Le brin de paille qui brisa l’échine du chameau

Rencontre avec le réalisateur syrien Oussama Mohammad

Oussama MOHAMMAD | Jumana AL-YASIRI

Traducteur : VARLET Emmanuel


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Paris, le 12 juin 2011

 

Né à Lattaquié en 1954, formé à l’Institut des hautes études cinématographiques de Moscou (VGIK), Oussama Mohammad est l’une des figures de proue du cinéma syrien et arabe. Certains l’ont comparé au réalisateur américain Terence Malik, un rapprochement justifié par les thèmes qu’il aborde (le rapport à la nature, la substance de la vie…) et par le temps qu’il consacre à l’élaboration de chaque film – à cette date, son œuvre compte deux longs métrages. Son film Etoiles de jour (Nujûm an-Nahâr) a reçu l’année de sa sortie, en 1988, la Palme d’or du Festival cinématographique de Valencia ; c’est par ailleurs l’un des cas de censure les plus célèbres en Syrie, puisqu’il a été interdit de diffusion publique (une interdiction qui n’a toujours pas été levée) par son propre producteur, l’Organisme national du cinéma. Oussama Mohammad a dû attendre quatorze ans avant de pouvoir réaliser son second long-métrage, Sacrifices (Sundûq ad-Dunyâ), projeté pour la première fois au Festival de Cannes en 2002.

Parallèlement à son œuvre de fiction, Oussama Mohammad a collaboré à de nombreuses reprises avec celui qui fut son compagnon de route, le documentariste syrien récemment décédé Omar Amiralay.

Oussama Mohammad se trouve en France depuis mai dernier, ayant répondu à l’invitation du Festival de Cannes pour une table ronde sur le thème « faire des films sous une dictature », une intervention qui lui a permis de témoigner des pratiques répressives auxquelles les artistes et les militants syriens sont confrontés depuis mars 2011, début de la contestation populaire dans le contexte du « Printemps arabe ». Son témoignage a eu un énorme retentissement, tant à l’échelle locale qu’internationale, ce qui a contribué à alerter le plus grand nombre sur les atteintes portées contre ce mouvement citoyen et pacifique. Il lui a également permis de faire connaître cette nouvelle esthétique réaliste que constituent les films tournés sur téléphone portable.

Aujourd’hui, Oussama Mohammad regarde… réfléchit… espère… s’active… aime… aime la Syrie… aime le cinéma… aime son ami Omar… aime la jeunesse syrienne éprise de liberté… aime la nature… aime son épouse Noma…

Rencontre exceptionnelle de plus de six heures dans une petite localité de la région parisienne… Une demi-journée durant laquelle il fut question de la patrie syrienne, de la révolution, de l’art, de la vie et de l’amour… Avec gravité et sincérité… Avec parfois quelques rires subtils comme le cinéma d’Oussama Mohammad… Avec aussi quelques larmes suscitées par cette difficile période.

 

 

Jumana al-Yasiri : J’aurais envie de commencer cet entretien en partant du moment présent, de cet instant précis, car celui-ci dit bien quelle étape historique nous traversons… Nous sommes en juin 2011, dans la grande banlieue de Paris. Jamais je n’aurais imaginé que mon premier entretien avec vous, autour de votre travail de cinéaste, se déroulerait hors de Syrie et dans un contexte historique aussi particulier. Il me semble que l’histoire et les lieux appellent quelques commentaires…

 

Oussama Mohammad : Que vous partiez de la question du lieu n’est pas pour me déplaire. Toute personne qui travaille dans le cinéma et aime le cinéma sait que le lieu n’est ni une toile de fond, ni une fioriture, et qu’il n’est jamais le fruit du hasard. Dans mes films, j’ai toujours aimé le traiter comme un personnage – au sens technique du terme –, avec toute la richesse qu’il recèle et toutes les équivoques qu’il implique, étant parfois perceptible et parfois voilé. Dire que le lieu est un personnage, qu’il a une mémoire, donne plus de prise sur la vie, et en même temps, cela relève de l’évidence. Les évidences nous permettent toutefois d’avancer, car elles sont faites pour être dépassées…

Le lieu où nous nous trouvons maintenant, j’y suis venu des dizaines de fois ces vingt dernières années. Cette maison, qui appartient à des amis, m’accueille chaque fois que je viens en France. J’ai vécu ici des moments clés de mon existence : l’achèvement de mon film Sacrifices, l’attente fébrile de sa nomination au Festival de Cannes… Ces moments passés ici, non loin du fleuve, m’ont révélé de manière foudroyante ce qui faisait ma force et ma fragilité.

Si une chose est sûre, c’est que ce lieu a changé. Le petit arbre de jadis étend aujourd’hui son ombre sur une centaine de mètres carrés… Les pommiers et les cognassiers donnent maintenant des fruits… L’arbre que j’ai planté après le tournage de Sacrifices, en manière d’offrande votive à la nature, afin que celle-ci ne me tienne pas rigueur de l’injure que, pour les besoins du cinéma, j’aurais pu lui faire… même cet arbre-là est devenu grand. Il a aujourd’hui une toute autre allure et cela modifie la physionomie de ces lieux. Quand je l’ai planté, il ne faisait que quelques centimètres. Je lui ai choisi à dessein cet endroit, afin qu’il soit visible depuis la rue, par tous les portails donnant accès à la maison et par les baies ouvrant sur le jardin. Je voulais que les passants puissent l’apercevoir, mais j’ai péché par courte vue en oubliant de manière assez inexplicable que cet arbre allait grandir et que seul le tronc serait visible depuis la rue, les branches et les feuillages étant appelés avec le temps à gagner de la hauteur. Forcément, le paysage allait s’en trouver changé.

