Contre-pratiques rhétoriques de l’Etat

Philippe-Joseph SALAZAR


1. Introduction et éléments comparatifs.

 

Les réflexions qui suivent ne sont valides que pour ce que la tradition philosophique, administrative et politique françaises considère, depuis la Révolution française et l’installation d’une pratique républicaine, comme se rangeant sous la dénomination d’ « Etat », à savoir l’organisation légitime des pouvoirs élus et représentatifs, des administrations qui en dérivent et qui sont censées servir le bien commun (la notion de service public), et l’articulation présentée comme rationnelle et nécessaire entre l’Etat ainsi conçu et sa source de légitimité, la Nation. Dit simplement : l’Etat exprime la Nation, et la Nation s’incarne dans l’Etat. 

 

Cette équivalence ne va cependant pas de soi. Pour mieux faire saisir que ce n’est en rien une évidence, il suffit de contraster cette notion et cette pratique avec deux autres pratiques dans deux autres régimes républicains.

 

Premier exemple, aux Etats-Unis, ce lien réciproque, naturellement manié par la classe politique, accepté par le public et relayé par l’enseignement et les médias, entre Etat et Nation n’existe pas : l’Etat fédéral n’est pas censé exprimer We the People  (« Nous, le Peuple », formule rituelle). On notera en passant deux différences : entre « peuple », un terme flexible et même archaïque, et « nation », un terme moderne et plus rigide ; entre le français « Etat » et l’expression courante aux Etats-Unis de Federal state  ou, plus idiomatiquement,  Federal government. L’Etat est aux Etats-Unis est en fait l’organisation de pouvoirs acquis peu à peu par la Présidence avec un débat toujours actuel entre deux conceptions : une conception dite hamiltonienne du fédéral (centralisation, supériorité absolue du fédéral sur le droit des Etats de l’Union) qui fut d’abord conçue par Alexander Hamilton par sa création, fortement controversée à l’époque, de la Banque fédérale,  en 1790 : une banque centrale est évidemment un acte étatique essentiel, puisqu’une telle institution a pour objet de sauvegarder la richesse commune (dans ce cas-là, la dette publique) ; une conception jeffersonienne, issue de la pensée du président Thomas Jefferson, hostile à l’organisation fédérale et en particulier à ce qui en est, dès le début des Etats-Unis, la branche unique : la Présidence.  Pour Jefferson et le mouvement anti-fédéraliste qui se retrouve dans les Républicains actuels,  We the People  est desservi par la centralisation fédérale, incarnée dans les pouvoirs de la Présidence. Nombre de décisions de la Cour Suprême examinent la validité du pouvoir fédéral, ultimement de la présidence et de ses administrations, et montrent souvent à quel point l’Etat fédéral veut empiéter sur le Bill of Rights. Dans ce scénario, le Congrès n’est au demeurant pas perçu comme faisant partie des organismes de l’Etat fédéral, ou même y contribuant, mais plutôt comme un rempart contre l’Etat fédéral1.

Or, sur ce point précis, celui du lien entre les assemblées élues et l’Etat, un deuxième exemple antagoniste, tiré de l’espace germanique fera sentir, immédiatement et même violemment, comme l’ « Etat » est différemment  conçu et perçu, théoriquement et pratiquement, en Allemagne. Dans la brochure publicitaire de la Diète fédérale (Bundestag), on lit, à propos du bâtiment que cette assemblée occupe à Berlin depuis 1999 et à la suite de l’incorporation des Länder de l’ancienne République démocratique à la République fédérale, ceci : « Le Bundestag allemand est l’institution parlementaire centrale de la vie politique et l’organe étatique suprême de la démocratie en Allemagne »2. Jamais, en France ou aux Etats-Unis, on ne dira que le parlement ou le congrès sont un « organe étatique suprême »3. Mais, dans la tradition germanique, les assemblées sont effectivement perçues comme faisant partie d’une entité, l’Etat, tandis que le lien  de réciprocité naturelle signalé plus haut, en France, entre Etat et Nation est refusé. Aux Etats-Unis, entre Peuple et « fédéral », il prend une autre coloration par l’usage très caractéristique du mot Volk. Par Volk, on entend autre chose que « Nation » et autre chose que  People : Volk implique une identité culturelle forte, transcendante au politique et même aux limites géographiques de ce que nous nommons aussi l’Etat, sous son acception de droit international (poussée à l’extrême, cette notion romantique et identitaire a donné la politique étrangère hitlérienne de rassemblement de tout le Volk dans un seul Etat)4. Je cite : « De fait, dans la tradition politique transrhénane, l’opposition ou la tension que la culture politique et délibérative française fait entre l’État et le Peuple, ou la Nation, n’existe pas : elle est gommée par la croyance au Volk , dont l’État, au sens où nous l’entendons, représente, justement, « l’état » : littéralement le  Staat  représente, met en scène, donne à voir ce qu’est l’état du Volk, et permet au Volk de mieux se voir lui-même, tel qu’il est, territorialement, physiquement, concrètement, éthiquement »5.

