La révolution comme fragilité

Entretien avec Fadhel Jaibi, auteur et metteur en scène de théâtre tunisien

Fadhel JAIBI


Transeuropéennes : Fadhel Jaibi, vous êtes auteur et metteur en scène de théâtre, de ceux qui n’ont jamais mâché leurs mots, face au régime tunisien qui vient d’être déchu. A Tunis, actuellement, est repris le spectacle Amnesia, dont vous êtes le co-auteur avec Jalila Baccar et le metteur en scène, et que vous avez créé en 2010, au plus fort de l’ancien régime et de sa censure. Comment situez-vous aujourd’hui ce spectacle par rapport au parcours qui est le vôtre, avec Jalila Baccar et avec Familia Productions ?

Fadhel Jaibi : Amnesia s’inscrit dans une trilogie. La première partie de cette trilogie c’est corps-otage, khamsoun. Khamsoun veut dire 50, il s’agissait de parler des cinquante ans d’ « indépendance » tunisienne. Indépendance entre guillemets, parce qu’il ne faut pas être dupe, l’indépendance s’arrache, s’achète à un prix très fort. L’indépendance qui était la nôtre était sujette à caution : nous avions l’impression d’être entrés dans une sorte de néocolonialisme, d’être sortis du protectorat pour se retrouver comme des otages d’un nouveau système cautionné par les bailleurs de fonds. Nous étions entre le marteau du bourguibisme et l’enclume de la charité chrétienne de l’Occident, la ″bien-pensance″ face à la mal-gouvernance. Nous nous somme battus comme des diables et nous voulions rendre compte de cet embrigadement, de cette ornière où nous étions du temps de Bourguiba. Ben Ali a continué de plus belle, laminant la gauche, quelle que soit sa mouvance, son obédience, et faisant le lit de l’intégrisme, même s’il était obligé de combattre l’intégrisme pour faire le vide. Un coup à droite, un coup à gauche, pour faire régner la mafia affairiste qui était celle de sa famille et de son clan qui était pendant 23 ans, avec la fin que l’on sait.  Nous voulions faire un exercice de mémoire sur la Tunisie non officielle. Il n’y avait de Tunisie que celle qui était dans les médias, les livres d’histoire, les archives du régime. On nous a confisqués notre mémoire. C’est une espèce de réhabilitation, de tentative de réhabilitation de la mémoire avec une mise en garde contre la déferlante islamiste qui menaçait le pays et l’agonie de la gauche tunisienne, avec un pouvoir extrêmement autoritaire. C’était un traitement au scalpel, une radioscopie de 50 ans de l’histoire de la Tunisie en commençant par l’aube de l’indépendance jusqu’au cinquantenaire en 2006 : cinquante ans d’histoire contemporaine de la Tunisie.