Oui, ce lieu a bien changé… Et, incorrigible optimiste que je suis, je vois surtout qu’il pousse et verdit.

Avec ou sans nous, la nature se développe, change. Ce qui se passe en Syrie ressemble à la métamorphose de ces lieux. La Syrie d’aujourd’hui donne un autre sens à la notion de patrie (watan). Au-delà du politique, de l’humain, elle prend une toute autre portée, beaucoup plus tangible, beaucoup plus présente à nos sens et à nos sentiments.

Rentrerai-je en Syrie aujourd’hui, demain, après-demain ? Resterai-je encore ici une année ?

Notre rapport aux lieux, le sens que nous leur donnons, se trouve modifié du tout au tout par ce questionnement. Entre passer et résider, ne serait-ce que sur une courte période, il y a une certaine différence. Je ne vais pas m’éterniser sur l’emplacement mal choisi de cet arbre… Je suis foncièrement optimiste quant au fait que la Syrie ne sera plus jamais pareille, qu’elle sera demain un lieu différent. Il faut dire que la préparation de mon prochain film et la recherche de moyens de production en France, deux choses qui m’occupent depuis près d’un an, me détournent un peu de ces problématiques du lieu, de l’exil, du retour… Le retour… dans l’absolu, il ne tient qu’à moi de rentrer.

 

Jumana al-Yasiri : Vous n’êtes donc pas en exil ? Et vous n’êtes pas à proprement parler « émigré » ?

 

Oussama Mohammad : Ni exilé, ni émigré… Je suis en voyage. Un voyage pour le coup assez singulier.

Jusqu’ici, chaque fois que je rentrais en Syrie, un moment d’angoisse bien connu des Syriens m’attendait à l’aéroport, ce moment où vous savez que quelque chose peut se passer… Ce « quelque chose » m’est arrivé une fois, quand on m’a remis un bout de carton arraché à une boîte de thé Lipton, et sur lequel était griffonné un message conduisant tout droit au « contrôle de sécurité » ; je me suis vu ensuite notifier mon interdiction de quitter le pays, une mesure dont beaucoup de Syriens avaient été frappés avant moi – par le truchement de différentes marques de thé...

Ce qui se passe aujourd’hui en Syrie est absolument inédit… C’est très beau et, en même temps, c’est effrayant... Ceci n’excluant en rien cela.

L’on m’a d’ailleurs gentiment et discrètement fait savoir que, ces temps-ci, je n’étais pas vraiment le bienvenu en Syrie.

 

Jumana al-Yasiri : Vous êtes cette fois en France sur l’invitation du soixante-quatrième Festival de Cannes, où a été organisée une table ronde sur le thème « faire des films sous une dictature », une occasion pour laquelle l’Iran (avec en particulier l’affaire du réalisateur Jafar Panahi) et la Syrie ont été mises sous les projecteurs… Que peut faire Oussama Mohammad pour la Syrie pendant ces quelques temps en France ?

 

Oussama Mohammad : A l’issue de mon intervention au Festival de Cannes, je n’ai pas eu l’impression d’avoir fait quelque chose d’extraordinaire. Je n’ai fait là que mon devoir, en restant cohérent avec moi-même. Que d’autres aient vu cela comme un événement ne laisse pas de m’étonner. Je me suis exercé durant de longues années à m’exprimer sans céder à la crainte du danger. C’est ainsi que je voyais les choses, étant pleinement conscient que si je ne m’exerçais pas à aller de l’avant, je boiterais à jamais sur de fausses pistes. Apprendre à être courageux passe par le sentiment récurrent de son propre manque de courage.

Quelle position suis-je censé avoir quand mes concitoyens, tout de blanc vêtus et sans défense, sortent exprimer sur la place publique leur désir de liberté et que des forces de sécurité impitoyables tirent sur eux à balles réelles ?

Je ne suis pas venu en France pour y rester, ni pour trouver un environnement propice à de vastes projets culturels… Chaque jour je me demande comment agir d’ici, mais, cette question, je me la pose tout autant chez moi, à Damas… Le texte que j’ai lu au Festival de Cannes, je l’ai d’ailleurs rédigé en Syrie, où je pensais alors le publier. J’étais sur le point de le faire quand j’ai reçu l’invitation pour cette table ronde. En somme, ce que j’ai dit à Cannes, je l’ai pensé en Syrie.

Il est un peu tôt pour vous dire ce que je pourrais faire depuis ici, d’autant qu’à ce stade mon esprit se trouve plutôt là-bas.

 

Jumana al-Yasiri : Jafar Panahi a été condamné à six ans de prison, à une interdiction d’exercer son métier de réalisateur et de scénariste, et à une interdiction de quitter l’Iran pendant vingt ans, tout cela sur la base d’un procès d’intention. Votre film Etoiles de jour a été censuré en Syrie par son propre producteur, l’Organisme National du Cinéma. Tal al-Mallouhi, jeune fille de dix-neuf ans, écope de cinq ans pour avoir publié sur son blog quelques poèmes patriotiques. En Syrie, toujours, les médias officiels cachent la vérité au peuple et s’efforcent également de la cacher au monde entier. Lars Von Trier a plus ou moins été exclu de la dernière édition du Festival de Cannes pour ses déclarations sur les juifs. Le nouvel album de Lady Gaga a été interdit au Liban en raison d’une chanson dans laquelle elle dit aimer Judas, contre l’opinion générale. Chacun de nous peut alerter l’administration de Facebook sur une page qu’il ne trouve pas à son goût et, s’il rallie assez de gens autour de lui, obtenir sa fermeture. Serions-nous en train de rétablir les tribunaux d’inquisition ? Parlez-nous de la censure…

 

Oussama Mohammad : Tous les termes de l’accusation portée contre Jafar Panahi dénotent une haine farouche de la liberté… Tout cela est d’une autre époque. Il s’agit d’un épisode de plus dans le vieil affrontement qui oppose le cinéma au pouvoir et peut-être faut-il simplement y voir la vengeance d’un pouvoir dépassé par le succès inespéré du cinéma iranien.