 

On voit donc que dans trois régimes républicains modernes l’évidence française du rapport naturel entre un Etat et une Nation est simplement une construction particulière et que les mots eux-mêmes ainsi que les notions philosophiques, politiques, culturelles, que ces termes expriment ont des portées différentes et rendent compte de réalités différentes.

 

2. Qu’est-ce qu’une contre-pratique ?

 

Il s’ensuit que ce que je nomme des « contre-pratiques de l’Etat » est sujet, précisément, à la conception particulière de l’Etat et du rapport entre Etat et Nation, tel qu’elle se déploie en France depuis 1789. Il va sans dire qu’on peut ensuite et autrement se servir des analyses que je fais pour tenter d’interpréter des  situations analogues – à condition de garder à l’esprit qu’une telle transposition d’un espace politique à un autre peut mener à conduire des analyses qui ne sont pas en prise réelle avec des situations politiques données, lesquelles méritent un traitement attentif et spécifique.

 

 

Dans ces conditions et sous ces réserves, qu’est-ce qu’une « contre-pratique » ? Une contre-pratique est au premier chef une pratique, c’est à dire une mobilisation sociale qui se dote ou non d’une théorie ou d’une idéologie afin d’atteindre une fin politique pratique donnée (une fin pragmatique). Cette mobilisation peut se faire par le bas (groupes citoyens, mouvements spontanés, réseaux de socialisation éphémères) et rester horizontale, avec une dispersion des instances de décision (que faire, quand le faire, comment le faire, qui doit le faire ?). Ou bien elle peut, temporairement ou de manière plus durable, se structurer, avec l’apparition de supports organisationnels (hiérarchie décisionnelle, cahiers de charges, codes éthiques, localisation géographique ou autre) et même occasionner un passage à la professionnalisation (participation à des activités politiques encadrées : élections et affiliations à des organismes établis).

 

Mais, en dépit, de ces développements et différences, et du double point de vue qui est le mien (l’anthropologie et la rhétorique politiques), le trait fondamental qui caractérise ces pratiques est leur motivation contrarian, comme on dit couramment en anglais (le français, ici, souffre d’un déficit linguistique, auquel je vais remédier) : elles forment une rhétorique de base, souvent émotionnelle, et qui vise à contrarier, sur le moment, les pratiques habituelles et établies de l’Etat dans le rapport perçu comme naturel entre Etat et Nation (par exemple : les élections). Ces pratiques, quand elles sont formalisées en une argumentation rhétorique soutenue,  c’est à dire quand elles passent de l’émotion au discours argumenté et du moment à la durée, font alors plus que de simplement vouloir « contrarier » la machinerie bien huilée par quoi la Nation s’exprime dans l’Etat, et l’Etat exprime la Nation ; elles veulent agir efficacement contre le rapport lui-même et veulent mettre en place de nouvelles pratiques.

 

Les contre-pratiques passent donc par deux phases : une rhétorique basique et inorganisée de la contrariété, puis une rhétorique complexe et organisée de la contradiction.

