La diversité comme impératif et comme défi

La reconstruction des traditions sociologiques dans un monde inégal

Sujata PATEL

Traducteur : RENAULT Didier


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Communication d’ouverture de la Conférence du Conseil des Associations Nationales de l’Association Internationale de Sociologie : Facing an Unequal World : Challenges for Sociology, 23-25 Mars 2009, Taipei, Taiwan.

Depuis les années 1970, et en particulier après 1990, les dynamiques mondiales ont connu des transformations. L’intégration globale a favorisé la libre circulation des idées, de l’information, de la connaissance, des biens et des services, de la finance et de la technologie, et même celle de maladies, de drogues et d’armes. Sur un certain plan, le monde a rétréci. Il a ouvert la possibilité de diverses sortes de flux et de mouvements par-delà les frontières : ceux du capital, de la force de travail et de la communication. Marchant de pair avec l’interdépendance financière, de nouvelles pratiques globales ont élargi les champs de projets plausibles de coopération et de collaboration. Paradoxalement, il a également engendré d’intenses conflits et une recrudescence de la militarisation.

Sur un autre plan, les contextes des flux de capitaux et de la force de travail ont changé : s’ils ont encouragé des migrations volontaires, ils ont aussi favorisé le trafic des êtres humains, le déplacement de populations dont ils ont fait des réfugiés. Les inégalités et les hiérarchies sont désormais organisées de manière différente, bien que nous vivions manifestement dans un monde capitaliste unifié, global, possédant une forme et une représentation dominantes de la modernité. L’impossibilité d’accéder aux moyens d’existence, aux infrastructures et à la citoyenneté politique se mêle désormais à des formes nouvelles d’exclusion – celles d’identités culturelles et d’identités de groupes qui s’articulent de manière inégale dans des localisations spatiales distinctes.

L’espace est reconstitué et articulé inégalement tandis que s’entrecroisent les sociabilités dans et entre les localités, les régions, les États-nations et les territoires globaux, au rythme de la nature changeante du travail et de l’entreprise, de la capacité d’agir des sujets et de leur identité. Chacun de ces espaces est ainsi devenu un objet significatif d’observation et d’analyse, au fur et à mesure que les sociabilités se constituent inégalement au sein d’une grande variété de lieux.

Ce processus est effectif, et il a mis au défi la constitution de la capacité d’agir des acteurs et des groupes d’acteurs. Le monde est aujourd’hui submergé de formes diverses d’interventions collectives et/ou violentes, qui affirment simultanément en tant que caractéristiques définissant ces collectivités des représentations distinctes des identités culturelles, et des privations des moyens d’existence. La fluidité des identités et son expression permanente dans des manifestations inégales et variées requièrent une perspective neuve pour évaluer et examiner le monde ; ce dernier doit désormais être perçu à travers une pluralité de prismes.

La sociologie et les sociologues du monde entier sont-ils prêts à relever le défi que nous pose le monde contemporain ? De quelles ressources disposent-ils pour répondre aux exigences posées par les dynamiques du temps présent ? A la fin du XIXe et au XXe siècle, les Européens, et plus tard les Américains, relevèrent le défi d’évaluer les changements sociétaux auxquels étaient confrontées leurs sociétés et développèrent de nouvelles perspectives. Cet héritage est-il porteur des traditions critiques susceptibles de nous procurer le langage et les ressources permettant de faire face à ces défis ?

Les sociologues affirment que la sociologie est et demeure la plus réflexive des sciences sociales. Le premier moment de la réflexion apparut lorsque la sociologie américaine procéda à l’institutionnalisation de l’approche parsonnienne dans ses structures universitaires. Mais ces interventions, et d’autres similaires, se bornaient à interroger les silences sur le genre, la race, l’ethnicité et sur des identités différentes dans les limites de régions de l’Europe et de l’Amérique du Nord. Il n’y a eu que fort peu de réflexion sur les présupposés implicites et explicites du pouvoir qui a présidé à la formation de la discipline sociologique en Europe ainsi qu’à son exportation à d’autres régions du monde.

On peut faire remonter la généalogie de cette réflexion aux États-Unis au livre fondateur d’Alvin Gouldner, The Coming Crisis of Western Sociology (1971) et aux critiques plus tardives qui apparurent avec l’essor des mouvements étudiants et du féminisme vers la fin des années 1960. Tous ces phénomènes eurent des répercussions sur les théories sociales européennes et américaines, qui se joignirent à l’impact des nouvelles perspectives déployées à partir du structuralisme et du post-structuralisme, d’une reconstruction du marxisme, du féminisme, de l’écologie et de la théorie de l’identité, et ils contribuèrent à transformer le cadre de la théorie sociale dans le sens d’une discipline aux diverses facettes, plurielle et éclectique. Ces tendances coïncidèrent avec le plaidoyer de Wallenstein[1] qui invitait la sociologie à « s’ouvrir » afin d’inclure les défis posés par des sciences sociales interdisciplinaires telles que les études sur le genre, l’écologie, les diverses cultures, la race et l’ethnicité.