Le code iranien de la censure est très élaboré, il prévoit tout dans les moindres détails… C’en est désespérant. Mais le cinéma iranien, avec la profonde humanité qui est la sienne, s’est affranchi de ce joug. Armés de leur sagesse et de leur persévérance, les cinéastes de ce pays ont su aller à l’affrontement et en sortir vainqueurs ; en travaillant patiemment l’édifice social, en donnant corps aux aspirations humaines des individus et des groupes, ils sont peu à peu parvenus à faire connaître leur Iran.

Ainsi, pierre par pierre, ils ont bâti une expérience artistique et humaine qui a pu attirer à elle la scène cinématographique internationale, la plupart du temps via l’Europe. Dans leurs films, Amir Naderi, Makhmalbaf, Kiarostami, Panahi ou Majidi ont su voir l’homme et dégager la matière existentielle de la temporalité iranienne… Et c’est ainsi qu’ils ont acquis une portée internationale – nous parlons bien sûr du monde du cinéma et de la culture.

Il y a en Europe un marché de la culture très à l’écoute de la société, de ses besoins, de ce qu’elle aspire à connaître. Parce qu’il avait besoin de faire entendre la voix de l’autre, ce marché a apporté son soutien aux cinéastes du monde entier, et notamment d’Iran. En France, par exemple, de nombreux intellectuels héritiers de la Révolution française et de Mai 68 dirigent ou animent les structures de soutien à la création, qu’il s’agisse du cinéma, du théâtre ou de la musique. Ils travaillent dans une relative indépendance vis-à-vis de l’institution et du pouvoir politique, restant avant tout fidèles à leur humanité. Ils ressentent le besoin de connaître nos idées comme nous ressentons nous-mêmes le besoin de connaître les leurs, conscients qu’ils sont de la nécessité du dialogue en tant qu’espace commun à l’humanité.

Cette réalité, j’en ai pris la mesure en voyant celle avec qui je partage mon quotidien, Noma – Noma Omran, épouse d’Oussama Mohammad, l’une des plus grandes interprètes d’opéra à l’échelle du monde arabe –, travailler ici en France, avec des partenaires comme la Fondation Royaumont, le chorégraphe Bernardo Montet, Jacques Debs, Stomu Yamash’ta, Sverrir Gudjonsson (pour le spectacle « The Void »)… J’ai assisté aux répétitions, j’ai pu voir comment les imaginaires s’animaient mutuellement et comment l’art prenait corps par le dialogue.

S’ouvrir aux recherches artistiques et aux savoirs de l’autre est une nécessité et, sans le dialogue avec l’autre, toute entreprise culturelle et tout projet de civilisation, ici ou là-bas, sont voués à l’échec. L’art ne supporte pas le chauvinisme. Il se doit de faire coexister en permanence « ici » et « là-bas ». De par sa nature même, l’art ne s’est jamais laissé accaparer par la géographie. Il porte en lui les gènes de l’humanité et de la liberté.

Pour en revenir à l’Iran, il y a quoi qu’on en dise dans ce pays une dynamique différente… Un pouvoir… Un État… Une société, des partis, des élections – certes truquées, mais tout de même… Ce système a engendré des solidarités et les Iraniens installés à l’étranger ont soutenu les intellectuels restés au pays, souhaitant faire émerger à travers eux l’Iran dont ils rêvaient.

Nous venons pour notre part d’un pays où, depuis des générations, on ignore le sens du mot « élections ».

En Syrie, l’état de droit n’existe pas et la censure s’exerce sans base légale claire. Le cinéma syrien est soumis à l’arbitraire des censeurs qui sont à leur tour soumis à la Sûreté, à l’imprévisible verdict d’une réception sécuritaire. De fait, la lecture des censeurs répond à une logique et à un imaginaire d’ordre sécuritaire.

En tout état de cause, les censeurs et les responsables des services de sécurité voient d’un assez mauvais œil l’imaginaire des cinéastes. Ils s’ingénient à le contrôler et à le sanctionner, ce que permet l’absence de lois garantissant la liberté d’opinion et le fait que le terme de citoyenneté soit complètement vide de sens, tant dans les bulletins d’information que dans les chambres de torture, vide de sens comme la balle logée dans la tête du manifestant qui a su s’affranchir sur le plan de l’imaginaire.

 

Jumana al-Yasiri : Dans quelle mesure pensez-vous que les grandes manifestations internationales comme le Festival de Cannes et les pétitions pour les grandes causes de l’humanité et de la culture – quand bien même elles seraient signées par des vedettes de renommée planétaire – puissent réellement influer sur les opinions publiques et changer les choses ? Ces initiatives ne touchent-elles pas uniquement le cercle restreint des « élites » ? Dans ce cas, comment les artistes et les créateurs peuvent-ils alors atteindre l’homme de la rue ?

 

Oussama Mohammad : C’est le brin de paille qui brise l’échine du chameau… C’est la goutte d’eau...