Le deuxième  volet de cette trilogie est Amnesia. On aurait pu inverser les titres, appeler khamsoun amnesia, invariablement, et appeler amnesia corps-otages. Nous nous sommes dit qu’il fallait attaquer la tête, remonter à la source du mal : le pouvoir central, le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif à la tête de l’Etat. Quels sont les mécanismes de ce pouvoir ? Comment se prennent les décisions ? Comment s’opèrent les transactions ? Comment s’organise la malversation, la corruption, les jeux d’intérêt, les rapports claniques ? Nous voulions en faire une tragédie épique, un procès assez surréel. Il faut parfois se pincer pour savoir si la réalité est bien réelle. Elle est tellement étrange, cauchemardesque … C’est une espèce de traitement onirico-sociologico-politique de la réalité tunisienne depuis l’avènement de Ben Ali.  Cette pièce a presque prémonitoire de ce qui allait se passer, car il s’agit du limogeage d’un chef de l’exécutif. Sauf qu’il s’agit dans la pièce d’un coup d’Etat, d’une révolution de palais : Yahia a été limogé par ceux-là même qui l’avaient mis en place. C’est l’histoire de l’arroseur arrosé : celui qui était à la tête des mécanismes de répression est lui-même l’objet d’une horrible machination qui le met à terre. Nous voyons tout au long du spectacle sa descente aux enfers et les mécanismes qui ont été ceux de son avènement au pouvoir sont ceux de sa chute. Il rencontre dans sa chute un certain nombre d’êtres plus étranges les uns que les autres, plus vrais que nature, parce qu’il échoue dans un hôpital psychiatrique pour cause de confusion mentale à la suite de l’incendie de sa bibliothèque dans laquelle il s’était enfermé. On ne sait pas si c’est un acte délibéré ou un accident ; toujours est-il qu’il échoue en hôpital psychiatrique et l’hôpital psychiatrique est un lieu idéal, c’est le microcosme de toute une société. Il rencontre des malades, des vrais, des médecins, des infirmiers, des laveurs de carreaux, des videurs de pots de chambre. Il regarde aussi ses propres démons, à travers les êtres qu’il a martyrisés, sur lesquels il a sévi tout au long de son mandat et notamment une journaliste schizophrène qui a perdu son âme, parce qu’elle a tout le temps tendance à écrire deux articles sur le même sujet : un article qui devrait paraître et un autre qui devra échouer au fond d’un tiroir. Elle harcèle, elle pourchasse cet homme dans son errance, parce qu’il veut fuir par les frontières, aidé d’un infirmier totalement acquis à sa cause. Elle voudrait lui arracher un entretien, peut-être un livre, dans lequel il dirait LA vérité, les vérités du pouvoir. Qu’il crache le morceau et qu’il s’absolve lui-même par l’acte d’évacuation, la confession. C’est un spectacle épique, qui rend compte du malaise généralisé, des griefs, des doléances, des peurs, des incertitudes et de cette révolte larvaire dont on était loin de penser qu’elle allait amener cette révolution.

Le troisième volet sera fatalement le questionnement de l’après-révolution. Il y a un avant la révolution, mais je ne sais pas s’il y a un après révolution. Comme disait Saint-Just je crois, « la révolution doit s’arrêter avec la perfection  du bonheur ». C'est-à-dire que la révolution ne s’arrête pas. La révolution est un acte continu, qui ne s’achève pas, qui ne s’arrête pas. On voudrait interroger un peu cette étape de la vie de la Tunisie : ses espoirs, ses craintes – et celles-ci sont plus nombreuses au jour d’aujourd’hui. C’est une situation tellement inédite, tellement écrasante, tellement susceptible de déboucher sur la terreur – et je pèse mes mots – que l’espoir est ténu. Cet espoir d’aller vers une Assemblée constituante. Jalila Baccar est dans le Conseil de la révolution, la première réunion a été houleuse. Nous ne sommes pas sortis de l’auberge.

Je veux garder mon recul. Je ne peux pas écrire à chaud. J’ai besoin d’un minimum de détachement, j’observe, j’interviens, j’écoute, je réagis et j’essaie petit-à-petit de constituer avec tout ça un matériau de travail. Je vais entamer dans 15 jours un stage sur comment faire le théâtre aujourd’hui, plutôt, « quel théâtre pour demain ? », avec des jeunes qui se trouvent être ceux qui étaient en amont de cette révolution, c’est-à-dire les bloggeurs. Ca ne sera pas exclusivement avec des étudiants de théâtre ou avec des jeunes professionnels, comme j’ai l’habitude de le faire, ce sera un mélange de ceux-ci avec tous ceux qui ont anticipé sur cette révolution par leurs actes, leurs écrits, leurs chansons, leurs dessins, leurs poèmes. J’en ai rencontré quelques uns, ils sont étonnants, ils ont beaucoup d’humour : l’humour est ce qui caractérise cette catégorie sociale et culturelle. On oublie à présent que chacune des régions revendique la paternité de la révolution : Sidi Bouzid, Gafsa, etc. et on oublie que les bloggeurs avaient fait un travail considérable pour ameuter, informer, analyser, dénoncer. J’ai donc envie de réunir une douzaine de jeunes et de moins jeunes et de se demander : « Va-t-on continuer à faire du théâtre comme on l’a fait jusqu’à présent ? » Quels sont les éléments de la continuité et ceux de la rupture, en somme ? Quoi dire et comment le dire ? J’ai envie d’interroger cela, quitte à revenir en arrière, au statu quo ante, quitte à inaugurer ici ou là une piste de travail nouvelle. Il faut aborder cela avec beaucoup d’humilité, à coups de questionnements.

