individu collectif « vivant », porté par sa propre dynamique de transformation, et qui assignerait aux sujets individuels leurs horizons de sens (dans la tradition humboldtienne). Certes, ce présupposé commun était aussi fondamentalement admis par les linguistes du XIXème et du XXème siècle (structuralistes compris), qui en firent le point de départ de leurs énumérations, de leurs typologies et de leurs analyses systémiques des langues : chaque langue ou, dans ce sens, chaque idiome, ayant son nom particulier — « anglais », « arabe », « mandarin » ou « yiddish » —, ses règles de grammaire spécifiques, ses mots ou ses expressions, son histoire, etc., forme la totalité donnée d’où naît le problème de la traduction. Il n’est pas question de nier l’efficience de cette représentation, à la fois en termes de constitution transcendantale (ou quasi transcendantale) de notre expérience (l’idée d’une totalité linguistique formant le lien symbolique d’une communauté, entraîne la possibilité d’appliquer des critères de compréhension et d’incompréhension mutuelle, de reconnaissance et de non-reconnaissance, elle permet de tracer des frontières linguistiques), et en termes de normes et de pratiques institutionnelles (qui n’ont pas seulement une fonction d’exclusion, puisque ce sont précisément elles qui font aussi de la traduction, de l’ « interprétariat », une pratique nécessaire et en fait essentielle dans nos sociétés). Il serait simplement grotesque d’affirmer que cette idée a perdu toute pertinence dans notre monde globalisé « postmoderne ». Mais il est également impossible de ne pas prendre en compte la quantité de faits concernant les langues, la traduction et les cultures, qui mettent en lumière la nature historique du doublet linguistique-communautaire, ou qui contredisent sa représentation dominante16. Je ne pense pas non plus que ces faits ôtent tout intérêt aux vastes problématiques philosophiques de Quine et Benjamin, bien au contraire. Mais ils pourraient nous amener à leur fixer des limites, et à inverser l’usage que nous faisons d’idées régulatrices telles que la « traduction radicale » ou le « pur langage », de telle sorte qu’elles ne représentent pas tant les idéaux vers lesquels tendrait désespérément une énonciation de l’universel comme traduction, que les obstacles internes contre lesquels elle doit se battre.

Pour le dire d’une manière elliptique : le caractère historique de la relation entre le langage comme totalité ou système, et la communauté comme horizon de compréhension mutuelle (ou d’intercompréhension, de reconnaissance par le dialogue) illustre le fait qu’elle est toujours une réalité politique, si abstraite et générale soit l’idée que nous rangeons sous cette catégorie. Pendant plusieurs siècles (quoique jamais sans exceptions ni résistances), elle a été associée à la représentation dominante et à l’institution des langues comme langues nationales (ou quasi nationales : « ethniques », « civilisationnelles »), et aux communautés comme peuples (présents, passés ou futurs), avec ou sans État souverain. Cette relation, comprise comme une nécessité absolue, a-historique ou trans-historique, tend à renverser le rapport réel entre la traduction et le caractère normatif des langues nationales, brouillant le fait que de nombreuses langues qui sont devenues des entités « autonomes » sont en réalité le résultat de pratiques (institutionnelles) de traduction (qui comprennent les traductions scientifiques et littéraires, mais aussi pédagogiques, juridiques, commerciales, etc.), et pas le contraire. Elle tend aussi à créer l’illusion qu’un processus ou un effort de traduction part d’une langue constituée (même si c’est pour la compléter ou la transformer). Nous devrions plutôt admettre qu’il n’existe plus depuis longtemps, si elles ont jamais existé, de situations dans lesquelles des locuteurs « rencontreraient » un idiome totalement inconnu, et que l’idée benjaminienne d’une « affinité » dans laquelle les langues ne seraient plus « étrangères l’une à l’autre », est en un sens un fait accompli — sauf qu’il ne s’agit pas d’une harmonie, mais d’une accumulation de conflits, sinon d’une véritable guerre de toutes contre toutes. Nous vivons dans un monde de traductions omniprésentes et rivales, « bonnes » et « mauvaises », « autorisées » et « non autorisées », donc dans un monde où certaines langues se trouvent à chaque instant incorporées à d’autres (d’une façon