Si, chaque fois que nous voulons aller de l’avant, nous pensons au sens de chaque pas, alors nous perdrons tout espoir et toute chance de parvenir à nos fins. Il faut, plutôt que d’échafauder des théories sur la nature et la nécessité de nos actes, laisser le temps au temps. Seul le temps permet de mesurer les conséquences et les répercussions de nos entreprises culturelles et humaines… 

Votre questionnement quant au poids réel de l’art sur les opinions internationales est légitime, à plus forte raison lorsqu’il s’agit de l’art le plus authentique, affranchi des propagandes. Notre foi en notre humanité ne peut se fonder sur ce que nous avons à gagner ou à perdre. Ainsi pour la Syrie aujourd’hui : que la rue emporte la bataille ou non, nous devons condamner de la même manière la mort des manifestants. Lorsqu’un artiste prend position dans le cours de l’histoire, il ne le fait pas en pariant sur qui seront les vainqueurs – et quand –, ni en suivant la ligne d’un parti ou d’une organisation politique. Il le fait parce que son devoir d’homme lui commande très naturellement d’apporter son soutien au mouvement. Ce qui nous ramène au brin de paille qui brise l’échine du chameau...

La justice et la liberté sont consubstantielles au beau, elles sont la vie dans ce qu’elle a de plus sacré. L’art fait sentir à l’homme un parfum de quiétude éternelle.

Pour en revenir à ce que la rue retient de l’art, à ce que l’art peut réellement procurer à la rue, et comment… Il est vrai que tout ce que nous disons ou faisons est aussitôt relayé par les réseaux sociaux, mais je reste bien incapable de mesurer l’effet réel que cela peut avoir.

 

Jumana al-Yasiri : De là, nous ne pouvons faire autrement qu’évoquer « L’Appel des cinéastes syriens aux cinéastes partout dans le monde », « L’Appel des cinéastes de l’intérieur » [de la Syrie], l’appel dit « du lait »1 et la réaction des maisons de production… Ce qui arrive aujourd’hui aux artistes syriens solidaires de la rue, défenseurs de la vérité et du droit contre la violence, l’injustice, les tueries et la tyrannie, n’est pas sans rappeler le maccarthisme qu’ont connu les États-Unis dans les années 1950. Dans une scène du film La liste noire (Guilty by suspicion, Irwin Winkler, 1991), dans lequel Robert De Niro interprète le rôle principal, un réalisateur est chassé du plateau de tournage, se voyant ainsi couper les vivres… Je sais que vous avez longuement abordé le sujet dans différents médias, mais peut-être voudriez-vous, avec le recul, ajouter quelque chose…

 

Oussama Mohammad : En art, il n’y a pas de place pour le marchandage et les concessions… Retoucher un tableau achevé ou nuancer le ton d’une œuvre en fonction des événements semble impensable ; c’est pourtant bien ce qui se produit maintenant, alors que la voix de la liberté est menacée d’extinction.

Je ne sais comment, dans quelque temps, certains parviendront à justifier leurs concessions. J’admets jusqu’à un certain point que les conditions de production en Syrie soient difficiles, en particulier à la télévision : liens étroits avec les réseaux du pouvoir, desquels émanent la plupart des stars actuelles, qu’elles méritent ou non leur succès ; déchéances subites de celles qui ne trouvent plus grâce aux yeux des officiers ; ces petit jeux auxquels se livrent entre elles les stars de la sécurité et les stars du petit écran... tout cela, j’en suis bien conscient.

Fidèle aux « propriétés du despotisme »2, le pouvoir semble aujourd’hui persuadé que tous ces gens sont ses artistes, qu’il les a lancés en acceptant de les laisser suivre leurs carrières. La relation qui lie les stars de la sécurité à certaines stars du septième art relève peu ou prou du « mariage de jouissance » (zawâj mut‘a). En décidant des trajectoires de chacun, en faisant la pluie et le beau temps dans ce petit monde, le pouvoir a instauré un système sordide dans lequel les artistes en viennent à pouvoir fermer les yeux sur la mort de nombreux Syriens, sur ces martyrs qui furent leurs spectateurs fidèles et auxquels ils doivent aussi leur reconnaissance.

Ces artistes ont-ils été soumis à des pressions ? Possible, mais leur public, lui, a été soumis aux massacres. Défendent-ils leurs intérêts économiques, leur position dans le star-system ? Ont-ils peur ? Peut-être… Je me refuserai toujours à incriminer celui qui est en proie à la terreur… Tout ce que je lui demande, c’est de ne pas assassiner, en l’accusant de trahison, celui qui ne partage pas avec lui ce sentiment.

Certains artistes proches du pouvoir, affiliés ou non au parti Bath, croient défendre la stabilité du pays et pensent que les réformes viendront du régime lui-même. Ils ont le droit de penser ce qu’ils veulent. Tant qu’ils ne jouent pas les délateurs et ne désignent pas les autres comme traîtres, ce n’est en rien un problème.

Les Syriens sont sortis manifester pacifiquement et beaucoup sont morts sous les balles de l’abjection sécuritaire. « L’Appel des cinéastes syriens » entendait faire cesser les tueries. Plus de mille cinéastes internationaux, au rang desquels figurent Jean-Luc Godard, Juliette Binoche et Michael Moore, l’ont signé au nom de cette idée selon laquelle la vie et la liberté d’expression sont sacrées et doivent être regardées comme des lois universelles.

La riposte et les accusations de trahison ne sont pas venues de l’appareil sécuritaire, mais de nos confrères syriens signataires de « L’Appel des cinéastes de l’intérieur ».

En effet, je me suis déjà exprimé sur ce texte, mais aujourd’hui je voudrais l’aborder sous l’angle du cinéma, en tant que discours émanant de cinéastes, et en montrant comment les personnalités individuelles sont bridées par la norme sociale.