Des textes tels que Social Theory Today[2] reconnaissent l’existence de toutes ces tendances, en soutenant la thèse qu’il n’y a pas de consensus chez les sociologues sur ce qui constitue les fondements de la théorie sociale. Les traditions de la sociologie européenne et américaine affirment l’existence de cette pluralité théorique et méthodologique. Neil Smelser[3] la considère comme un acquis lorsqu’il écrit : « l’avantage, c’est de vivre ainsi dans un champ qui refuse de s’enfermer dans un paradigme clos dans lequel il risquerait de s’épuiser, mais qui préserve au contraire des qualités d’ouverture intellectuelle et d’imagination. »

En un sens, ce motif se reflétait également dans la déclaration inaugurale de Martin Albrow dans la première livraison de International Sociology (1987), où il proposait que la revue initie « une recherche explicite de [nouveaux] modèles d’enquête et de cadres conceptuels aptes à exprimer la singularité des cultures[4]. » En dépit de ce besoin ressenti, en Europe et aux États-Unis, la discussion des traditions sociologiques s’est généralement restreinte à un débat sur les théories sociales, le développement d’une culture de la professionalisation, et à l’affirmation de l’universalité de ses perspectives et de ses pratiques. Cette universalisation situe la discussion de la théorie sociale de la modernité et son essor en Europe, et sa diffusion en Amérique du Nord et plus tard au reste du monde industriel développé. Ainsi, Anthony Giddens affirme que « la sociologie est une discipline généralisatrice qui se préoccupe avant tout de la modernité – du caractère et de la dynamique des sociétés modernes ou industrialisées[5]. »

C’est dans ce contexte que nous devons considérer les interventions récentes de Jürgen Habermas[6] et Ulrich Beck[7] en faveur d’une théorie sociale post-nationale et transnationale qui intègre le nouveau cosmopolitisme introduit par la mondialisation contemporaine. Mais cette position réaffirme néanmoins l’enracinement de la théorie sociale dans la modernité européenne, cette fois sous la forme d’une « deuxième modernité ». C’est ce qui conduit Beck à déclarer que « la réalité devient cosmopolite – c’est là un fait historique[8]. »

A ce point, il nous faut rappeler la distinction qu’avait introduite Charles Taylor[9] entre deux modernités différentes : une modernité culturelle, dans laquelle la théorie rend compte des transformations en termes de l’émergence d’une nouvelle culture, et une modernité aculturelle, lorsque la théorie examine les transformations en termes culturellement neutres, tels que la rationalité occidentale et l’industrialisation, et plus récemment la mondialisation. Taylor soutient la thèse que la théorie sociale est pour l’essentiel aculturelle et que le principe moteur de la modernité occidentale est sa propre vision du bien positif. Cela revient à affirmer que la modernité occidentale est une perspective morale et il en résulte une distorsion de la théorie à deux niveaux. Le premier est une évaluation erronée des changements relatifs à la culture spécifique de l’Occident, et le second est l’universalisation et la pérennisation de certains aspects de la civilisation occidentale, comme la science et la religion. Taylor nous demande de nous rappeler que la science occidentale s’est développée « en étroite symbiose avec une certaine culture, dans le sens […] d’une constellation de compréhensions de ce que sont les personnes, la nature, la société, et le bien[10]. »

La thèse de Beck sur le cosmopolitisme doit être à mes yeux rejetée pour des raisons similaires. Selon lui, on peut bel et bien constater l’existence d’interrelations et d’une interdépendance des peuples à l’échelle du monde, mais sa thèse est exprimée dans les termes d’un certain nombre de traits spécifiques désormais universalisés, comme l’émergence d’organisations supranationales dans le domaine économique, l’activité politique d’acteurs non gouvernementaux et des mouvements citoyens issus de la société civile ; des préceptes moraux comme les droits de l’homme ; des types et des profils de risques globaux ; des formes de guerre nouvelles, et enfin le crime et le terrorisme organisés à l’échelle mondiale. Leur dénominateur commun est une cosmopolisation, autrement dit la dissipation de frontières nettes délimitant les marchés, les États, les civilisations, les cultures, et les « mondes vécus » des citoyens ordinaires. Mais cette description correspond-elle à la réalité ? Le travail de Beck reste confiné, au plan empirique, à des tendances qui se manifestent dans les limites de l’Europe, et ne présente pas d’analyse comparative globale pour étayer son analyse. Dans ce contexte, il est significatif que l’on ne rencontre pas chez lui d’analyse de la relation entre pouvoir, culture et connaissance.

