La Théorie et l'Occident

Sur le problème de Humanitas et Anthropos

Naoki SAKAI

Traducteur : RENAULT Didier


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Au cours des deux derniers siècles, les « humanités », ou sciences humaines, ont été construites sur un large schéma de classification qui dessine deux flux distincts du savoir universitaire. Le premier est un flux centripète qui va de sites périphériques vers divers centres métropolitains. Ce flux de données factuelles fourni par les périphéries n’est toutefois pas immédiatement compréhensible pour les lecteurs non familiarisés avec les contextes locaux. Au plan conceptuel, on impute souvent aux cultures particulières ces entraves à une communication transparente. On fait l’hypothèse que ces connaissances périphériques sont trop « brutes » ou trop particularistes pour être comprises par des lecteurs métropolitains non spécialistes, en raison de leur contenu empirique trop dense ; elles exigent d’être traduites dans un langage théorique plus général, l’anglais dans la plupart des cas.

Le second est un flux centrifuge d’informations portant sur la manière d’organiser les domaines du savoir, sur le mode d’évaluation de données empiriques particulières, la conciliation entre la diversité et l’incommensurabilité inhérentes aux données empiriques de la périphérie avec la généralité internationale, enfin sur la manière de rendre les détails et les informations variées provenant de sites périphériques particuliers intelligibles pour un ‘public occidental’. Le savoir universitaire de cette deuxième catégorie est généralement appelé « théorie » et sa production a eu lieu pour une bonne part selon une division du travail intellectuel historique spécifique, dans laquelle la « théorie » est associée à l’Occident – une construction historique et mythique – et part de lui pour se diffuser au Reste du monde. Ce schéma général a été globalement admis et institutionnalisé en tant que système de disciplines, dans les institutions gouvernementales et industrielles, et celles qui sont chargées de l’éducation, de la recherche et de la protection sociale.

L’hypothèse selon laquelle la théorie proviendrait exclusivement de « l’Occident » présuppose diverses conditions historiques de la production du savoir, qui comprennent les points suivants : (I) comme l’exemple le plus clair en est donné par l’enseignement universitaire aux États-Unis après la Seconde Guerre mondiale, la division des disciplines, dans les ‘humanités’ ou sciences humaines, institue d’une part des disciplines générales auxquelles n’est attachée aucune désignation locale ou ethnique, préoccupées de ce qui est universellement humain, et d’autre part des études régionales préoccupées des particularités culturelles ; (II) la distinction entre savoir théorique ou critique et connaissances positives ou empiriques ; (III) la distinction entre la métropole et le territoire post-colonial, qui a correspondu historiquement à la distinction culturelle ou civilisationnelle entre l’Occident et l’Orient, ou de manière plus générale le Reste du monde, une distinction au plus haut point surdéterminée qui s’entrelace de manière croissante avec la distinction géopolitique et économique entre le Nord et le Sud.

Ces distinctions sont historiquement justifiées dans la mesure où l’on a toujours considéré la connaissance théorique comme la plus haute forme de connaissance, et que l’Occident colonisateur s’est toujours considéré comme le lieu de production de cette forme universelle du savoir, les matériaux provenant d’autres régions géographiques constituant simplement la matière première de cette forme suprême de connaissance. En outre, on ne peut ignorer le fait que la classification du savoir est intimement corrélée à celle de l’humanité.

Si nous nous penchons sur l’archéologie de la modernité coloniale, nous commencerons à comprendre pourquoi il était nécessaire que la théorie fût associée si intimement à l’Occident. On y trouve sans doute une figure de ‘l’homme’ ou de l’humanité, mais cette humanité n’est pourtant pas ‘l’homme’ en général. Il s’est au contraire avéré nécessaire de modifier le substantif par l’adjectif ‘européen’ ou ‘occidental’. Une analyse archéologique de la modernité coloniale révèle donc qu’un certain type d’humanisme participe de la modernité.