Le plus effrayant, dans cet « Appel des cinéastes de l’intérieur », ce n’est pas qu’il passe sous silence la mort des civils, mais bien sa médiocrité sur le plan de l’écriture, son indigence intellectuelle ; comme dans les mauvais films, on ne peut aller contre la norme. S’adresser aux étrangers, « à l’extérieur », reviendrait selon ce texte à trahir, l’étranger ne pouvant avoir d’autre visage que celui de l’ennemi. Jean-Luc Godard, Ken Loach ou Michael Moore n’échappent pas à ce stéréotype et se voient par conséquent catalogués comme hostiles à la patrie. Ce que désigne dans ce contexte le mot « patrie », c’est bien entendu le régime sécuritaire.

Dans cet appel saugrenu, l’idée des droits de l’homme, de la liberté et du caractère sacré de la vie se trouve bannie de la géographie syrienne ; cela crée un blocus autour des morts et des manifestants, fait d’eux des otages et revient au fond à une liberté totale de tuer.

Une fois réglée la question de l’étranger, nos confrères cinéastes de l’intérieur s’attaquent au soulèvement en Syrie, et c’est alors que l’inspiration leur fait défaut. Ils vitupèrent contre les manifestants, nient leurs horizons très divers en les mettant tous dans la même case, agitent l’épouvantail du fondamentalisme, partant du principe qu’ils se rassemblent dans les mosquées – cela reviendrait à dire que les églises d’Europe ne sont fréquentées que par des nostalgiques des croisades.

Ce discours revient tout bonnement à nier l’existence de manifestants appelant à la liberté, au pluralisme, à la paix.

Ce qui se passe aujourd’hui en Syrie, ce n’est pas l’inquisition, ni le maccarthisme. Les milices du régime (shabbiha) sont le pur produit du système politique syrien. Le pouvoir a lâché la bride à une bande de voyous barbares et sanguinaires qui sévissent en toute liberté. Eux aussi, ils peuvent disposer de tout, y compris de nos vies, comme bon leur semble. Ils sont à la fois le tribunal, le juge, l’inspecteur principal, le procureur général et le dossier d’accusation – ils ne se fatigueront pas à lire les chefs d’inculpation avant de prononcer la sentence et d’exécuter la peine : torture, mort et mises en scène macabres. 

Ils frappent généralement avant la justice ; dans le cas contraire, s’ils voient quelqu’un sortir libre du tribunal, alors ils se disent que celui-là ne paie rien pour attendre.

Le soir, ainsi qu’à leurs heures perdues, ils se livrent à de hautes activités culturelles en faisant leur petite cuisine sur Facebook, en abreuvant d’injures et en menaçant tous les artistes et intellectuels de l’opposition.

Ils sont d’ailleurs passés à l’acte avec le romancier Nabil Suleiman, qu’ils ont agressé chez lui. Quand il a appelé la police pour qu’on le protège, ce dernier s’est entendu répondre ceci : « Vous voulez que l’appareil sécuritaire soit démantelé ? Vous voulez la liberté ? Eh bien allez-y… elle est derrière la porte. »

 

Jumana al-Yasiri : Voilà qui nous amène au rôle joué par les artistes dans le mouvement de contestation populaire arabe, et plus particulièrement syrien. Ma question comporte deux volets : d’abord, le regard que l’artiste porte sur lui-même et sur les autres artistes ; ensuite, le regard que la rue porte sur lui, et inversement…

 

Oussama Mohammad : Un artiste authentique fonctionne comme les cinq sens et comme l’imagination de la société à laquelle il appartient. Pour un artiste, la sincérité n’est pas un vain mot, elle se mesure à sa faculté d’écoute et au courage qu’il déploie dans le témoignage, dans l’aveu. La quête de soi, de sa propre relation à l’univers, apporte une lumière à la société. L’aveu peut tout aussi bien concerner la politique que l’amour, la peur, le corps, le courage, le désir, l’héroïsme, le pouvoir, le conflit pour le pouvoir ou pour la liberté… autant de questions soulevées au fond de nous par le présent, autant de métaphores de notre réalité et de notre quotidien. L’aveu procure une jouissance et je reste persuadé que, devant son écran, le spectateur qui le reçoit éprouve exactement le même sentiment. Il y a dans l’imagination une part indissociable de la conscience morale ; c’est de là que s’échappe le plus grand des aveux, celui que fait l’individu dans sa lutte acharnée contre sa propre lâcheté et contre sa propre peur. L’imagination permet mieux que tout autre chose de combattre ses peurs… Reste à voir si l’artiste aura l’audace d’en révéler le fruit.

J’ai maintenant cinquante-sept ans et jamais je n’ai cherché à reproduire le réel dans mes œuvres, même s’il influe sur mon travail et que je m’efforce de le comprendre. C’est ainsi que j’ai toujours fonctionné.

Nous tentons de regarder l’avenir depuis le moment présent, alors que des innocents sont tués. Nous tentons de leur être fidèles en ouvrant le champ des possibles, en défendant une vision plurielle de l’avenir.

 

Jumana al-Yasiri : Récemment, j’ai posé sur Facebook la question suivante : « Comment voyez-vous la relation entre, d’une part, le mouvement de contestation politique et sociale aujourd’hui à l’œuvre dans la région et, d’autre part, la production artistique et intellectuelle du monde arabe contemporain ? » Je n’ai reçu à ce jour que cinquante-cinq réponses, dont seules quelques unes émanaient d’artistes ou de professionnels de la culture… Dernièrement, j’ai rencontré un jeune auteur syrien, et il a de lui-même abordé le sujet en me disant qu’il avait bien lu ma question, mais qu’il n’avait pas de réponse. Comment expliquez-vous cela ?