On trouvera davantage d’intérêt à la thèse de Beck d’un nationalisme méthodologique, selon lui fondée sur « la théorie de l’existence humaine de la prison nationale[11] ». Il écrit ainsi : « Jusqu’à présent, le nationalisme méthodologique a dominé la sociologie et d’autres sciences sociales, en se fondant sur le présupposé qu’elles sont structurées nationalement. Le résultat en fut un système d’États-nations et des sociologies nationales leur correspondant, qui définissent leurs sociétés spécifiques en termes de concepts associés à l’État-nation. Selon la perspective nationale, l’État-nation crée et contrôle le « contenant » de la société, et assigne par conséquent dans le même temps ses limites à la sociologie. »

L’affirmation de Beck sur les nations et le nationalisme fait écho à celles d’autres commentateurs. Au début des années 1980, Anthony Smith affirmait que, tandis que les sociologues ont étudié la « société » comme une unité territoriale circonscrite – l’État- nation –, ils ont échoué à reconnaître que « l’étude de la société est toujours, ipso facto, l’étude de la nation[12]. » Dans The Consequences of Modernity, Anthony Giddens développe ce point lorsqu’il écrit : « Comprises de cette manière, les “sociétés ” sont tout simplement les États-nations. Cependant, bien que les sociologues commentant une société particulière puissent à l’occasion employer les mots de “nation” ou de “ pays”, le caractère de l’État-nation ne fait que rarement l’objet d’un examen théorique direct. Pour expliquer la nature des sociétés modernes, il nous faut saisir les caractéristiques spécifiques de l’État-nation, un type de communauté sociale qui contraste radicalement avec les États prémodernes[13]. »

Les trois auteurs indiquent donc que l’objet de la sociologie est en général une description des catégories qui définissent les citoyens, les institutions, les organisations et les cultures propres à une nationalité donnée. Dans ce contexte, comment peut-on les universaliser ? A la suite de ces thèses, et dans le contexte des observations méthodologiques de Taylor évoquées ci-dessus, il s’impose d’examiner la relation entre les schémas explicatifs et des styles argumentatifs avec des contextes culturels spécifiques et des représentations de la nation et du nationalisme, plutôt que de postuler une universalité a priori. Ces sociologies devraient plutôt être définies, ainsi que l’a proposé Chakrabarty[14], comme des sociologies provinciales.

La nation et le nationalisme impliquent en outre un contrôle du territoire et l’utilisation des ses ressources, processus et savoirs économiques, politiques et culturels au service du projet de la nation et de sa construction, qui ne se limite pas au territoire de l’État-nation mais s’étend à d’autres territoires par le biais du contrôle colonial ou post-colonial. Nous devons donc nous demander dans quelle mesure la théorie sociologique européenne et américaine a rendu compte de l’impact de la répartition globale du pouvoir sur la production et la reproduction d’un savoir sociologique conservateur, radical ou réflexif à l’échelle mondiale.

C’est ainsi que l’on assiste, hors de l’Europe et de l’Amérique du Nord, à l’émergence d’une position diamétralement opposée, qui introduit une voix entièrement nouvelle dans l’ensemble du débat. La théorie que l’on a baptisée sociologie indigène et récemment reformulée comme le projet de construire des sociologies endogènes[15] et autonomes[16], ou encore comme transmodernité[17] s’attache à construire une nouvelle position épistémique sur la discipline, dont on trouvera des éléments dans le livre de Raewyn Connell Southern Theory (2004). Des représentants de cette sociologie endogène en Afrique, en Asie et en Amérique du Sud ont formulé l’exigence de mettre au jour des philosophies, des épistémologies et des méthodologies indigènes afin de conceptualiser, de comprendre et d’examiner les cultures et les structures « locales » et nationales de différents pays du Sud[18].

Le problème central est ici celui du colonialisme, et de la tendance à imposer la science, les théories et les méthodologies occidentales dans l’évaluation des sociétés non-occidentales. Des chercheurs du reste du monde ont soutenu la thèse que l’universalisation des perspectives européennes et américaines apportait une grande vision unifiée et une « vérité » rendant compte des changements que connaît le monde[19]. C’est ce que Syed Hussain Alatas a désigné comme l’esprit captif, « une imitation acritique de l’activité intellectuelle qui comprend la manière de poser le problème, l’analyse, l’abstraction, la généralisation, la conceptualisation, la description, l’explication et l’interprétation[20]. »

Les positions indigènes ont suggéré que les perspectives européennes et américaines étaient ethnocentriques et qu’elles introduisaient la confusion dans l’analyse de contextes et de processus spécifiques, en reflétant, en déformant, et, dans le même temps, en définissant une manière particulière de les évaluer[21]. Ces remarques ne valaient pas uniquement pour les théories positivistes ou conservatrices, mais aussi pour des théories radicales telle que le marxisme et celles qui représentent des voix subalternes et exclues, comme l’écologie et le féminisme[22]. Lorsqu’elles furent exportées à d’autres pays, elles devinrent à leur tour des modèles universels dominants.