Si l’on examine ce qui sous-tend la possibilité du discours sur la modernité, il est essentiel de prendre en compte l’autre de la modernité, le pré-moderne, par référence auquel on a très souvent défini la modernité. Sauf à l’opposer à ‘pré-moderne’, le mot ‘moderne’ ne peut jamais revêtir un sens définitif en tant qu’adjectif temporel. L’association de ‘moderne’ et ‘pré-moderne’ semble indiquer un ordre chronologique. Il ne faut cependant jamais perdre de vue que cet ordre n’a jamais été dissocié de la configuration géopolitique du monde. Comme on l’a aujourd’hui parfaitement compris, ce schéma historique essentiellement issu du xixe siècle fournit une perspective permettant de comprendre dans un cadre systématique les localisations et les statuts des nations, des cultures, des traditions et des races. L’association historique et géo-politique des mots pré-moderne et moderne a été l’un des principaux dispositifs de l’organisation du discours universitaire dans la discussion de la modernité, de la modernisation et même du modernisme. L’apparition, dans les années 1980, du troisième terme énigmatique de post-moderne a peut-être témoigné, moins que du passage d’une période à une autre, d’un décalage ou d’une transformation de notre discours, dont il a résulté que l’association historique et géopolitique « moderne-prémoderne », supposée indiscutable, est devenue toujours plus problématique et embarrassante. Ce n’était naturellement pas la première fois que l’on mettait en cause la validité de cette différenciation. Pourtant, de manière assez surprenante, l’opposition « moderne-prémoderne » est parvenue à survivre à de nombreuses mises en cause, et il serait extrêmement optimiste de croire qu’elle est maintenant définitivement invalidée. Mais ceux qui veulent encore croire que cette association historique et géopolitique des deux termes est « normale » sont désormais en proie à une certaine insécurité. En particulier dans les disciplines qui étudient l’Asie depuis l’Occident, ou dans des pays habitués à se considérer comme « modernes », le niveau d’anxiété n’a jamais été plus élevé qu’aujourd’hui.

Qu’on le voie comme un ensemble de conditions socio-économiques ou comme l’adhésion de la société à des valeurs déterminées, le mot « modernité » ne peut jamais être compris indépendamment d’une référence à cette dichotomie du moderne et du pré-moderne. Au plan historique, on a avant tout opposé la modernité aux époques qui l’avaient précédée, tandis qu’au plan géo-politique, on l’a mise en contraste avec le non-moderne, ou plus précisément le non-Occidental. C’est ainsi que cette dichotomie temporelle a été mise au service d’un schéma historique et géopolitique qui traduit un prédicat historique en prédicat géopolitique, et vice-versa. À travers l’attribution de ces prédicats, on pose un sujet propositionnel et grâce à ce dispositif discursif, on opère une distinction diacritique entre deux régions : l’Occident moderne et le non-Occident pré-moderne. Cela n’implique naturellement pas que l’Occident n’ait jamais connu de phases pré-modernes, ni qu’il serait à tout jamais impossible de moderniser le non-Occident : mais cela exclut simplement la possibilité de l’existence simultanée de l’Occident pré-moderne et du non-Occident moderne. Une différenciation temporelle est transformée en trope cartographique, de telle sorte que l’expansion géographique du globe est divisée en phases de développement, représentant à leur tour une série chronologique dans l’histoire du monde.

Un examen rapide des tropes chronologiques et cartographiques de la modernité suggère fortement l’existence d’une certaine polarité ou d’une distorsion dans les possibles manières de concevoir le monde du point de vue historique et géo-politique. Pour que l’Occident existe, il doit exister un monde organisé selon une polarité ; cette dernière reproduit en permanence un déséquilibre ou une extraordinaire unilatéralité entre l’Occident et le non-Occident, autrement dit le Reste du monde, selon laquelle le premier est considéré comme l’origine du flux global des marchandises, des idées et des institutions. La vision classique de la modernisation n’a jamais mis en cause cette reproductibilité de la polarité, sur laquelle non seulement la téléologie développementale, mais aussi les disciplines des études régionales se sont largement appuyées, consciemment ou non. Comme l’ont signalé un certain nombre d’intellectuels originaires d’Asie, vers la fin du xixe siècle et au début du xxe, il n’y a aucune raison intrinsèque pour laquelle l’opposition entre Occident et non-Occident devrait définir la perspective géographique de la modernité, si ce n’est qu’elle sert incontestablement à fonder l’unité putative de l’Occident, une positivité aussi nébuleuse qu’imposante, dont l’existence a été entachée d’incertitudes toujours croissantes dans les  dernières décennies. Après tout, l’Occident est le nom d’une positionalité, qui, telle que je la comprends, est postulée dans la microphysique des relations de pouvoir, et il est aussi un objet constitué discursivement.