 

Dans le premier cas, les gens sont littéralement « contrariés » par ce qu’ils perçoivent comme une rupture du rapport de légitimité Etat/Nation, sur un sujet précis, et expriment cette « contrariété » en se regroupant de manière fluide et interpersonnelle, qui peut être au demeurant violente.  Dans le second cas, les gens passent à une pratique adversative réfléchie, plus dialectique, en formant un véritable argument « contre », organisé pour, justement, « contredire » des pratiques établies et perçues comme illégitimes. On passe, du point de vue des moyens persuasifs, d’une rhétorique instantanée, au coup à coup, manquant de projection sur la longue durée, à une rhétorique construite, agencée et visant un plan plus général. Cela ne veut pas dire que la première est moins efficace que la seconde : un acte rhétorique politique spontané peut réussir là où une argumentation complexe rate6.

 

Enfin, du point de vue d’une théorie du risque, essentiel à toute pragmatique, on peut dire que dans la première phase rhétorique de contrariété il n’ y a pas de vraie pesée des risques politiques (personnels ou autres) mais un flux émotionnel, tandis que la deuxième phase rhétorique de contradiction implique une réflexion sur les risques, c’est-à-dire une mesure pragmatique des moyens mis en œuvre et des fins assignées – cette pesée mène directement à une certaine professionnalisation et à la transformation de la contre-pratique en pratique établie et même institutionnalisée (un excellent exemple est le mouvement écologiste au niveau de l’Union européenne).

 

Passons maintenant à une nomenclature de ces contre-pratiques - chacune mise en action par ce que j’ai appelé des « technologies » de la parole politique.

 

 

3. Première contre-pratique

 

La première technologie de contre-pratique consiste à l’appropriation par un groupe d’un acte considéré comme ressortissant aux fonctions fondamentales, sinon fondatrices, de la souveraineté populaire, à savoir « l’appel au peuple ».  Dans un Etat républicain réglé, l’appel au peuple peut s’opérer à la fondation (et de deux manières : par une révolution légitimante ; ou par un référendum portant sur la Constitution). La Nation est alors appelée en masse à s’exprimer dans la rue et/ou aux urnes, mise en exacte adéquation avec l’Etat.  L’appel peut, une fois le moment fondateur passé, être un recours ou une sauvegarde, lorsque justement l’équivalence fondatrice Nation-Etat est en danger (c’est le sens de l’Appel du 18 juin 1940).

 

Mais, cette technologie rhétorique peut être mise en contre-pratique au cours du fonctionnement régulier de l’Etat. Des groupes peuvent s’arroger, à tort ou à raison, la valeur « appel au peuple » et se donner, rhétoriquement, comme des agents de la « véritable volonté » populaire dont ils disent exprimer, mieux que les représentants élus, « la manière d’être ». Cette attitude correspond justement à une définition de Tocqueville :

 

« La démocratie constitue l’état social, le dogme de la souveraineté́ du peuple constitue le droit politique. Ces deux choses ne sont pas analogues. La démocratie est une manière d’être de la société, la souveraineté du peuple est une forme de gouvernement»7.

 

La forme la plus récente de cette adaptation de « l’appel au peuple » en est le concept et la pratique flous de la « démocratie participative », toujours actionnées comme une contre-pratique sociale ou politique, et une amélioration des pratiques encadrées par l’Etat.

 

De fait, les sociologues de la démocratie participative expliquent que celle-ci dispose d’une palette de techniques (conseils de quartier, référendums locaux consultatifs, par exemple) et s’accordent sur deux éléments cruciaux : la fluidité, sinon la confusion, des termes employés, et le problème de la transposition de procédures qui, relevant à l’origine des micro-techniques de résolution des conflits, passent du local au national, du micro au macro, de la communication interpersonnelle à la communication de masse8. Cette contre-pratique est paradoxale : elle se fonde sur une critique de la légitimité des modes établis de la représentation en réactualisant « l’appel au peuple » républicain; mais elle utilise des procédures qui viennent non pas de la politique mais du management des relations sociales, ce qu’on nomme le « dialogue social ».