Il n’y a donc pas à s’étonner, poursuivent ces auteurs, si l’idée que ces sociétés non-occidentales n’ont pratiquement rien apporté de neuf en termes de concepts et de théories explicatrices et que, par conséquent, jusqu’à présent, rien n’autorise à les prendre au sérieux, a reconstitué une domination selon des modalités nouvelles. Les sociologues indiens Radha Kamal Mukerjee et D.P. Mukerji ont ainsi proposé l’idée que les sciences sociales devraient être considérées comme une discipline unifiée spécifique aux cultures et intégrant des valeurs à ses analyses ; ils exigeaient par conséquent que les valeurs indiennes définissent l’interprétation de la pensée sociologique de l’Inde[23]. C’est une observation identique qui informe l’exigence d’Akiwowo de sociologies indigènes[24], et c’est dans ce but qu’il a élaboré un schéma conceptuel permettant de rendre compte des études sociologiques en se basant sur des idées et des notions issues de la poésie africaine.

Cette perspective affirmait également la nécessité pour l’État-nation (cette fois-ci dans un sens différent) de demeurer un lieu critique pour la classification et l’évaluation de l’ensemble des pratiques sociologiques, en y comprenant les théories sociales. En outre, elle exprimait l’exigence d’aller au-delà de l’État-nation, à la recherche d’une dimension supra-locale, qui pourrait être le lieu de l’élaboration de nouvelles pratiques, en particulier dans le cas de très vastes nations telles que l’Inde ou la Chine. Les sociologues indigènes ont mis en lumière la domination occidentale dans toute une gamme de pratiques sociologiques, celles qui ont par exemple trait à l’enseignement et qui procèdent en important les programmes, les manuels et les méthodes de recherche (qui définissent ce que l’on étudie, comment l’étudier, ce que l’on considère comme les pratiques adéquates de recherche, y compris l’évaluation des projets de recherche et celle des protocoles de rédaction et de présentation de publications empiriques et théoriques)[25].

Toutes ces questions, auxquelles s’ajoute celle de savoir qui finance la recherche et qui définit son programme, ont donc alimenté le débat sur la manière dont la théorie sociale et ses pratiques sont enracinées dans la distribution inégale du pouvoir global, un problème capital dans le contexte de la mondialisation contemporaine. La thèse qui apparaît ici, c’est que la sociologie doit être définie par la totalité des pratiques qui structurent son organisation plutôt que de se borner à une analyse de ses productions théoriques. Ces pratiques sont organisées de manière inégale à travers le monde, et leur examen permettrait de rendre compte de la construction coloniale de la modernité. Elles constituent le matériau susceptible de nous fournir des manières plurielles de penser et d’analyser les processus contemporains, inégaux et globaux.

Toutes ces dimensions sont explorées par une critique épistémique radicale issue de l’école néo-dépendantiste d’Amérique du Sud. Des théoriciens comme Anibal Quijano, Enrique Dussel et Walter Mignolo ont élaboré cette position, en soutenant que l’universalisation inhérente à la théorie sociologique participe de la géopolitique de la connaissance. La clé de ce processus est une évaluation de la modernité et de sa relation avec la théorie sociale. Dussel écrit ainsi : « Si l’on comprend la modernité de l’Europe – un long processus, qui s’est étalé sur cinq siècles – comme le déploiement de nouvelles possibilités dérivé de sa centralité dans l’histoire mondiale, et la constitution corrélative de toutes les autres cultures comme périphériques, il devient clair que quoique toutes les cultures soient ethnocentriques, l’ethnocentrisme européen moderne est le seul qui puisse revendiquer l’universalité pour lui-même. L’européocentrisme de la modernité provient d’une confusion entre l’universalité abstraite et l’hégémonie mondiale concrète résultant de la démarche instituant l’Europe comme centre[26]. »

Dussel et Quijano considèrent donc qu’il faut examiner la connaissance sociologique comme un discours du pouvoir, en particulier dans le contexte des développements contemporains. Ils proposent que l’on évalue les théories européennes, aussi bien classiques que contemporaines, ainsi que la théorie américaine, comme des discours du pouvoir. Selon eux, cette théorie, lorsqu’elle s’évalue elle-même, se fonde sur le présupposé d’un « Je » occidental plutôt que sur un « Autre » (le reste du monde) qui était et demeure l’objet du contrôle occidental, même après la disparition formelle du colonialisme et de l’impérialisme. L’universalisme implique la légitimation du savoir du « Je » à propos de la « société »[27].