assez semblable à ce que Bakhtine appelait l’hétéroglossie). Un monde d’incessantes transgressions des frontières linguistiques établies, qui entraînent la naturalisation des locuteurs en même temps que la dénaturation des idiomes. Songez quelles « règles linguistiques » et quelles « communautés » l’« anglais » recouvre aujourd’hui (à la grande consternation, il faut le dire, d’un certain nombre de personnes qui parlent et écrivent cette langue). Ce qui caractérise ce monde, ce n’est pas l’égalité ou la pleine reconnaissance de l’Autre, même si (comme je l’ai soutenu ailleurs) il ne peut fonctionner sans une certaine forme de réciprocité antagonique17. C’est l’incomplétude (voire le retranchement de ce qui est considéré « intraduisible » ou « indigne d’être traduit ») et l’unilatéralité (certaines langues en traduisent ou en trahissent d’autres, s’imposant comme « langues de traduction », mais se développant aussi par l’incorporation d’une foule de traductions, tandis que d’autres demeurent subalternes, traduites ou non traduites, selon les rapports de pouvoir et de connaissance) qui définissent l’historicité du réseau de traductions à travers lequel les langues et les communautés (donc les cultures) s’associent en une entité politique.

Dire l’universel comme traduction, ce n’est donc pas seulement plaider pour la traduction (ou traduire plus), c’est traduire à nouveau, autrement, ailleurs, pour d’autres groupes et d’autres individus, qui ainsi trouveront accès au travail de traduction. Et si les pratiques traduisantes ont produit (et continuent à produire) des communautés politiques, réfléchir aux transformations possibles de ces pratiques est éminemment une tâche métapolitique, une tâche philosophique (au sens où elle retourne aux éléments premiers, aux stoicheia de la politique, qui nous permettent de comprendre ses alternatives, ses pouvoirs, ses possibilités et ses contraintes). Permettez-moi d’ajouter sur cette question trois indications finales, qui à vrai dire mériteraient de plus amples développements.

Premièrement, il y a eu ces dernières années une tendance à élargir et à déplacer l’usage de la catégorie de « traduction », notamment chez des auteurs de la mouvance « postcoloniale » (on pense à des noms comme Edward Said, Homi Babha, Gayatri Spivak, et, d’un point de vue plus philosophique, Judith Butler), qui sont passés de l’idée de traduire des langues (ou des textes dans telle ou telle langue) à l’idée de traduire des « cultures18 ». En un sens, il s’agit seulement d’un nouvel épisode dans l’histoire des traductions de l’idée de traduction, que la philologie et la sémantique de la modernité occidentale avaient confinée à la construction de dictionnaires, de grammaires et à l’établissement de bibliothèques parallèles, plus récemment au doublage de la bande son des films, et qui désigne à nouveau une circulation généralisée d’informations et de créations entre des communautés de sens hétérogènes. Mais c’est aussi la reconnaissance du fait que les inégalités linguistiques qui entravent la communication et le partage des langues sont enracinées dans l’histoire collective des locuteurs qui entrent dans la « sphère publique » avec leurs traditions et leurs sensibilités, leurs places assignées et leurs statuts : ils ne sont plus perçus seulement comme des sujets parlants, mais aussi comme des sujets parlés (et écrits). Comme nous savons, cela ne conduit pas nécessairement à souligner le caractère fixe et exclusif des cultures traditionnelles qui réclament leur réhabilitation politique : les auteurs en question sont plutôt amenés à associer (politiquement, esthétiquement) l’activité de traduction généralisée à des expériences de résistance, d’hybridité, de rupture d’identité, de dissémination textuelle, de retournements performatifs de noms. À mon avis, tout cela n’a de sens que si les « cultures » sont elles-mêmes conçues comme des systèmes ouverts, évolutifs, de phrases, de textes, de discours, de dialogues, plutôt que comme des « visions du monde » monadiques, et si la tâche des multiples traducteurs (qui sont toujours plus nombreux que les traducteurs certifiés, mais moins qu’il serait nécessaire) est perçue comme une vivante contradiction, liée à l’émergence de médiateurs évanescents qui parviennent à « appartenir » simultanément à différentes cultures, et n’appartiennent donc entièrement à aucune, des « étrangers de l’intérieur » en quelque sorte19.