 

Il apparaît donc enfin que cette contre-pratique, qui tend à redéfinir ou à repositionner la légitimité et l’action du Souverain, est en harmonie avec la pratique post-marxiste de l’altermondialisme. Celui-ci s’attache à montrer, spectaculairement, que « les gouvernements ne parlent pas pour nous, ils ne nous incarnent pas », et repositionne l’engagement « citoyen » comme une pratique de la contradiction. L’ « appel au peuple » comme technologie rhétorique prend la forme de micro-management du « forum »9. L’usage pratique de la notion de « multitude »10 procède ainsi d’un effort pour gripper le rapport conçu comme naturel entre Etat et Nation, et lui opposer une parole multiple et plurivoque : « La puissance de la multitude peut éliminer la relation de souveraineté », puisqu’elle introduit dans l’univers maîtrisé et cohérent des technologies du pouvoir une « discontinuité ».11

 

 

4. Deuxième contre-pratique : le dialogue social

 

Le dialogue social est la deuxième contre-pratique. Pour définir anthropologiquement le dialogue social comme forme rhétorique de communication, on dira qu’il s’agit là d’une technologie de parole publique fondée sur une promesse d’actions bénéfiques aux partenaires, sur la puissance d’effets d’annonce, et sur une réprobation « morale » implicite ou explicite envers ceux qui refusent d’y participer.

 

Il faut bien voir que cette contre-pratique sort d’une pratique établie à la limite du politique et dans une zone où la relation entre Etat et Nation est extrêmement floue, à savoir le droit international du travail. Selon l’Organisation internationale du Travail,  « le dialogue social inclut tous types de négociation, de consultation ou simplement d’échange d’informations entre les représentants des gouvernements, des employeurs et des travailleurs selon des modalités diverses, sur des questions relatives à la politique économique et sociale présentant un intérêt commun »12. En d’autres termes il s’agit de définir comment, rhétoriquement, par quels modes persuasifs et par quelles procédures, il peut exister ce que l’Organisation internationale du travail nomme « le pacte social ». On voit ce qui se passe : à la structure d’équivalence Etat-Nation, se superpose ou se met en position une autre structure concernant le Travail. Bref, au rapport Etat-Nation qui est inscrit dans une Constitution, qui est le pacte fondateur, se rajoute la notion d’un pacte social. Une tension apparaît alors entre ces deux pactes, qui transforme alors les procédures de dialogue social en un réservoir de micro contre-pratiques qui empiètent sur l’Etat.

 

Certes, en France, le lien social formel entre l’Etat et la Nation s’est trouvé renforcé par l’affirmation selon laquelle la charte sociale avec ses droits sociaux fondamentaux fait désormais partie du « bloc de constitutionnalité », mais le problème fondamental du dialogue social comme procédure contrariante est qu’il ouvre la porte à des politiques de revendications sectorielles dont l’initiative et le contenu échappent graduellement au Législateur (ainsi dans la loi de 2007 sur la modernisation du dialogue social)13

 

En ce sens, le dialogue social est une contre-pratique de l’Etat puisqu’il installe, à côté et parfois à la place de l’action légiférante, un système de pratiques mobilisatrices de groupes qui sont à la fois complexes (dans leurs procédures, leur calendrier, leurs cahiers des charges), fragmentées (dans leurs applications sectorielles), et profondément inégalitaires et contraires à l’exercice de la représentativité issue des urnes (les acteurs de telles négociations sont devenus des spécialistes, une sorte de caste sociopolitique à part avec son jargon, ses usages, ses émoluments et privilèges, son clanisme). Mais cette contre-pratique est dotée, du fait même de la polyvalence de ses capacités d’intervention, d’une redoutable présence contrariante et contradictoire qui alimente les conflits sociaux et, très souvent, fait entrer en collision une pratique de la Souveraineté incarnée et pratiquée par les élus de la Nation, et une contre-pratique sociale qui revendique pour elle la véritable légitimité. C’est au demeurant pour cette raison que j’ai voulu, ailleurs, mettre dialogue social sous rature philosophique, et l’écrire dialogue social, afin d’indiquer qu’il représente là une technologie rhétorique qui consiste à barrer le politique par le social14.

 

5. Troisième contre-pratique : la contrainte douce

 

La troisième contre-pratique est assortie à un ensemble de modes d’action que je regrouperai sous une même tête de chapitre, les technologies de la « contrainte douce ».