Toujours selon ces auteurs, les théories sociales européennes et américaines intègrent une série d’axiomes qui encadrent la connaissance de la société, consistant en différentes caractéristiques associées binairement pour former une matrice de pouvoir et une stratégie de contrôle et de domination. Ils affirment que ce discours a universalisé les préceptes de la modernité européenne et américaine (en tant que part du projet impérialiste) et ainsi nié toute légitimité à de nouvelles manières de penser, de rendre compte des processus dans le reste du monde, qui passent par la redécouverte de la tradition (ou des traditions) philosophiques et épistémologiques liées à des pratiques spécifiques. Ils considèrent donc qu’il est nécessaire d’étudier non seulement les théories sociologiques, mais la gamme toute entière des pratiques de la production et de la reproduction du savoir sociologique dans le cadre des États-nations et des régions. Elles doivent être examinées sous l’angle de leur relation organique avec le discours dominant, tandis que chacune de ces réflexions doit indiquer des manières plurielles-universelles de comprendre ces liens symbiotiques[28].

Il est évident que les théories sociologiques (des systèmes de concepts corrélés, de catégories et de modes d’explications destinés à fournir une compréhension du monde) sont enchevêtrées à des projets normatifs (des systèmes de pensées et de croyances qui se préoccupent des moyens d’améliorer la société). Ces projets normatifs sont parfois énoncés explicitement, mais il est fréquent qu’ils ne soient soutenus que de manière implicite. Ces projets normatifs sont des projets du pouvoir lié à l’impérialisme[29].

La sociologique critique et réflexive fut à l’origine de la première discussion sur la relation symbiotique entre connaissance et pouvoir, à commencer par elle-même. Mais ainsi que nous l’avons indiqué, la relation entre connaissance et pouvoir doit faire l’objet d’un examen qui ne porte pas seulement sur les théories, mais qui prenne également en compte le registre tout entier des pratiques. La mondialisation contemporaine réorganise le savoir et ses institutions selon des modalités nouvelles et fondatrices. Sommes-nous en mesure de retracer la manière dont ce processus affecte la nature de la connaissance sociologique ? Comment le pouvoir et la domination, dans leurs manifestations complexes, coloniales, néocoloniales, patriarcales, discursives, nationales et matérielles, affectent-ils l’épistémologie, son exigence de vérité et ses stratégies de représentation ? Quelles idées et quelles perspectives ce processus représente-t-il lorsqu’il énonce la nature et le contenu des conséquences de la mondialisation ? Quelle relation y a-t-il entre savoir national, savoir régional et savoir global ?

Dussel et Quijano évoquent la nécessité d’élaborer « un projet de libération éthique à l’échelle mondiale », dans lequel l’altérité pourrait s’accomplir par le biais de la création d’un savoir nouveau au sein duquel la modernité et son altérité niée, ainsi que ses victimes, pourraient s’accomplir mutuellement au cours d’un processus créatif. Transcender la colonialité du pouvoir et adhérer à la transmodernité est la perspective de l’accomplissement mutuel d’une solidarité entre centre et périphérie, entre l’homme et la femme, entre l’espèce humaine et la Terre, la culture occidentale et les cultures périphériques postcoloniales, entre les différentes races et les différentes ethnicités, et entre les différentes classes. Sommes-nous en mesure de réaliser ce projet aux plans ontologique, méthodologique et théorique ?

Je présente ci-dessous quelques étapes qui permettraient d’initier un tel projet. Pendant une longue période, on a récusé toutes les critiques des savoirs dominants au nom du relativisme et/ou de l’ethnocentrisme qu’on leur imputait. Dans le sillage de Taylor, je plaide pour la nécessité d’accepter une théorie culturelle de la modernité (plutôt qu’une théorie aculturelle), une théorie qui peut être élaborée à partir des sites et régions les plus divers, et à partir d’une pluralité de positions. Nous devrions nous fixer pour but de discuter les manières diverses dont le pouvoir a modelé et modèle toujours les pratiques de la connaissance sociologique dans le monde entier. Notre objectif serait de faire naître une discussion sur la manière d’évaluer tous les aspects de la sociologie telle qu’elle est organisée et institutionnalisée à l’échelle du globe : les idées et les théories, les chercheurs et leurs domaines de recherche, les pratiques et les traditions, les ruptures et les continuités, à travers une perspective globalisante qui examine la relation entre la connaissance sociologique et le pouvoir.

Dans la mesure où la relation entre la connaissance et le pouvoir peut être structurée différemment, aussi bien dans le monde entier que dans les limites de l’État-nation, il s’impose d’examiner les ressources de la sociologie à trois niveaux distincts. Premièrement, les traditions de la discipline doivent être étudiées à partir de situations spatiales multiples : dans un cadre qui va de la localité à l’État-nation, de la région à l’ensemble du globe. Il n’en reste pas moins que l’État-nation est un élément-clé de l’élaboration des traditions de la discipline, et qu’il contribue de manières multiples à définir les traditions sociologiques.