Deuxièmement, les catégories pragmatiques qui semblent les plus pertinentes pour décrire les expériences de traduction généralisée ne sont pas seulement les catégories d’actes de langage, de force illocutoire, d’usage et d’intention, d’autorité et de contexte, etc., mais surtout celles d’incompréhension et de différend, qui renversent l’ « impossibilité de la traduction » en sa paradoxale condition de possibilité. Zygmunt Bauman, par exemple, utilise l’idée d’ « incompréhension » considérée comme l’expérience primaire effectuée à l’intérieur des « communautés de sens » et entre elles, il définit ainsi l’universalité comme le résultat d’une activité de traduction (enracinée dans la vie quotidienne) à travers laquelle les porteurs de différences apprennent « comment continuer — comment s’acquitter de la tâche de choisir des réponses justes, adéquates ou passables aux “coups” des autres20 ». D’une manière plus tragique, mais sur le même arrière-plan wittgensteinien, Jean-François Lyotard décrit des « régimes de phrases » qui sont incompatibles ou « incommensurables », parce qu’un tort formulé ou argumenté dans l’un de ces régimes ne pourra être jugé ou évalué que dans un autre, et plus généralement parce qu’ils ne sont pas soumis à une loi préexistante. Cela ne signifie pas que la règle universelle ne peut pas exister du tout, mais qu’elle ne peut exister que si elle est inventée après l’événement d’une manière singulière : énoncer l’ « impossibilité de traduire » ou juxtaposer des phrases incompatibles dans le même discours, les « enchaîner » au lieu de les masquer, retourner de l’intérieur du langage référentiel à l’original qui résiste à la traduction et exhiber leur différend, c’est le « coup » qui ajourne l’intraduisibilité ou déplace ses limites données21. Là encore, un élément d’universalité « à venir » (dirait Derrida) est impliqué sur le plan pratique. Et dans les deux cas, la violence et la réciprocité sont en jeu, leur équilibre voué à rester incertain.

Finalement, il me semble que nous pouvons indiquer quel genre de problèmes métaphysiques sont impliqués dans le projet de généraliser et de radicaliser la question de la traduction. Ce sont des problèmes qui concernent la construction des individus. Quand les correspondances institutionnelles, naturalisées (pour ne pas dire fétichisées), entre les idiomes et les communautés se relâchent et deviennent plus conflictuelles, chacun des deux pôles étant visiblement fait de « phrases » qui ne coïncident pas spontanément, et dont la circularité doit être « activée » dans le temps par les traditions et les institutions (ce qui implique que des voix doivent être réduites au silence, des résistances réprimées), on ne voit pas les individus se dégager de leurs relations transindividuelles, pour émerger tout nus comme dans un « état de nature ». On voit apparaître une autre forme d’ « indétermination radicale », une forme qui ne concerne pas tant la référence à des objets que la référence à des sujets (ou leur autoréférence). Cela corrobore notre expérience contemporaine des limites de la compréhension, où se renversent les hiérarchies normales (en fait mythiques) de l’inclusion et de l’exclusion : par exemple, il m’est beaucoup plus facile de discuter avec un collègue américain dans un mélange d’anglais international et de français, qu’avec une jeune « racaille » de banlieue (comme les appelle notre Ministre de l’Intérieur22, et comme ils se nomment parfois eux-mêmes par provocation), dont je comprends imparfaitement les mots, les schémas grammaticaux et la prononciation, bien qu’ils appartiennent à une variété de français « non standard », mêlée peut-être d’arabe (j’avais moins de mal avec la classe ouvrière de l’ancienne génération, parce que vingt ans passés au Parti communiste m’avaient donné le code et la pratique). Quelles « langues » sont identiques, lesquelles (et les langues de qui) sont différentes ? Quelles réalités pratiques les désignations officielles recouvrent-elles ? Où le processus de « traduction » s’opère-t-il le plus : à l’intérieur ou au travers des frontières linguistiques ? Ce qui est vrai de la classe relativement à la langue et à la communautés nationales, entre lesquelles l’histoire récente semble nous amener à inverser le rapport de force, vaut également pour d’autres phénomènes de désarticulation des identités sociales, qui traversent les différences anthropologiques et les frontières culturelles (notamment selon ce que sera l’évolution de nos systèmes éducatifs « démocratiques »). Dans tous les cas, le corrélat ontologique d’un monde de traductions généralisées n’est ni l’émergence d’un pur individu, ni sa suppression définitive au nom de communautés traditionnelles qui affirmeraient leur emprise universelle sur les communications et s’érigeraient elles-mêmes en autorités absolues en matière de traductions (bien que nous ne soyons évidemment pas à l’abri d’une telle évolution). C’est plutôt une individualité problématique, ou la suspension du processus d’individuation et de construction de l’individu comme « capacité d’évoluer », de se déplacer au sein d’un universum/multiversum soumis aux tendances contradictoires de la standardisation croissante et de la revendication des différences, de l’identification aux traditions et de la résistance à la normalisation. Sur quoi fonder la singularité de l’individu, et comment affirmer la possibilité pour lui de se dégager des conditions collectives d’existence : c’est bien là le problème commun de toutes les stratégies d’énonciation sub specie universitatis.

Je ne me fais certainement aucune illusion sur la parfaite cohérence de mon schéma de réflexion. Certes, je vois plusieurs manières d’organiser les diverses stratégies qui viennent d’être présentées : formellement, en les rapportant à différents « modèles grammaticaux » (par ex. la disjonction, l’inclusion, la consécution), historiquement, en les rapportant à des « stades » de notre propre culture philosophique (« prémoderne » ou classique, « moderne » et « postmoderne », si vous voulez) — les deux manières n’étant pas incompatibles. Ce qui me retient d’aller trop loin dans ces directions, ce n’est pas seulement que je n’ai aucune certitude quant à leur capacité à fonder une énumération complète (en fait, elles sont simplement dérivées de certains aspects de mon propre travail théorique), c’est aussi le fait que je discerne déjà pourquoi elles ne sont pas complètement indépendantes l’une de l’autre, ni sur le plan « conceptuel », ni sur le plan « politique ». Je persiste néanmoins à croire qu’elles ne se laissent pas aisément subsumer sous un concept unique de l’« universel » ou du « langage de l’universel ». Autrement dit, elles nous proposent des choix intellectuels qui, me semble-t-il, diviseront vivement les philosophes. Je les offre comme des instruments hypothétiques pour poser, de l’intérieur de la philosophie, la question paradoxale de son avenir inconnu.
   
 

 

Traduit de l'anglais par Pierre Rusch

1  Cet essai est une version révisée de la partie centrale d’un article publié dans le numéro spécial d’anniversaire  de Topoi. An International Journal of Philosophy, 25 (2006) (Springer Verlag) sur le thème « Que faire en philosophie ? » Je remercie son rédacteur en chef Ermanno Bencivenga de m’avoir demandé de contribuer à cette réflexion.