 

TE : Vous avez parlé des cinquante dernières années tunisiennes, au sujet de Khamsoun, de cette situation néocolonialiste dans laquelle était la Tunisie, avec un système cautionné par les nouveaux bailleurs de fonds et par la complaisance occidentale. Par rapport à l’histoire de la Tunisie, comme situez-vous ce moment d’aujourd’hui ? Est-on vraiment sorti avec elle du néocolonialisme ? Est-ce que cette révolution – je ne sais pas comment vous l’appellez, d’ailleurs : soulèvement, révolution ? – représente l’ultime étape de la décolonisation ?

Fadhel Jaibi : Je crois que la colonisation est un phénomène endémique, chronique. Il est indissociable de l’histoire des pays qui ont été peu ou prou occupés, parce que, maintenant, l’avenir du monde entier est interdépendant. On ne peut plus découper le monde en zones d’influences, aucun pays du monde – pas même les pays émergents – ne peuvent prétendre à l’indépendance. Les économies sont interdépendantes, les systèmes politiques sont très similaires, s’inspirent les uns des autres. Il n’y a plus un seul modèle, il y en a plusieurs. Je crois personnellement à la faillite des partis, je ne crois plus tellement à la gauche avec un grand G et à la droite avec un D. Il y a une faillite des extrêmes, une faillite des idéologies, et ce n’est pas plus mal. Je trouve formidable que les révolutions tunisienne et égyptienne n’aient été instrumentalisées par personne, que les gens soient sortis parce qu’il fallait qu’ils disent leur ras-le-bol. De quoi sera fait demain, qui va s’emparer de ça, canaliser, instrumentaliser et récupérer ? Ce que je crains le plus, c’est la dérive, et pourtant il faut bien appartenir à un camp, se retrouver dans une famille. Ce que je continue à revendiquer, c’est une Constitution qui soit à l’image de ce dont je rêve depuis longtemps : un régime parlementaire et laïc. Ce sont les deux terrains pour lesquels il est nécessaire de se battre.

 

TE : Vous parliez de risque de « terreur » dans cette période, de « fragilité révolutionnaire », pourriez-vous préciser ?

Fadhel Jaibi : C’est un euphémisme de parler de fragilité. La terre tremble ; j’observe ce parallèle fantastique entre ce qui s’est passé au Japon et ce qui se passe dans nos pays en ce moment. C’est un tremblement de terre et les gens n’ont pas cette sagesse zen qu’ont les Japonais, cette culture non pas de la résignation mais de la régénérescence des énergies : on ne réagit pas à chaud, on plie, on attend que ça passe et on réfléchit de manière organisée, méthodique et rationnelle. Nous ne suivons pas toujours cette méthode, dans la région ; nous sommes encore des intempestifs, des nerveux. Et il y a une espèce de menace réelle, pour ne pas dire une réalité tangible : la menace de la résurgence du tribalisme, du clanisme, du régionalisme. On l’observe tous les jours : tous ceux qui montent au créneau, qui manifestent, qui exhibent la bannière de l’appartenance à une communauté, tous ceux que Bourguiba avait tenté de battre en brèche pendant ses trente années de pouvoir et que Ben Ali avait anesthésiés à coup de fric, de ponts et de routes, de bananes importées. Il a donné beaucoup à consommer à cette société consumériste, il avait anesthésié ce régionalisme et ce tribalisme-là. Maintenant, la Tunisie pourrait éclater en mille morceaux et il n’y a pas de figure charismatique, et l’on se méfie évidemment des figures charismatiques, des héros, de ceux qui peuvent au nom de je ne sais quelle idéologie ou intérêt supérieur de la Nation s’ériger en grand chef. Mais, en même temps, personne n’a la faculté d’indiquer une voie possible, au jour d’aujourd’hui. Il y a des partis qui ne représentent que leur bureau politique, qui n’ont pas d’assise populaire, et les seuls à avoir une forme d’organisation, ce sont les islamistes – « softs » pour le moment, pour des raisons tactiques – parce qu’ils ont un bréviaire, un texte, un projet, à prendre ou à laisser. Il n’y a pas d’équivalent de cela parmi les forces politiques en présence aujourd’hui en Tunisie, d’où la profusion de partis et de mouvances. Comment y voir clair, comment le chauffeur de taxi qui t’a conduite jusqu’ici pourrait y voir plus clair ? Nous-mêmes n’y voyons pas clair, comment le peuple pourrait-il se définir, s’orienter, si nous allons, le 24 juillet, vers une nouvelle constituante et de nouvelles élections? Voilà la certitude. La sécurité n’est pas du tout assurée, l’ancien parti au pouvoir ne s’est pas volatilisé, les radicaux parmi les islamistes font du clientélisme, ils commencent à ratisser les gens qui sont dans la fragilité psychologique, morale et matérielle.