Néanmoins, si ni l’Occident ni le non-Occident – autrement dit le Reste du monde – ne sont déterminés arbitrairement, c’est que, comme l’a soutenu Antonio Gramsci, les relations que nous venons de décrire sont hégémoniques1. Il ne peut y avoir aucune raison intrinsèque pour laquelle on devrait désigner une région géographique, en tant que telle, comme l’Ouest. Par principe, chaque point de la surface de la Terre pourrait avoir son « ouest » propre. Si Gramsci a été perspicace dans son analyse de la réalité hégémonique de l’Occident, nous avons tendance à oublier que cette nature hégémonique impliquait un autre diagnostic de cette réalité particulière. Dans son insistance sur sa nature historique, l’explication de Gramsci semble mettre en question l’unité de l’Occident en tant que donné. On pourrait donc être sceptique sur la possibilité de définir une cartographie de l’Occident (comme d’ailleurs de la région géographique qui constitue l’Europe) qui revête à terme un caractère définitif ; ou sur celle qu’à l’instar d’une nation, il se compose de ses membres et exclue ceux qui ne le sont pas ; ou que conformément à la notion conventionnelle d’une unité de langue, il soit fondé sur le partage d’un patrimoine commun ; ou encore, qu’à la manière d’une espèce botanique ou animale, son identité soit définie par des traits et des héritages communs.

Dans tous les cas, ce que l’éventail globalisé de l’Occident a montré avec une évidence croissante à l’échelle du monde entier, c’est que l’unité occidentale connaît parfois un glissement de sens suspect en fonction du contexte dans lequel elle est discutée. L’Occident est incontestablement une réalité sociale : il existe. L’Occident est certainement un imaginaire social à l’échelle globale, mais il existe néanmoins en raison de sa nature imaginaire qui opère diversement dans la microphysique des relations de pouvoir. L’Occident est un indice réel. Il ne résulte cependant pas de son existence qu’il soit une tradition durable, une collectivité distincte fondée sur une physionomie commune, ou un groupe social à la stabilité identifiable. L’Occident peut être défini de manières si diverses et contradictoires que nous aurions le plus grand mal à nous convaincre que son unité puisse correspondre à une substance particulière. Son unité reste putative parce qu’elle ne peut jamais correspondre à une substance quelconque ou trouver un substrat.

Il est clair que l’Occident est un nom toujours associé à ces régions, à ces communautés et à ces peuples qui paraissent politiquement ou économiquement supérieurs à d’autres régions, communautés et peuples. Fondamentalement, il ressemble en cela au mot ‘Europe’, qui désigne, comme on sait, une région géographique, une tradition, une religion, une culture, un ethnos, un marché, une population, etc. ; néanmoins, à la différence de tous les autres noms liés à des particularités géographiques, il implique aussi le refus d’une auto-délimitation ou d’une détermination particulariste ; il revendique la capacité, sinon à transcender réellement,du moins à maintenir un élan le poussant à transcender toutes les particularisations. Autrement dit, l’Occident n’est jamais satisfait de l’image que les autres se font de lui ; il est en permanence poussé à entrer en contact avec les autres pour transformer constamment l’image qu’il a de lui-même ; il est constamment en quête de lui-même dans ses interactions avec d’autres peuples, d’autres civilisations et d’autres races ; il ne saurait se satisfaire d’être simplement reconnu, mais aspire également à reconnaître les autres ; il préfèrerait dispenser la reconnaissance plutôt que de la recevoir. En bref, l’Occident veut représenter le moment de l’universel, qui subsume le particulier. Il est la source de la spontanéité, dont l’initiative doit être reçue par ses subordonnés. L’Occident est ainsi supposé revêtir la positionalité de l’activité universaliste en assignant au Reste du monde la positionalité de la passivité particulariste ; il y a plus d’un demi-siècle, Takeuchi Yoshimi, un spécialiste de la littérature chinoise moderne, a clairement aperçu cette dimension dans la manière dont l’Asie était identifiée comme telle dans la modernité coloniale2.