2  Demander s’il y a des « philosophies » en dehors de la culture occidentale (qui comprend en l’occurrence l’ensemble de la tradition arabo-persane) n’est pas moins circulaire que de demander s’il existe des formes de « monothéisme » en dehors de la généalogie juive-chrétienne-islamique (les deux questions d’ailleurs ne sont peut-être pas sans rapport) : la catégorie qui dicte la recherche est précisément celle sur laquelle porte la recherche. Voir l’ouvrage intéressant de Kenta Ohji et Mikhaïl Xifaras, Éprouver l’universel : essai de géophilosophie, Paris, Kimé, 1999.
3  Dans un précédent essai inititulé « Ambiguous Universality » (qui forme le chapitre 8 de Politics and the other Scene, Londres, Verso, 2002), je distinguais analytiquement trois types d’universalité : comme « réalité », « fiction » et « symbole ».
4  Une seule discipline devait ultérieurement approcher de ce statut souverain : le « matérialisme dialectique », tel qu’il fut défini et sacralisé dans les pays socialistes depuis les années 1930 jusqu’aux années 1980. Cette science resta passablement improductive, et ne se haussa jamais au rang de son modèle médiéval, quoiqu’elle éveillât quelque nostalgie dans l’Église catholique.
5  Depuis le premier chapitre de la Phénoménologie (« La certitude sensible »), Hegel a doté la « conscience » d’une capacité linguistique qui est la condition de sa description auto-réflexive — une équivalence que Marx, dans L’Idéologie allemande, essaiera de déduire de prémisses matérialistes.
6  « Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist » (Phénoménologie de l’Esprit, chap. IV, Introduction [trad. J. – P. Lefebvre, Aubier, 1991, p. 149]).
7  Cf. Karl Marx, Le Capital, Livre III, chapitre 27 : « Le rôle du crédit dans la production capitaliste ».
8 Ce qui fait également penser à la formule dialectique de Freud (dans les Nouvelles leçons de 1932 : « Où était le Ça, le Moi doit advenir »).
9  Sur les conceptions successives de la traduction dans l’histoire occidentale et les « problèmes de traduction » qu’elles soulèvent elles-mêmes, cf. en particulier la longue entrée « Traduire, traduction » dans le Vocabulaire européen des Philosophies édité par Barbara Cassin (Paris, Seuil/Le Robert, 2004).
10  Tel est notamment le point de départ de Paul Ricœur dans l’un de ses derniers essais (sur un thème qui l’a intéressé toute sa vie) : Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004.
11  Repris comme chapitre II (« Translation and Meaning ») de son livre Word and Object (1960) [tr. fr. Le mot et la chose, Flammarion, 1977].
12  Parmi beaucoup de commentaires pénétrants sur Quine et sur la discussion provoquée par son essai, j’ai une dette particulière envers l’ouvrage de Sandra Laugier, L’Anthropologie logique de Quine. L’apprentissage de l’obvie, 1992.
13  Voir la traduction française dans W. Benjamin, Œuvres, I, Gallimard, Folio-Essais, 2000.
14  L’essai de Benjamin fut d’abord publié en 1923, comme préface à sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire.
15  L’idée benjaminienne de la communauté des langues comme effet infini des pratiques traduisantes, dans lequel leur affinité ne constitue pas un héritage du passé, mais un événement éternellement « à venir », cette idée présente des analogies frappantes avec le concept derridien de l’ « ex-appropriation ». Il n’en est que plus surprenant de voir Derrida, dans son essai « Tours de Babel » (1985, repris dans Psyché. Inventions de l’autre, 1987), critiquer si vivement la formule benjaminienne du « pur langage » ; il se méprend apparemment sur les considérations finales de Benjamin concernant la traduction des Écritures comme transcription littérale (verbum pro verbo), et semble croire qu’elles sont destinées à illustrer la même notion. Je pense plutôt qu’elles introduisent une antithèse ironique.
16  Une grande part des considérations suivantes est librement dérivée de notions initialement développées par la pragmatique linguistique et la sociolinguistique, et qui font désormais l’objet d’un large consensus. Un linguiste et philosophe français, Jean-Jacques Lecercle, auteur de Interpretation as Pragmatics, 1999, a proposé une éclairante synthèse de ces débats dans Une Philosophie marxiste du langage, 2004.