 

Oussama Mohammad : Il faut s’interroger sur la relation de ces gens qui filment les manifestations et les martyrs avec leur téléphone portable. Quelle relation entretiennent-ils au fond avec l’image ? Selon moi, les idéaux de liberté et de justice célébrés par les cinéastes, les écrivains, les dramaturges ou les musiciens ont profondément marqué les gens, parce qu’ils faisaient vibrer chez eux une corde sensible. Les gens ordinaires sont eux aussi des créateurs ; la beauté qu’ils perçoivent dans l’art, ils sont prêts à la défendre dans les actes. C’est sans doute ce qu’ils éprouvent lorsqu’ils doivent affronter dans les rues, seuls et sans défense, l’arsenal militaire déployé contre eux.

S’agissant des répercussions de ce mouvement sur la production artistique, il est encore trop tôt pour se prononcer. Ce qui importe, comme je l’ai dit, c’est que nous restions fidèles à nous-mêmes et fidèles au moment que nous traversons... Il faut lire les événements, non les reproduire.

Nous devons regarder ces vidéos publiées sur You Tube en les dissociant du flux de l’information, les regarder chacune comme l’œuvre d’une personne voulant témoigner, preuve à l’appui, des événements auxquels il prend part, et ce, au péril de sa vie. Quel est le sens profond de cet acte ? C’est ce que j’ai tenté de montrer au Festival de Cannes, en approchant ces enregistrements comme des œuvres de cinéastes, qu’ils soient manifestants ou agents du maintien de l’ordre, au sens large… Des cinéastes de l’instant présent. C’est aussi cela, le cinéma syrien « contemporain », aussi cela, l’image de la Syrie actuelle.

 

Jumana al-Yasiri : A Damas, nous n’avons pas de Place Tahrir, mais nous avons des dizaines, voire des centaines de sites web… Facebook fonctionne comme une sorte d’espace public virtuel. Je me suis récemment laissée aller à faire le lien entre ce que dit le metteur en scène Peter Brook à propos du travail sur « l’espace vide » et la rue arabe qui, durant de longues décennies, est restée vide de toute dynamique politique. Cette comparaison vous paraît-elle justifiée, aujourd’hui ? Qu’est-ce qui a changé dans notre rapport à l’espace public, en tant qu’Arabes et Syriens ? Le changement véritable s’est-il déjà produit, à votre avis ?

 

Oussama Mohammad : Facebook peut être vu comme une espèce d’éponge absorbant l’écume produite par les premiers remous d’une société à laquelle on a dénié toute liberté d’opinion, à laquelle on a inculqué la peur du pouvoir et la crainte révérencielle de quelques individus sacralisés.

Je suis encore novice sur Facebook. Je peux y passer des heures et des heures, puis ne pas m’en soucier durant de longues périodes, tout dépendra des événements en Syrie. J’écris très rarement et je ne fais presque jamais de commentaires, mais cela m’a permis de faire la connaissance de nombreux Syriens… Combien de fois j’ai été frappé par les facilités langagières et par la vivacité d’esprit de gens dont je n’avais jamais entendu parler ! Cela m’a tout autant surpris que de voir les gens manifester pour une autre Syrie.

Seul le temps nous permettra d’évaluer la portée des bouleversements que nous vivons aujourd’hui, que ce soit dans l’espace virtuel ou dans celui que nous appelons la Syrie.

 

Jumana al-Yasiri : Vous avez aujourd’hui deux pages sur Facebook, l’une personnelle et l’autre officielle. Sur la première, vous avez affiché une photo du réalisateur Omar Amiralay, aujourd’hui décédé, et vous comptez 1066 amis. Sur la seconde, l’on vous voit vous tenant un portrait de l’opposant Riad Seif, une photo prise lors du festival de Cannes. Sur cette page, vous n’avez que 151 amis… Ces deux pages répondent-elles à des logiques différentes ? Que représente Facebook pour le cinéaste que vous êtes ? 

 

Oussama Mohammad : Ma page personnelle, c’est l’une de mes proches qui me l’a gentiment créée, sans même me demander mon avis. Je n’ai eu qu’à appuyer sur un bouton pour commencer…  Quant à ma page officielle, là encore, je n’y suis pour rien. Quelqu’un – je ne sais absolument pas qui – l’a créée pour moi. Peut-être cette personne a-t-elle été touchée par mon intervention au Festival de Cannes, comme semble l’indiquer le choix de cette photo de moi brandissant le portrait de Riad Seif.

Les photos de Riad Seif et d’Omar Amiralay veulent dire beaucoup de choses, aujourd’hui. Entre ces deux figures, il y a un certain nombre de différences, certes, mais ce qui les rassemble est plus important.

Je connais Riad Seif et j’éprouve à son endroit un profond respect. Il m’a paru intègre, humble, animé d’une grande foi en son peuple et exempt de toute mégalomanie. Son ascension ne doit rien aux partis, il a acquis sa position actuelle tout seul, guidé par son expérience personnelle. Riad Seif est un citoyen attaché non seulement à sa citoyenneté, mais aussi à la citoyenneté des autres. Il a fait son chemin à la force du poignet, en payant le prix fort de son engagement, toujours avec une profonde humanité. Son parcours constitue en lui-même une exception : il a ainsi été le seul député, avant la vague de démissions soulevée par les événements de Deraa, à quitter l’Assemblée du peuple en renonçant avec éclat à toute prérogative politique.