Pour résumer, dans cette transaction épistémique, l’Occident insiste pour être défini, non en termes des caractères qu’il possède en tant qu’objet de connaissance, mais plutôt en fonction de ses aptitudes et de sa productivité subjectives. On me permettra, à titre d’essai, d’appeler « théorie » cet ensemble d’aptitudes et de productivité subjectives qui distinguent l’humanité européenne d’autres groupes ethniques, l’ ‘homme’ occidental du Reste du genre humain.

Conformément à cela, on distinguait généralement deux manières radicalement différentes, pour les peuples, de se rapporter à la production du savoir dans les sciences humaines. Le premier groupe, dont l’identité régionale, civilisationnelle, nationale ou ethnique fait la légitimité objective de la discipline y participerait à la production du savoir principalement à titre de fournisseurs de données brutes et d’informations factuelles. L’information qu’ils fournissent ainsi aide à identifier leurs particularités et leurs types ethniques, mais ils demeurent positifs et empiriques dans la production du savoir. Il n’est pas nécessaire qu’ils s’investissent dans l’application d’un système de classification, ni qu’ils se préoccupent de méthodes d’évaluation permettant de traiter ces données, pas davantage que de la préparation d’un cadre épistémique permettant d’intégrer les données à un récit interprétatif général. N’étant pas impliqués dans ces tâches, il n’est pas nécessaire qu’ils participent à l’examen critique ou au renouvellement de ces moyens de production du savoir. De ce point de vue, leur approche de la production du savoir est « traditionnelle », dans le vieux sens qu’avait le mot dans la Théorie de la Modernisation. Ils héritent de leurs mentors les méthodes de la recherche, et sont voués à la conservation de ce qu’on leur a offert. Leur recherche se caractérise par une sorte d’apprentissage, plus que par sa scientificité. À terme, il est au-delà des horizons de l’apprenti de critiquer son mentor, d’aspirer à dépasser ses réalisations ou d’innover continuellement dans les moyens et les perspectives du savoir. En ce sens, les chercheurs traditionnels sont indubitablement hostiles à la théorie. Puisqu’ils ne sont pas supposés avoir de responsabilité dans ce genre d’examen critique et d’innovation, ils se confrontent rarement à la réalité du savoir existant dans les sciences humaines, à savoir que les présupposés et les procédures diffusés dans ces disciplines sont très loin d’être complets ou de posséder une cohérence systématique.

A vrai dire, en tant que disciplines universitaires ‘modernes’ – par opposition à ‘traditionnelles’ – celles-ci font l’objet d’une minutieuse surveillance et sont soumises à des révisions constantes, et les sciences humaines sont, en outre, constamment entretenues et revitalisées par la révision constante et la rénovation de leurs moyens de production du savoir. C’est cet inlassable mouvement d’auto-dépassement qui aiguillonne en permanence les sciences de l’homme ; de ce point de vue, les sciences sont totalement subordonnées au locus de la modernité, une position ambiguë qu’occupe ce que Michel Foucault a désigné comme le ‘doublet empirico-transcendantal’, c’est-à-dire ‘l’homme’.

Les sciences humaines sont ainsi produites au sein de l’élément de l’historicité de ‘l’homme’ et doivent être une partie de la connaissance historique. Il en résulte que l’on ne peut pas être considéré comme un participant actif au discours de l’homme moderne, sans même parler de l’ « esprit de l’humanité européenne », à moins de s’impliquer dans le dépassement historique du savoir. Les fournisseurs de données brutes et d’informations factuelles sont sans doute impliqués dans la production du savoir dans les sciences humaines, mais ils n’y participent pas en tant qu’’hommes’. Ils sont sans aucun doute des êtres humains, et, à ce titre, ils procurent des informations portant sur des cas particuliers de l’humanité et de la nature humaine. Et, la plupart du temps, on les trouve en dehors de l’Occident, ou plus précisément ils sont supposés constituer l’en-dehors de l’unité putative de l’Occident. Ils sont disqualifiés en tant qu’humanité européenne parce qu’ils sont impropres à remplir la mission échue à l’Occident.