 

Voici quel en est l’arrière-plan : on utilise de plus en plus en réflexion politique la notion de soft law (« droit allégé, doux ») qui provient du droit international public. L’expression caractérise des accords entre partenaires (initialement donc interétatiques) qui ne sont pas contraignants donc soft, « allégés, doux » (ce sont les protocoles, recommandations, chartes, programmes, déclarations d’intention, résolutions informelles) – étant contraignant un accord qui impose une sanction au partenaire qui ne le respecte pas. Or, en dépit de cette norme non-contraignante, de tels accords allégés fournissent aux organismes internationaux et aux États une gamme de possibilités flexibles dans des négociations qui, elles, produisent des effets contraignants ou d’autorité (par exemple on peut faire au matériel préparatoire d’un accord comme à une autorité, une référence cruciale)15. A la pratique d’une norme dont la violation entraîne une sanction, s’ajoute cette technologie allégée de normes sans contrainte juridique, mais qui est néanmoins efficace dans l’action publique.

 

Du droit international, cette technologie a émigré vers la gouvernance d’entreprise (par exemple, dans une demande d’adhésion à des valeurs qui ne sont pas contractuelles, mais qui sont contraignantes) et du management des ressources humaines au management politique où elle forme désormais une contre-pratique de l’Etat.

 

On mesurera la  nouveauté de cette technologie, émigrée donc des négociations diplomatiques, en considérant qu’en  visant à minimiser les risques de sanction, elle a pour moteur et résultat de court-circuiter l’approbation des organes législatifs dont la fonction est d’approuver des traités, à force contraignante, mais pas des accords « allégés, doux », en attribuant à l’Etat une puissance démultipliée d’intervention.  Lorsque cette technologie rhétorique (rhétorique car toutes les formes « allégées, douces » notées plus haut sont des montages persuasifs) passe dans les pratiques de la vie politique interne, un effet neuf se produit, que je nomme une contre-pratique d’ordre éthique.

 

De ce fait, la contrainte propre au « droit doux » est de deux types : soit de l’ordre de l’éthique (la sanction du bien et du mal, du juste et de l’injuste), soit de l’ordre du politique (le jugement porté sur l’expédient et l’inopportun, sur l’utile et le  contre-productif) ; et jamais de l’ordre du juridique (légal ou illégal). Dit autrement, une action de contre-pratique (par exemple, une prise de patron en otage pour punir et prévenir une délocalisation) entre dans le domaine du « droit doux » puisqu’à l’évidence l’Etat ne prend plus de mesures de répression  mais entame des négociations quand bien même l’acte est strictement criminel ou délictueux.

 

Ce que crée ce genre d’action est une zone éthique dans le politique (au motif que l’entreprise a « failli à la décence », « ça ne se fait pas », « on ne traite pas ainsi des ouvriers », etc.) qui porte sanction éthique sur la puissance économique, et ne subit pas, pour ses acteurs, de sanction légale, tout en forçant l’Etat à porter un jugement politique (une question d’expédient). Cette contre-pratique est donc un véritable montage éthique. La preuve en est que, dans le scénario évoqué, il est souvent question de promesse rompue, de parole non tenue ; or, justement, les accords instrumentés par le « droit allégé, doux » sont de l’ordre de la parole donnée, de la promesse, et non pas, comme on l’a vu, de la sanction.  Dans un tel scénario l’Etat renonce à la force de la Loi, et admet que la contre-pratique est valide, éthiquement.

 

6. Quatrième contre-pratique : les trois fonctions rhétoriques d’Internet.

 

Internet est une pratique politique, une contre-pratique politique. Internet introduit dans le rapport  naturel entre Etat et citoyens une dimension neuve, à savoir la capacité d’organisation en réseau, et la possibilité de développer rapidement des argumentaires délibératifs qui peuvent impacter sur l’action publique. Internet est une hyper-rhétorique.

 

Pour bien saisir l’essence de son fonctionnement dans la mobilisation politique par réseaux on doit avoir recours à une distinction de type narrative16.