17  Cf. « Europe as Borderland », The Alexander von Humboldt Lecture in Human Geography, Université de Nimègue, 10 novembre 2004. Repris dans Europe Constitution Frontière, Édition du Passant, Bordeaux, 2005.
18   Cf. Judith Butler, « Restaging the Universal. Hegemony and the Limits of Formalism », dans J. Butler, E. Laclau, et S. Zizek, Contingency, Hegemony, Universality, Contemporary Dialogues on the Left, Verso, 2000, p. 34-37.
19  C’est l’extraordinaire réussite de Claude Lévi-Strauss, dans Mythologiques, d’avoir montré que la totalité des mythes indiens du continent américain (ceux du moins qui ont été enregistrés) peuvent être placés dans une relation de « traduction mutuelle », puisque chacun d’entre eux, en tant que récit, dérive directement ou indirectement de n’importe quel autre via l’application de certaines règles sémantiques. Cette idée (qui n’est pas sans rapport avec le « pur langage » de Benjamin) pourrait peut-être être étendue à d’autres « régimes de phrases ». Il néglige cependant la dimension conflictuelle des transformations. Cf. Patrice Maniglier, « L’humanisme interminable de Claude Lévi-Strauss », Les Temps modernes, n° 609, juin-août 2000, p. 216-241.
20  Z. Bauman, In Search of Politics, Stanford, 1999, p. 202.
21  Cf. Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
22  Depuis promu (N. d. T.).

notes

1  Cet essai est une version révisée de la partie centrale d’un article publié dans le numéro spécial d’anniversaire  de Topoi. An International Journal of Philosophy, 25 (2006) (Springer Verlag) sur le thème « Que faire en philosophie ? » Je remercie son rédacteur en chef Ermanno Bencivenga de m’avoir demandé de contribuer à cette réflexion.
2  Demander s’il y a des « philosophies » en dehors de la culture occidentale (qui comprend en l’occurrence l’ensemble de la tradition arabo-persane) n’est pas moins circulaire que de demander s’il existe des formes de « monothéisme » en dehors de la généalogie juive-chrétienne-islamique (les deux questions d’ailleurs ne sont peut-être pas sans rapport) : la catégorie qui dicte la recherche est précisément celle sur laquelle porte la recherche. Voir l’ouvrage intéressant de Kenta Ohji et Mikhaïl Xifaras, Éprouver l’universel : essai de géophilosophie, Paris, Kimé, 1999.
3  Dans un précédent essai inititulé « Ambiguous Universality » (qui forme le chapitre 8 de Politics and the other Scene, Londres, Verso, 2002), je distinguais analytiquement trois types d’universalité : comme « réalité », « fiction » et « symbole ».
4  Une seule discipline devait ultérieurement approcher de ce statut souverain : le « matérialisme dialectique », tel qu’il fut défini et sacralisé dans les pays socialistes depuis les années 1930 jusqu’aux années 1980. Cette science resta passablement improductive, et ne se haussa jamais au rang de son modèle médiéval, quoiqu’elle éveillât quelque nostalgie dans l’Église catholique.
5  Depuis le premier chapitre de la Phénoménologie (« La certitude sensible »), Hegel a doté la « conscience » d’une capacité linguistique qui est la condition de sa description auto-réflexive — une équivalence que Marx, dans L’Idéologie allemande, essaiera de déduire de prémisses matérialistes.
6  « Ich, das Wir, und Wir, das Ich ist » (Phénoménologie de l’Esprit, chap. IV, Introduction [trad. J. – P. Lefebvre, Aubier, 1991, p. 149]).
7  Cf. Karl Marx, Le Capital, Livre III, chapitre 27 : « Le rôle du crédit dans la production capitaliste ».
8 Ce qui fait également penser à la formule dialectique de Freud (dans les Nouvelles leçons de 1932 : « Où était le Ça, le Moi doit advenir »).