Cette influence peut s’exercer de manière directe. Qu’il soit démocratique, autoritaire, fasciste, socialiste, il joue un rôle critique dans la légitimation de la nécessité de la sociologie et lorsqu’il s’agit de définir le cadre de sa fonction sociale. D’une manière générale, les démocraties ont favorisé l’enseignement de la sociologie. Il n’en va pas de même des États qui ont imposé le fascisme, le communisme, la théocratie, l’apartheid, ou la dictature militaire. Tous ont au contraire entravé et/ou contrôlé son enseignement.

Dans les pays où le sujet n’est pas proscrit, l’État-nation peut intervenir de très nombreuses façons, y compris là où des institutions privées jouent un rôle direct. Il le fait en déterminant le contenu de connaissance qui doit être transmis aux étudiants, et par l’intermédiaire de toute une gamme de politiques et de règlementations de l’éducation supérieure, qui favorisent et limitent dans le même temps le développement de la discipline. Ces politiques déterminent les protocoles et les pratiques des processus d’enseignement et d’apprentissage, l’établissement et les pratiques au sein des instituts de recherche, la distribution des subventions, le langage dans lequel la sociologie se reflète elle-même, l’organisation de la profession, le statut des chercheurs et la définition de leur champ de recherche.

Bien qu’il existe également des traditions en termes de communautés de langage, la manière la plus sûre de comprendre ces traditions sociologiques, c’est de les considérer sous l’angle de leur organisation dans le cadre de l’État-nation après la Seconde Guerre mondiale. C’est lui, en effet, qui constitue le lieu spatial et politique le plus significatif nous permettant de rendre compte de l’histoire de cette science, de même que d’évaluer les diverses contestations et contradictions qui ont défini les liens organiques entre ces traditions. La thèse que soutient le présent article, c’est que la connaissance sociologique est enchevêtrée avec l’identité de l’État-nation et les politiques qu’il mène.

A la suite de Smith, Giddens et Beck[30], il faut aussi prendre en compte que les ressources de la discipline doivent être considérées depuis une perspective située à la fois au-dessus et au-dessous de l’État-nation. A titre d’exemple, l’espace, sous la forme de la localité, reste une catégorie-clé de la structuration des ressources de la discipline. Mais celles-ci restent nécessairement inégales et provinciales. Ainsi, dans le cadre de chaque État-nation, il est possible de rendre compte des nombreux points de départ, des nombreuses réussites, des nombreux échecs, et des nombreuses continuités et discontinuités. Cette succession de hauts et de bas ayant trait à l’organisation, la consolidation et l’institutionnalisation des traditions sociologiques implique des confrontations entre des traditions universelles dominantes et des traditions subalternes émergentes. Dans ce sens, il existe, et il existera encore une diversité des traditions sociologiques à l’intérieur des États-nations.

Ces diversités existent non seulement à l’intérieur des États-nations, mais aussi entre eux. Puisque les histoires des traditions sociologiques des États-nations se sont constituées différemment, l’expérience collective de l’essor et de la diffusion des traditions sociologiques à travers le monde est et demeure diverse et inégalement organisée. Cette inégalité est liée à la relation de chacune de ces traditions avec la tradition européenne, plus tard avec celle des États-Unis, ainsi qu’à la manière dont ces traditions ont été universalisées à l’échelle mondiale.

L’universalisation de la tradition (ou des traditions) nord-atlantique est liée à la répartition globale du pouvoir[31]. En ce sens, le présent article s’efforce de dépasser l’opposition terme à terme entre universalisme, d’une part, et relativisme ou particularisme, de l’autre, et de postuler une troisième position suggérant que les traditions sociologiques sont à la fois universelles et diverses. La thèse qu’il soutient est que les exigences que pose chacune des traditions sociologiques sont distinctes et universelles, mais qu’elles ne sont cependant pas équivalentes, et demeurent posées en tant qu’exigences plurielles, hybrides, ou relatives, selon des critères internes à chacune d’entre elles[32].

Deuxièmement, la discussion des traditions sociologiques doit prendre en compte leur enracinement dans un ensemble de philosophies, d’épistémologies, de cadres théoriques, de cultures scientifiques, de langages réflexifs distincts. Il est nécessaire d’examiner tous ces registres afin de déterminer de quelle manière, à des moments particuliers de l’histoire de la discipline, ont émergé de nouvelles perspectives de compréhension de la vie sociale grâce à la mise en question d’idées sociologiques dominantes, universalisées et colonisées. Il est également nécessaire d’examiner de quelle manière la discipline a évolué pour intégrer des voix minoritaires, et de mettre ces dernières à profit afin d’inclure, de comprendre et d’évaluer les sociabilités dans leur évolution. Elles mettent aussi en relief la manière dont des processus extérieurs et dominants, de pair avec le colonialisme et le néo-colonialisme, ont transformé le cadre de la connaissance, et elles affirment l’exigence de mettre au jour de nouvelles manières de penser et de pratiquer la sociologie, endogènes et/ou autonomes.