 

Un site Internet raconte une histoire (par exemple : faire la grève) et propose d’agir en fonction de cette narrativité. Deux registres communicationnels sont donc activés, celui de l’adresse et celui du récit17.

 

D’une part, un site qui se donne pour objet une mobilisation citoyenne active une appréhension du temps : agir en masse et maintenant, et agir maintenant pour un futur meilleur, mais agir dans l’urgence. La parole politique y est marquée par la précipitation du « tout de suite », en vue de précipiter l’arrivée, maintenant, du « plus tard » des temps meilleurs. Ce qui fonctionne ici c’est le premier axe de communication, à savoir le rapport que la parole publique entretient avec le temps précisément, la fonction d’adresse. Dans l’adresse on est engagé : on s’adresse à, et on s’engage dans la discussion par des microtechniques rhétoriques : chats, blogs, éditoriaux, annonces, tags. Leurs marqueurs verbaux en sont le présent (« On agit !»), le passé composé (« Hier nous avons dit au patronat que ») et le futur (« On aura la peau des patrons! ») – qui sont tous des actes de parole factitive, et qui indiquent tous l’urgence engagée dans l’action.

 

Par contre, dans la fonction de récit, s’opère une détente, une distance détachée, un relâchement, qui fait passer les acteurs de l’urgence à la durée : on utilise alors naturellement les temps verbaux de l’imparfait et du conditionnel, temps du récit, de la proposition, du retour sur les choses (« Le gouvernement promettait des réformes », « il faudrait que le patronat admette que »).

 

Par conséquent, alors que la fonction d’adresse impulse l’action (comment/quand agir) et les acteurs (qui peut ou est en droit d’agir), la fonction de récit exprime les valeurs à la fois en direction du passé (d’où nous venons) et du futur (ce que nous offrons).

 

L’efficacité de cette distinction entre fonction d’adresse et  fonction de récit est qu’elle permet de voir que dans un appel à la grève générale, et la mobilisation qui l’accompagne, cette technologie, que j’ai nommé ailleurs d’hyperpolitique, opère à deux niveaux pratiques : la première sert à un test  d’action (si je lance un appel à une action sociale, j’observe qui va me suivre et pour quelles raisons explicites) et la seconde à un test idéologique (j’observe quels récits mon appel provoque et leur congruité avec le but qui est le mien).

 

L’inefficacité cependant d’Internet dans la mobilisation sociale, dans le cadre d’un Etat de droit comme la France où l’information est libre et polyvalente, tient à ce que cette contre-pratique, dans la démultiplication rhétorique des hypertextes, produit deux effets délibératifs contraires : d’une part, une simulation d’hyper-puissance chez les internautes-citoyens ; d’autre part, des effets mémoriels. L’archivage des pages et le renvoi aux sites précédents remplissent une fonction de récit général, par leur tissu de narrations, témoignages et images fortes – c’est un « mythe » en état d’écriture qui fabrique de la nostalgie et non pas de l’action pratique. La preuve est que la grève générale de 2009 n’a jamais eu lieu, en contradiction flagrante avec l’extraordinaire effet de puissance que simulaient le site et ses intervenants. En ce sens la contre-pratique Internet, du point de vue de la mobilisation politique en démocratie, possède une dimension que je nomme « votive ».  Elle fabrique du désir d’action, du vœu d’agir.

 

L’hyper-puissance du récit intensifie donc la fonction d’adresse, tout en confirmant la critique fondamentale formulée par Jean Jaurès contre la grève générale – un gaspillage général d’efforts locaux. Ici, le local, c’est paradoxalement Internet ou chaque acteur derrière son écran, chez lui.  Cette contre-pratique est en fin d’analyse une « hyperréalité » au sens que Baudrillard donne à ce terme18, à savoir la simulation jouissive de ce qui n’existe pas, une illusion fabriquée par l’âge Internet et enkystée dans l’inefficacité politique.