Par ailleurs, il est une autre catégorie de chercheurs qui se préoccupent de la connaissance de l’homme et de l’humanité mais qui ne sauraient se contenter de n’être que des dispensateurs d’informations. Ils refusent de se satisfaire de l’accumulation de connaissances factuelles et empiriques. À leurs yeux, la connaissance est une part essentielle de leur être de telle sorte que si leur relation à la production du savoir change, leur mode de vie en sera affecté. Ils s’investissent nécessairement dans la collection, l’évaluation, la comparaison ou l’analyse de données brutes, mais, ce qui importe davantage, ils sont constamment investis dans l’examen critique des moyens de connaissance existants ou s’efforcent d’en créer de nouveaux. Leur préoccupation des conditions subjectives de leur activité cognitive prend chez eux le poids d’un quasi-impératif moral. Selon eux, la connaissance de l’humanité et de la nature humaine ne doit pas seulement consister dans la diversité des cas particuliers, mais implique également de s’engager dans l’examen critique du savoir existant et en faveur du projet de changer et de créer des moyens de connaissance de l’humanité et de la nature humaine. Il leur faut s’efforcer en permanence d’outrepasser les limites de leurs propres réalisations. Tous ceux qui sont inclus dans cette unité putative de l’Occident n’appartiennent pas automatiquement à ce groupe. Le projet de transformer et de créer les moyens de connaître est généralement appelé « théorie », et on considère celle-ci comme une marque distinctive, et même comme une mission de l’Occident. En ce sens, on peut supposer que la « théorie » est l’essence de l’humanité occidentale.

Ainsi, ces deux relations différentes à la production du savoir présupposent deux conceptions différentes de l’humanité dans les sciences humaines. La classification du savoir aboutit ainsi à la classification de l’humanité. On étudie l’humanité à travers de nombreux exemples de la nature humaine, et de ses manifestations particulières. On suppose que l’on parviendra finalement à la connaissance de la « nature humaine » en isolant ce qu’un grand nombre de peuples, à travers le monde, ont en commun. Dans ce dernier cas, la notion de l’humanité qui sert de principe directeur est celle d’une humanité générale, inhérente à chacune des manifestations particulières de l’homme. Mais une relation radicalement différente est également possible. Elle se rapporte à la production réflexive du savoir et s’efforce d’établir de nouvelles conditions de la connaissance, transformant ainsi à la fois la constitution de l’objet de la connaissance et les conditions subjectives du connaître. Dans cette dernière relation à la production du savoir, l’humanité est problématisée non pas seulement comme une généralité englobant tous les cas particuliers, mais aussi sous l’aspect des conditions subjectives : l’humanité se manifeste elle-même dans une connaissance réflexive à propos de la connaissance, et dans la législation des nouveaux moyens de connaissance auxquels ‘l’homme’ se soumet de son propre chef. L’humanité que l’on recherche dans ce deuxième type de relation n’est donc pas seulement épistémique, mais aussi pratique : ce qui est en cause ici n’est pas l’humanité générale, mais universelle, pour reprendre la disctinction kantienne entre généralité et universalité. Et cette fissure entre l’épistémique et le pratique est vraisemblablement le lieu où réside ‘l’homme’ moderne ; c’était là le topos dans lequel de nombreux observateurs, dans la première moitié du xxe siècle, ont aperçu la crise de l’humanité européenne.

Depuis le xixe siècle, ainsi que l’on remarqué, indépendamment l’un de l’autre, Dipesh Chakrabarty et Osamu Nishitani3, on a indiqué la différence à ces deux relations à l’égard de la production du savoir dans les sciences humaines par la juxtaposition de deux termes classiques analogues, humanitas et anthropos. Ainsi que le suggère l’évolution de l’anthropologie, humanitas a servi à désigner les peuples impliqués dans la production du savoir aussi bien dans la première que dans la deuxième relation, tandis que l’on a progressivement réservé le mot anthropos aux peuples qui ne participent qu’à la première d’entre elles. C’est ainsi que l’humanité dans le sens d’humanitas en est venue à désigner l’humanité européenne, qu’il faut distinguer du reste de l’humanité, pour autant que l’on se fie à l’unité putative de l’Occident et que l’on insiste sur elle. Cela signifie que l’humanité, dans ce sens de l’humanitas, autorise précisément cette distinction de l’Occident de ce que Stuart Hall a désigné en une formule incisive comme « le Reste »4.