Troisièmement, le terrain dans lequel les pratiques sociologiques s’enracinent est très vaste. Les lieux de la production et de la transmission du savoir sont divers et relatifs. Ils vont de l’organisation de campagnes ou de mouvements jusqu’aux groupes d’intérêts (advocacy groups), de la salle de cours ou du département universitaire jusqu’aux formulations des programmes d’enseignement et des protocoles d’évaluation des articles de journaux et des livres. Ils impliquent des militants, des chercheurs et des communautés dans l’évaluation, la réflexion et l’élucidation des événements immédiats et des problèmes qui déterminent le processus de la recherche, ainsi que de l’organisation et la systématisation des connaissances, et, à long terme, des processus institutionnalisés permettant l’organisation du processus d’enseignement.

Prises dans leur ensemble, ces diversités ne peuvent être mises sur un seul plan et considérées comme égales ; mais pas non plus définies comme supérieures ou inférieures. Collectivement, elles sont et restent des traditions sociologiques à la fois diverses et universelles, parce qu’elles présentent des perspectives distinctes pour rendre compte de leur propre histoire des théories et des pratiques sociologiques. Chacune de ces traditions a aussi développé sa propre évaluation de la relation qu’elle entretient avec les autres traditions et avec l’accumulation du savoir et du pouvoir sociologique. Dans ce sens, les perspectives des différentes traditions demeurent diverses et comparatives, et cela pour deux raisons.

Premièrement, elles sont diverses, puisque chaque tradition a son propre système d’évaluation de la manière dont elle s’articule au sein de la distribution globale des idées, des chercheurs, et de la recherche (que celle-ci soit adaptée à partir d’idées importées ou décrétée indigène/endogène/locale/nationale/provinciale) ; il en est de même de la relation qu’elle entretient avec ses contextes, qui comprennent la culture de l’enseignement et de la recherche, les institutions, l’État et l’économie. Tandis que ces exigences sont universelles, les interprétations portant sur la nature de leur relation avec la tradition (ou les traditions) nord-atlantique(s) et entre elles demeurent différentes pour chaque État-nation. Ou, pour le dire autrement, ce qui est différent, c’est la manière dont chacune des traditions a contesté les prétentions des traditions nord-atlantiques et développé sa propre évaluation de cette relation. En ce sens, collectivement, on serait fondé à dire que les traditions sociologiques sont diversement universelles, ou qu’elles intègrent une « diversalité »[33].

Deuxièmement, à partir des remarques précédentes, on peut proposer l’idée que la sociologie a été globalisée dès sa naissance, par l’affirmation de la singularité du processus de la modernité par l’universalisation de l’expérience (ou des expériences) provinciale, d’abord de l’Europe, puis des États-Unis[34]. Un discours du pouvoir a structuré l’universalisation de la connaissance sur les sociabilités. En ce sens, tandis que l’on a discuté de la mondialisation en tant que processus récent, la mondialisation de la connaissance sociologique a connu une histoire plus longue.

Cette mondialisation a parfois effacé des histoires plus anciennes de la modernité, en les réinterprétant et en déplaçant des modes de pensée, des modes de vie et d’être. Il en a résulté qu’un certain nombre de traditions n’ont pas développé les perspectives et les théories susceptibles de rendre compte de leurs relations avec des traditions dominantes et universalisées, bien que celles-ci aient été reconnues. D’autres se sont adaptées à des idées dominantes et externes. D’autres encore, cependant, ont fait la critique de l’héritage de la dépendance et de la domination pour rendre compte de leurs propres modernités et réfléchir sur elles. Si la globalisation de la connaissance sociologique a « étouffé » la formation de nombreuses voix dans certaines régions et États-nations, elle a également engendré un défi pour l’Occident en posant des questions nouvelles et en fournissant des réponses neuves en provenance d’arènes différentes. Ces énergies doivent être rassemblées en un puissant réseau intranational et internationalisé qui transcende les multiples matrices d’inégalité que nous avons évoquées. Travailler aux marges de toutes les frontières peut aider à procurer une identité nouvelle. L’usage créatif et imaginatif de ces ressources demeure le plus important défi contemporain.

 

 


[1] Wallerstein, I., Open Social Sciences, Vistaar, Delhi, 1996.

[2] Giddens, A., Turner J., eds, Social Theory Today, Polity Press, Cambridge, 1987.