1Annie Léchenet, « Transfert et évolution des idées républicaines à l’ère des Révolutions, d’Angleterre aux Etats-Unis », Transatlantica, no 2,  2006 (en ligne, www.transatlantica.revues.org/1151).
2Ph.-J. Salazar, L’Hyperpolitique, une passion française, Klincksieck, Paris,  2009, p. 38.
3Le Bundestag (2009, http://www.bundestag.de).
4Peuple’ et ‘Volk’Sens Public, 2007 (en ligne, www.sens-public.org/spip.php?article380).
5Salazar, ouvrage précédemment cité, p. 38.
6Voir Salazar, déjà cité.
7Cité dans Pierre Rosanvallon,  La Démocratie inachevée, Paris, 2000, Gallimard-Folio, p. 131.
8Loïc Blondiaux , « Démocratie délibérative et démocratie participative : une lecture critique », 2004 (en ligne, www.chaire-cd.ca).
9Pierre Khalfa  « Problèmes dans (et de) l’altermondialisme ? »,  Actuel Marx, no 44,  2008 (en ligne, www.france.attac.org).
10Toni Negri , « Pour une définition ontologique de la multitude », Multitudes, no 9,  2002, pp. 36-48.
11Negri, pp. 44 et 47.
12Organisation internationale du Travail (2009) (en ligne, http://www.ilo.org/public/french/dialogue/ifpdial/areas/social.htm).
13Pour une modernisation du dialogue social (2006) (en ligne www.lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/064000351/0000.pdf). Voir également la Loi no 2007-130 du 31 janvier 2007.
14Salazar, ouvrage cité, chapitre 4.
15Filippa Chatzistavrou, « L’usage du soft law dans le système juridique international et ses implications sémantiques et pratiques sur la notion de règle de droit », Le Portique, no 15, 2005 (en ligne, www.leportique.revues.org/document591.html).
16Analyse des sites du mouvement de grève générale, 2009. (www.29janvier2009.fr et www.19mars2009.fr), in Salazar, ouvrage cité, pp. 101-106.
17Henry Weinric, Le Temps, Paris, Le Seuil, 1973. « Adresse » pour Besprechung.
18Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.

notes

1Annie Léchenet, « Transfert et évolution des idées républicaines à l’ère des Révolutions, d’Angleterre aux Etats-Unis », Transatlantica, no 2,  2006 (en ligne, www.transatlantica.revues.org/1151).
2Ph.-J. Salazar, L’Hyperpolitique, une passion française, Klincksieck, Paris,  2009, p. 38.
3Le Bundestag (2009, http://www.bundestag.de).
4Peuple’ et ‘Volk’Sens Public, 2007 (en ligne, www.sens-public.org/spip.php?article380).
5Salazar, ouvrage précédemment cité, p. 38.
6Voir Salazar, déjà cité.
7Cité dans Pierre Rosanvallon,  La Démocratie inachevée, Paris, 2000, Gallimard-Folio, p. 131.
8Loïc Blondiaux , « Démocratie délibérative et démocratie participative : une lecture critique », 2004 (en ligne, www.chaire-cd.ca).
9Pierre Khalfa  « Problèmes dans (et de) l’altermondialisme ? »,  Actuel Marx, no 44,  2008 (en ligne, www.france.attac.org).
10Toni Negri , « Pour une définition ontologique de la multitude », Multitudes, no 9,  2002, pp. 36-48.
11Negri, pp. 44 et 47.
12Organisation internationale du Travail (2009) (en ligne, http://www.ilo.org/public/french/dialogue/ifpdial/areas/social.htm).
13Pour une modernisation du dialogue social (2006) (en ligne www.lesrapports.ladocumentationfrancaise.fr/BRP/064000351/0000.pdf). Voir également la Loi no 2007-130 du 31 janvier 2007.
14Salazar, ouvrage cité, chapitre 4.
15Filippa Chatzistavrou, « L’usage du soft law dans le système juridique international et ses implications sémantiques et pratiques sur la notion de règle de droit », Le Portique, no 15, 2005 (en ligne, www.leportique.revues.org/document591.html).
16Analyse des sites du mouvement de grève générale, 2009. (www.29janvier2009.fr et www.19mars2009.fr), in Salazar, ouvrage cité, pp. 101-106.
17Henry Weinric, Le Temps, Paris, Le Seuil, 1973. « Adresse » pour Besprechung.
18Jean Baudrillard, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981.