 

TE : Je voudrais en venir au travail que vous menez avec Jalila Baccar sur la folie, et je me réfère notamment à Junun (démences). J’avais perçu ce spectacle comme captant les effets désastreux du régime (ses logiques de soumission et d’oppression) sur le psychisme humain - ces effets de désarticulation dans la famille, dans l’individu lui-même. Comment sort-on de la folie, comment sort-on de l’hôpital psychiatrique ?

Fadhel Jaibi : Nous avons toujours essayé d’exercer un regard aussi complet que possible sur l’homo tunisianus. Et nous avons observé une dépression collective aigüe dans la rue, autour de nous, dans nos propres familles. Lorsque nous discutons avec des psychiatres, des psychologues, des psychanalystes, ils nous disent les difficultés qu’ils ont à soigner, à traiter certaines maladies chroniques qui ne sont pas génétiques mais sociales, qui viennent d’un mal-être généralisé, d’un manque de repères, d’une chute des valeurs les plus patentes, qui résultent des multiples bâtons que chacun de nous cache en exhibant une main gantée de velours. C’est le syndrome du personnage de Nun dans Junun. Il a l’impression que, du matin au soir, on lui sourit, mais que, dans le même temps, on cache un bâton. Son père, son frère, le voisin, le mufti, le flic, l’instituteur, etc. Cette manière de voir des bâtons partout, c'est-à-dire des instruments de répression pour vous couper la langue, pour vous couper en deux, vous séparer de vous-même, vous empêcher de parler, de rêver, de verbaliser, de construire en somme, démobilise toute une société qui sombre dans le consumérisme. Et lorsqu’on a affaire à un Etat mafieux, qui nourrit abondamment les gens, qui se soucie de leur bien-être matériel et pas du reste, les germes de l’explosion sont organiques à ce genre de système. Ce qui est arrivé devait arriver, inexorablement. On ne savait pas quand, on ne savait pas comment, mais nous l’avons toujours diagnostiqué – c’est pour cela que l’ont dit que Amnésia est un spectacle anticipatoire, prophétique, annonciateur d’un désordre à venir. Et c’est ce que le spectacle met en scène. Nous sommes plusieurs intellectuels et artistes, dans certains partis indépendants, à faire ce diagnostic depuis de longues années. Et c’est tout à fait naturel que, dans nos écrits, dans nos films, dans nos pièces, en tout cas parmi les plus audacieux, sinon les plus téméraires parmi nous, il fallait prendre acte, le dire. Malheureusement, nous n’étions pas très nombreux à monter au créneau. Le spectacle que tu vas voir ce soir a été donné pour la première fois en avril 2010. Nous l’avons écrit entre 2009 et 2010, on a joué à guichet fermé pendant 2 mois, les gens sortaient totalement étourdis par le spectacle, tout en le regardant en ayant peur d’être arrêtés. Ils nous téléphonaient tous les jours et nous demandaient : « Vous jouez ce soir encore ? Et demain ? ». Voilà dans quelle atmosphère de plomb nous avons travaillé. Aujourd’hui nous le reprenons avec un immense bonheur, nous tenions à ce que ce soit un témoignage historique, une pièce à conviction de ce qu’il était possible de dire et de faire sous cette chape de plomb. Nous avons refusé d’ajouter quoi que ce soit, sauf un mot, un clin d’œil : quand il arrive à l’hôpital psychiatrique, après avoir échappé à la mort dans l’incendie de sa bibliothèque, il est accueilli par une femme de ménage qui lui dit : « Dégage ! ». En dehors de ça, et c’est ce qui est étrange, c’est qu’on retrouve dans les dialogues et dans les images des choses susceptibles d’être identifiées à ce qui s’est passé après le 14 janvier. En tous cas cette correspondance, ce va-et-vient, ce jeu de miroir entre ce qui était avant, ce qu’on a osé énoncé/dénoncé et ce qui se passe aujourd’hui, cette étrange correspondance interpelle énormément les consciences. Les gens viennent et reviennent pour voir le spectacle.