9  Sur les conceptions successives de la traduction dans l’histoire occidentale et les « problèmes de traduction » qu’elles soulèvent elles-mêmes, cf. en particulier la longue entrée « Traduire, traduction » dans le Vocabulaire européen des Philosophies édité par Barbara Cassin (Paris, Seuil/Le Robert, 2004).
10  Tel est notamment le point de départ de Paul Ricœur dans l’un de ses derniers essais (sur un thème qui l’a intéressé toute sa vie) : Sur la traduction, Paris, Bayard, 2004.
11  Repris comme chapitre II (« Translation and Meaning ») de son livre Word and Object (1960) [tr. fr. Le mot et la chose, Flammarion, 1977].
12  Parmi beaucoup de commentaires pénétrants sur Quine et sur la discussion provoquée par son essai, j’ai une dette particulière envers l’ouvrage de Sandra Laugier, L’Anthropologie logique de Quine. L’apprentissage de l’obvie, 1992.
13  Voir la traduction française dans W. Benjamin, Œuvres, I, Gallimard, Folio-Essais, 2000.
14  L’essai de Benjamin fut d’abord publié en 1923, comme préface à sa traduction des Tableaux parisiens de Baudelaire.
15  L’idée benjaminienne de la communauté des langues comme effet infini des pratiques traduisantes, dans lequel leur affinité ne constitue pas un héritage du passé, mais un événement éternellement « à venir », cette idée présente des analogies frappantes avec le concept derridien de l’ « ex-appropriation ». Il n’en est que plus surprenant de voir Derrida, dans son essai « Tours de Babel » (1985, repris dans Psyché. Inventions de l’autre, 1987), critiquer si vivement la formule benjaminienne du « pur langage » ; il se méprend apparemment sur les considérations finales de Benjamin concernant la traduction des Écritures comme transcription littérale (verbum pro verbo), et semble croire qu’elles sont destinées à illustrer la même notion. Je pense plutôt qu’elles introduisent une antithèse ironique.
16  Une grande part des considérations suivantes est librement dérivée de notions initialement développées par la pragmatique linguistique et la sociolinguistique, et qui font désormais l’objet d’un large consensus. Un linguiste et philosophe français, Jean-Jacques Lecercle, auteur de Interpretation as Pragmatics, 1999, a proposé une éclairante synthèse de ces débats dans Une Philosophie marxiste du langage, 2004.
17  Cf. « Europe as Borderland », The Alexander von Humboldt Lecture in Human Geography, Université de Nimègue, 10 novembre 2004. Repris dans Europe Constitution Frontière, Édition du Passant, Bordeaux, 2005.
18   Cf. Judith Butler, « Restaging the Universal. Hegemony and the Limits of Formalism », dans J. Butler, E. Laclau, et S. Zizek, Contingency, Hegemony, Universality, Contemporary Dialogues on the Left, Verso, 2000, p. 34-37.
19  C’est l’extraordinaire réussite de Claude Lévi-Strauss, dans Mythologiques, d’avoir montré que la totalité des mythes indiens du continent américain (ceux du moins qui ont été enregistrés) peuvent être placés dans une relation de « traduction mutuelle », puisque chacun d’entre eux, en tant que récit, dérive directement ou indirectement de n’importe quel autre via l’application de certaines règles sémantiques. Cette idée (qui n’est pas sans rapport avec le « pur langage » de Benjamin) pourrait peut-être être étendue à d’autres « régimes de phrases ». Il néglige cependant la dimension conflictuelle des transformations. Cf. Patrice Maniglier, « L’humanisme interminable de Claude Lévi-Strauss », Les Temps modernes, n° 609, juin-août 2000, p. 216-241.
20  Z. Bauman, In Search of Politics, Stanford, 1999, p. 202.
21  Cf. Jean-François Lyotard, Le Différend, Paris, Éditions de Minuit, 1983.
22  Depuis promu (N. d. T.).