[3] Smelser, N., “Sociology as Science, Humanism, and Art” in La Revue Tocqueville 15, 1994, n° 1, pp. 5-18, p. 8.

[4] Albrow, M., “Sociology for One World”  in International Sociology 2, 1987, n° 1, pp.1-12, p. 9.

[5] Giddens, A., The Consequences of Modernity, Stanford University Press, California, 1990.

[6] Habermas, J., The Postnational Constellation. Political Essays, Polity, Cambridge, 2001.

[7] Beck, U., Cosmopolitan Vision, Polity, Cambridge, 2006.

[8] Beck, op.cit.

[9] Taylor, C. “Two Theories of Modernity”in The Hastings Center Report 25, 1995, n° 2,  pp. 24-33.

[10] Taylor, op.cit.

[11] Beck, op.cit., p. 12.

[12] Smith, A., “Nationalism: A Trend Report and an Annotated Bibliography” Current Sociology 21, 1973, n° 3, p. 26.

[13] Giddens, The Consequences of Modernity, op.cit., p. 13.

[14] Chakrabarty, D., Provincializing Europe. Postcolonial Thought and Historical Difference, Oxford University Press, Delhi, 2000.

[15] Adesina, J., “Sociology Beyond Despair: Recovery of Nerve, Endogeneity, and Epistemic Intervention” in  South African Review 37, 2006, n° 2, pp. 241-259.

[16] Alatas, F., Alternative Discourses in Asian Social Science. Responses To Eurocentrism, Sage, Delhi, 2006.

[17] Dussel, E., “Europe, Modernity, and Eurocentrism”  in Nepantla: Views from South 1, 2000, n° 3, pp. 465-478.

[18] Alatas, H., “The Captive Mind and Creative Development”, in International Social Science Journal 36, 1974, n°4, pp. 691-9.

[19] Wallerstein, I., European Universalism. The Rhetoric of Power, The New Press, New York, 2006.

[20] Alatas, S.H., The Captive Mind, op.cit., p. 11-12.

[21] Alatas, op.cit., et Mukherji, P. N. and C. Sengupta, eds., Indigeneity and Universality in Social Science. A South Asian Response, Sage, New Delhi, 2004.

[22] Mohanty, C., “Under Western Eyes: Feminist Scholarship and Colonial Discourses” in  Feminist Review 30, 1988, pp.61-88 et Mani, L. “Multiple Mediations: Feminist Scholarship in the Age of Multinational Reception”, in  Feminist Review 35, 1990, pp.24-41.

[23] Mukerjee, R., “A General Theory of Society”, in The Frontiers of Social Science. In Honour of Radhakamal Mukerjee, B. Singh ed., Macmillan, Londres 1955, et Mukerji, D. P., Diversities: Essays in Economics, Sociology, and Other Social Problem, People’s Publishing House, New Delhi, 1958.

[24] Akiwowo, A., “Building National Sociological Tradition in an African Subregion”, in National Traditions in Sociology, N. Genov ed., pp. 151-166, Sage, Londres, 1987, et

“Contributions to the Sociology of Knowledge from an African Oral Poetry” in Globalisation, Knowledge, and Society. Readings from International Sociology, M. Albrow and E. King eds,  pp. 103-118, Sage, Londres, 1990.

[25] Alatas, S.H., The Captive Mind, op.cit.

[26] Dussel, E., “Europe, Modernity, and Eurocentrism”, op.cit., p. 471.

[27] Mignolo, W. D., “The Geopolitics of Knowledge and the Colonial Difference” in  The South Atlantic Quarterly 101, 2002, n°1, pp. 57-96.

[28] Cf. Quijano, A., “Coloniality of Power, Eurocentricism, and Latin America” in Nepantla: Views from the South 1, 2000, pp. 553-800 ; Lander, E., “Eurocentrism, Modern Knowledges, and the ‘Natural’ Order of Global Capital” in  Nepantla: Views from the South 3, 2002 n°2, pp. 249-268 ; Mignolo, The Geopolitics of Knowledge, op.cit.

[29] Connell, R., Southern Theory. The Global Dynamics of Knowledge in Social Sciences, Polity, Cambridge, 2007 ; Patel, S., “Beyond Binaries: A Case for Self-Reflexive Sociologies” in Current Sociology 54, 2006, n°3, pp. 381–395 ; Wallerstein, I. Open Social Sciences, op.cit.

[30] Cf. les notes ci-dessus.

[31] Wallerstein, European Universalism, op.cit.

[32] Chakrabarty, D., “In Defense of Provincializing Europe: A Response to Carola Dietze” in History and Theory 47, 2008, pp. 85-96.

[33] Mignolo, “The Geopolitics of Knowledge...”, op.cit., p. 89.

[34] Chakrabarty,  Provincializing Europe, op.cit.