 

TE : Ils viennent comme pour une thérapie ?

Fadhel Jaibi: Une thérapie collective, quelque part, oui, sans doute.

 

TE : Selon vous, est-ce que la rue, l’occupation de l’espace public par les manifestations, a également constitué une forme de thérapie ?

Fadhel Jaibi : J’observe que c’est un déferlement bon-enfant, anarchiste, pacifique, parfois violent, une libération des passions, des instincts et des énergies, après s’être tus, après avoir été à l’agonie de la parole, de l’expression libre, de l’expression sincère et vraie, quelle que soit sa teneur. Les gens avaient besoin d’évacuer. J’ai moi-même longtemps refusé de m’exprimer, d’abord parce que je n’avais pas assez de recul, n’étant pas quelqu’un qui réagit à chaud, mais aussi pour laisser la parole à la rue. Nous-mêmes avons assez usé, voire abusé de la parole. Nous nous sommes exposés, nous avons dénoncé, ici, à chaque fois que cela était possible, même si nous avons été durant vingt ans sur liste noire. Nous étions interdits de séjour dans les médias officiels, il nous fallait attendre de partir hors du pays pour nous exprimer. Chaque fois, les gens craignaient pour nous, craignaient que nous soyons arrêtés, empêchés de travailler – mais le miracle a toujours eu lieu. Nous savions que nous étions la figure la plus avenante de ce régime qui se targuait de faire croire que nous étions en démocratie. Aussitôt, évidemment, nous dénoncions ces allégations-là. Mais nous avions le privilège de nous exprimer sur une scène. C’est une lourde responsabilité et c’est un honneur à nul autre pareil que de pouvoir monter sur un plateau et de dire par les moyens de l’art ce que nous voulions, ce que nous savions. Le peuple nous écoutait attentivement, d’une manière parfois critique, d’une manière parfois tout à fait empathique et solidaire. Mais  il y a loin  à s’exprimer comme ils l’ont fait sous les balles, et auparavant sur les blogs, en se faisant arrêter, malmener et parfois torturer. Ils se sont tellement exposés, ces jeunes, qu’ils méritaient amplement de délirer. Quelques uns s’exprimaient, d’autres étaient dans la thérapie, indiscutablement.

 

TE : Aujourd’hui, est-ce qu’il existe des signes permettant de penser que cette parole sera prise en compte ou ressaisie, qu’elle ne sera pas renvoyée aux marges ?

Fadhel Jaibi : Il y a une véritable vigilance de la part de ceux qui avaient pris la parole, qui avaient manifesté, qui n’avaient pas dit n’importe quoi, qui exigeaient un certain nombre de décisions, qui avaient infléchi le premier gouvernement, puis le deuxième et le troisième, qui sont parvenus temporairement à leurs fins et qui gardent toute leur vigilance pour ne pas se laisser confisquer leur victoire sur la tyrannie. Je crois qu’il y a une génération de gens à qui « on ne l’a fait pas ». Mais il y a des excès comme souvent dans ce genre de situation et dans une période comme celle-ci – inaugurale, inédite – il y a des sages, il y a des fous, comme dans toute société, il y a des énergies intempestives, d’autres plus posées, plus calmes. J’espère que les choses se joueront et qu’un équilibre sera trouvé, que les uns calmeront les autres, que les autres exciteront les uns jusqu’à ce qu’il y ait un début de début de quelque chose qui s’apparenterait à une certaine idée d’une future démocratie propre à un pays comme celui-ci.