La réussite de son parcours d’entrepreneur n’est sans doute pas étrangère à son sens de l’humain et au traitement exemplaire qu’il a réservé à son personnel, en mettant en place des crèches pour les enfants des employés et en veillant à améliorer les conditions de travail, à l’image de ce qui se pratique dans les pays les plus avancés. Les succès de son modèle entrepreneurial sont d’autant plus remarquables dans un pays comme la Syrie, où la corruption est généralisée. C’est ce qui lui a valu d’être emprisonné et d’avoir eu affaire aux services de sécurité –les plus ardents défenseurs de la corruption. Riad Seif, lui, n’a jamais renié son populeux quartier de Maydan.

J’ai participé à la dernière édition du Festival de Cannes, mais sans film. Ma contribution a consisté à montrer des photos de Syriens… de Syriens en lutte pour un avenir meilleur, prêts à sacrifier leur vie, à affronter le danger et la violence. J’ai également brandi la photo de Wael al-Qaq, un jeune musicien emprisonné – il est sorti depuis – au cours des vagues d’arrestation qui ont commencé à s’abattre sur le pays depuis quelque temps, emportant avec elles des centaines de jeunes intellectuels très lucides qui revendiquaient simplement le droit de vivre dignement. Malheureusement, je n’ai pu me procurer une photo de Najati Tayara, grande conscience de la ville de Homs, arrêté tandis que j’étais en chemin pour Cannes.

La personne qui m’a ouvert une page officielle sur Facebook a dû voir dans cette photo de moi avec Riad Seif ce que j’y voyais moi-même en cet instant.

Quant à la photo d’Omar Amiralay, je ne l’ai pas affichée sur ma page personnelle pour perpétuer sa mémoire. Il n’est pas de ceux qu’on oublie facilement. Si j’ai utilisé sa photo pour mon profil, c’est avant tout en référence à « L’Appel des cinéastes » que nous avons rédigé suite au déclenchement des événements en Syrie, quelque temps après son décès, le 5 février 2011. Omar et moi avions l’habitude de signer ensemble des appels comme celui-ci. Nous en discutions au préalable le fond et la forme, en nous amusant à critiquer la structure de ce genre de textes.

« L’appel des cinéastes », c’était le premier depuis la disparition d’Omar. Auparavant, il arrivait régulièrement, si l’un de nous deux était absent, que l’autre signe à sa place. Cette fois-ci, j’ai été très tenté de signer en son nom, sentant que sa participation faisait sens et qu’elle était nécessaire. Finalement, je me suis ravisé, par crainte de me retrouver dans une posture gênante. C’est là que j’ai décidé de mettre la photo d’Omar sur ma page Facebook… pour que nous traversions ensemble cette période, pour qu’il soit avec nous. Peut-être garderai-je cette photo jusqu’à ce que la Syrie change et qu’elle devienne comme nous la voulons… Comme Omar aurait voulu la voir...

 

Jumana al-Yasiri : Que pensez-vous de cette hypothèse selon laquelle les révolutions arabes auxquelles nous assistons ne se seraient jamais produites sans les réseaux sociaux ?

 

Oussama Mohammad : Sans doute ne se seraient-elles pas produites de la même manière, au même moment… Reste qu’elles ne pouvaient pas ne pas se produire.

 

Jumana al-Yasiri : L’Europe est aujourd’hui le théâtre de mouvements de contestation qui, dans le sillage du Printemps arabe, se mobilisent pour la démocratie. Pour la première fois, le monde arabe se présente comme source d’inspiration du changement. Pouvons-nous dire que le Printemps arabe modifie l’image du monde arabe aux yeux de l’Occident en même temps qu’il modifie cette image dans l’esprit et dans l’inconscient des citoyens arabes ?

 

Oussama Mohammad : Le citoyen arabe a longtemps vécu prisonnier d’un langage qui n’était pas le sien. Le pouvoir politique et l’establishment intellectuel se chargeaient de parler à sa place et de défendre ses intérêts, comme ont pu le faire des intellectuels tout à fait honnêtes et respectables, souvent avec beaucoup de sincérité. Or aimer quelqu’un ne vous donne pas le droit de parler à sa place. Vous n’êtes pas lui… A chacun sa sensibilité, son langage, son imaginaire…

En commençant, tout récemment, à exprimer ses souhaits et à exiger une vie digne, le citoyen arabe a pu toucher du doigt une beauté qui lui a redonné confiance en lui-même et qui lui a permis de regarder son avenir sans fatalisme ni désespoir.

Tous ces mouvements de révolte sont pacifiques, que ce soit en Tunisie, en Egypte, en Syrie... Même au Yémen, où les armes circulent comme nulle part ailleurs dans le monde ! Voilà qui force le respect.

Lorsque ces mouvements atteindront leurs objectifs, de nouvelles dynamiques se feront jour qui auront sans nul doute des répercussions à l’échelle internationale, et qui permettront d’échanger avec le reste du monde sur de nouvelles bases, au-delà des relations de dépendance. Israël se retrouvera elle-même en bien mauvaise posture, puisqu’elle ne pourra plus invoquer la défense de la démocratie pour justifier ses violations des droits de l’homme. La démocratie ne sera plus l’apanage d’une « minorité israélienne menacée par une majorité non démocratique ». A terme, cela pourrait offrir une vraie opportunité de paix juste et globale dans la région et modifier en profondeur les relations Orient-Occident. Le sens des événements actuels ne s’éclairera sans doute qu’avec la décennie à venir, à force d’études, d’analyses et même de réflexions philosophiques.