 

TE : Vous dites, et je partage ce point de vue, que la révolution n’est pas terminée, qu’elle n’est pas derrière vous. Mais perçevez-vous des changements durables dans la manière dont les gens se relient les uns aux autres ? Est-ce que la révolution a changé les rapports humains et sociaux ?

Fadhel Jaibi : Il est trop tôt pour le dire. Dans cette cacophonie qui se prolonge, personne n’écoute personne, ou si peu. Chacun est encore dans une situation où il a besoin de parler, de s’exprimer en vrac, tous azimuts. On n’en est pas encore à une écoute, encore moins à une qualité d’écoute. La dialectique de l’échange fait énormément défaut. Nous sommes aussi passés d’une forme de convivialité bon-enfant, de révolution soft, pacifique, à des revendications extrêmes, limites : tout et maintenant, tout, tout de suite.  Le vide relatif sécuritaire, le fait qu’il n’y ait pas encore d’Etat, qu’il n’y ait qu’un gouvernement de transition, le fait qu’il n’y ait pas d’autorité centrale, que les institutions tournent au ralenti, font que, la nature ayant horreur du vide, beaucoup de créneaux sont occupés par le vacarme et l’animosité. Voilà contre quoi on pourrait les uns les autres mettre en garde le concitoyen, contre des dérives de cet ordre, contre une insoumission permanente à quelque ordre que ce soit, à quelque forme de gouvernance que ce soit. Les gens ont entretenu une telle méfiance vis-à-vis du pouvoir que c’est le pouvoir en bloc qui est rejeté. Dans un premier temps, ce sont les reliques de l’ancien pouvoir, les survivants de l’ancien pouvoir qui ont été honnis, vomis, rejetés, et maintenant on soupçonne chacun d’être à l’image de l’ancien pouvoir, de vouloir reconstituer, reproduire le même schéma. Et les gens n’en veulent plus. C’est dire qu’on est loin de savoir ce qu’on veut, on sait tout au moins ce qu’on ne veut pas, ou ce qu’on ne veut plus. Tout cela va se décanter avec le temps, mais on ne dit pas assez que le temps est notre principal ennemi. Pour les institutions, il faut laisser du temps au temps. Mais pour ce qui est de la situation économique du pays, personne ou très peu de gens mettent en garde contre l’écroulement, voire l’effondrement pur et simple. Nous aurons la plus mauvaise saison touristique depuis l’Indépendance. Nous faisons face au retour de centaines de milliers de Tunisiens qui travaillaient en Libye. Ils viennent augmenter le nombre de chômeurs dans ce pays.  Heureusement, nous avons des relais extraordinaires en « Occident », qui n’ont pas l’esprit colonisateur. Les ONG, les associations, les mouvements de toute sorte sont en train de prendre fait et cause pour beaucoup de secteurs de l’activité intellectuelle et culturelle, mais aussi économique, et nous comptons sur eux. Il y a ici ou là des êtres d’exception, des éditorialistes, des intellectuels, des artistes et nous avons fait une tournée extraordinaire avec Amnésia, nous avons vérifié le pouls d’un certain Occident en allant à Evry, à Bordeaux, et à Annecy avec notre spectacle. Il y a eu des retours extraordinaires, des mouvements de solidarité inouïs. C’est avec cela aussi que nous pouvons construire la Tunisie. Il faut le faire en toute amitié, en toute confiance, en toute solidarité. C’est le plus important et c’est le plus urgent pour ce qui nous concerne.

 

 

Propos recueillis par Ghislaine Glasson Deschaumes le 19 mars 2011

à Tunis, dans les locaux de Familia Productions