 

Jumana al-Yasiri : Ici en France, et plus généralement en Occident, le Printemps arabe – qui de toute évidence n’en est qu’à ses prémices – suscite un grand engouement, si l’on en juge par les nombreux festivals et événements culturels organisés autour de ce phénomène. Que pensez-vous de ce type de manifestations ? Premièrement, dans quelle mesure peuvent-elles servir à distance la lutte menée en Syrie pour la démocratie et la liberté ? Deuxièmement, comment avoir une position claire vis-à-vis d’un mouvement en pleine évolution ?

 

Oussama Mohammad : Le dialogue… L’art du dialogue... Voilà ce qui peut nous dissuader de brûler les étapes, nous préserver et préserver les autres des réactions à l’emporte-pièce, de la pensée en dépit du bon sens…

 

Jumana al-Yasiri : Damas est le fil conducteur de votre film Etoiles de jour, en tant qu’espace tour à tour présent et absent. Dans le contexte actuel, nous continuons à parler de Damas comme d’une ville à part sur le territoire syrien. Aurait-elle manqué le rendez-vous de ce vaste mouvement de contestation ?

 

Oussama Mohammad : Oui et non. Les militants et les intellectuels ont soutenu la contestation en faisant valoir leur légitimité historique et politique. Ils ont véhiculé l’image de ce mouvement en élevant la voix pour être entendus à la fois en Syrie et à l’étranger. Parmi eux, beaucoup sont Damascènes et résident à Damas. En agissant depuis le cœur de la capitale, ils ont pris des risques énormes.

Damas est un tout dont il est difficile de saisir la complexité. Si nous n’analysons pas ses composantes et que nous ne nous intéressons pas à sa formation contemporaine, à ses dynamiques internes, nous ne pouvons comprendre sa relation au pouvoir. La ceinture urbaine de Damas s’est enflammée pour la liberté et pleure ses martyrs, et le cœur de la ville, le quartier d’Al-Midan, bat très fort pour elle.

La Syrie apporte aujourd’hui la preuve qu’elle est une, dans toute sa diversité. Et cela vaut aussi bien pour Damas.

 

Jumana al-Yasiri : Aujourd’hui, lorsque vous pensez au retour, pensez-vous plutôt à la Syrie ou à Damas ? L’une est-elle différente de l’autre ?

 

Oussama Mohammad : Je pense à la Syrie, car toute la Syrie se trouve à Damas.

 

Jumana al-Yasiri : Nous citons très souvent cette phrase du regretté Saadallah Wannous : « Nous sommes condamnés à l’espoir ». Quel est l’espoir d’Oussama Mohammad ?

 

Oussama Mohammad : Comme cette formule sonne bien aujourd’hui ! Combien certains l’ont tournée en dérision, lorsqu’ils étaient désespérés ! Mais aujourd’hui l’espoir nous porte à croire que les Syriens vont obtenir le meilleur, pour eux-mêmes et pour les autres…

Nous n’avons pas fini d’être surpris par ces nouveaux Syriens qui ont su cheminer pacifiquement sur la voie du changement… mettre en jeu leurs vies pour la paix et la liberté, avec un sens très vif de la dérision. D’ailleurs, sans un réel espoir, je ne vois pas comment tout cet humour aurait pu prendre corps.

 

Jumana al-Yasiri : Si je vous demandais de résumer la Syrie à une couleur, une saveur, un parfum, une image et un son, que diriez-vous ?

 

Oussama Mohammad : Je trouve que la Syrie ressemble à mon épouse Noma qui est une magnifique personne, très posée et très simple, et certainement pas prête à transiger sur les valeurs humaines. Elle possède un talent rare et une grande puissance créative. Dans la voix de Noma, il y a quelque chose qui nous ramène aux origines de la vie, qui nous conte son histoire… Une voix qui cultive la beauté dans la mémoire de la vie, qui nous communique sa force et nous fait renaître à la vie, aux origines de la vie… Elle nous porte et nous fait tendre vers un avenir pétri d’humanité, de bien, de liberté. Elle a une place immense dans mon cœur et je m’efforce de la préserver de toute inquiétude.

 

Jumana al-Yasiri : Il y a une question qui me brûle les lèvres… Que sera votre prochain film ? Certes, j’ai lu les multiples réponses que vous avez faites sur ce sujet, mais, en tant que spectatrice, j’ai hâte de voir le film qu’Oussama Mohammad réalisera après la révolution…

 

Oussama Mohammad : Mon prochain film est une histoire d’amour… Il interroge la relation entre l’amour et la liberté, la personne humaine, l’entourage social... C’est une grande métaphore construite à partir des rêveries de Raja Tayi‘, une citoyenne syrienne qui nous a récemment quittés et au souvenir de qui nous ramènent les événements actuels… Oui, il s’agit bien d’une histoire d’amour...

 

***

Oussama Mohammad a émis le souhait, avant la publication de cet entretien, que soit mentionné le nom du jeune cinéaste syrien Shadi Abou Fakhr, arrêté par les services de sécurité à la fin du mois de juillet 2011 et toujours « disparu ».  

 

 


 

1(N.D.T.) Pétition lancée par un certain nombre d’artistes syriens durant le siège de Deraa et demandant au régime de laisser entrer dans la ville assiégée le lait et les produits de première nécessité pour les enfants.
2(N.D.T.) Allusion à un célèbre essai du réformiste alépin Abd al-Rahman al-Kawakibi (1855-1902).

notes

1(N.D.T.) Pétition lancée par un certain nombre d’artistes syriens durant le siège de Deraa et demandant au régime de laisser entrer dans la ville assiégée le lait et les produits de première nécessité pour les enfants.
2(N.D.T.) Allusion à un célèbre essai du réformiste alépin Abd al-Rahman al-Kawakibi (1855-1902).