C’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai soupçonné que dans la mesure où les études ethniques impliquaient en général un savoir disciplinaire auquel on soumet l’anthropos, l’idée d’études ethniques portant sur des Américains d’origine européenne ne serait pas la bienvenue à l’Université américaine. En fait, jusqu’à une période récente, l’Amérique et l’Europe de l’Ouest n’étaient pas des « régions » (où ne vivent que des anthropos) dans les études universitaires aux États-Unis, puisque les objets des études régionales étaient supposés se trouver exclusivement hors de l’Occident. Des études ethniques des Américains d’origine européenne ou des études régionales de l’Amérique du Nord auraient pu saper cette division construite entre humanitas et anthropos, et ouvrir la voie d’un traitement des Américains d’origine européenne en tant que « types anthropologiques », ce qui pourrait bien susciter quelques résistances.

Tout cela est cependant de l’histoire ancienne. Je crois que cette interprétation de la ‘théorie’ et de la ‘culture’ est impossible : elle est à la fois politiquement douteuse et épistémologiquement impropre. Il est de plus en plus impossible de contester que la classification du savoir telle qu’elle est pratiquée dans les sciences humaines à l’Université s’avère, de nos jours, insoutenable. Cette vue dominante des échanges universitaires globaux est désormais indéfendable parce que ses conditions matérielles sont en passe de se désagréger. Sa définition de la théorie est incorrecte, au vu des échanges universitaires qui ont lieu entre diverses régions du monde. La modernisation globale ne s’est pas bornée à accélérer les échanges culturels, économiques et politiques entre différentes régions, ni à renforcer les interactions entre différentes formes de pouvoir/savoir, mais elle a aussi provoqué des schismes au sein du capital culturel dont la vieille configuration des ethnicités, des cultures et des traditions ne suffit plus à rendre compte. La dimension globale de la production théorique dans ces différents sites ne peut être comprise de manière uniforme, selon les termes de formes de pouvoir/savoir des Lumières ou de leur postérité (Enlightment or post-Enlightment). Ces formes de ‘théorie’ qui ne sont désormais plus simplement ‘indigènes’ constituent le pouvoir/savoir de la vie courante, non seulement dans le monde Euro-Américain, mais dans de nombreuses parties du monde, y compris l’Orient et l’Asie du Sud. Ce qui semblait jadis exclusivement européen n’est désormais plus l’apanage du monde Euro-Américain ; dans un nombre croissant de cas, des régions non Euro-Américaines sont bien plus « occidentales » que certains aspects de la vie en Amérique du Nord et en Europe.

La globalité de la théorie exige une théorie culturelle réellement comparative. Nous entendons par là une démarche théorique attentive aux filiations transnationales et aux empreintes globales dans le savoir théorique produit dans des lieux socio-politiquement spécifiques, et qui explore la manière dont les théories sont elles-mêmes transformées par leurs propres répercussions pratiques quand elles sont mises en œuvre dans des sites différents. Cette entreprise théorique est également politique dans la mesure où elle s’efforce d’examiner les fondements théoriques et les désirs contradictoires qui sont au cœur de la politique et des formes de violence contemporaines. La globalité dont il est question ici n’est pas nécessairement le chemin à la mode et bien balisé de la migrance : l’hibridité et le discours transculturel ou post-national.

Au contraire, la forme de théorie culturelle comparative à laquelle nous pensons ici est déjà pratiquée par de nombreux intellectuels et travailleurs culturels fermement implantés dans le Sud et le Reste de l’Asie, en Afrique et en Amérique latine – comme par ceux des représentants de l’Atlantique Nord qui se préoccupent de la diffusion transformatrice et de la survie d’idées d’origine Euro-Américaine dans des régions non Euro-Américaines, de même que des héritages et de l’avenir politique de théorie non-Européennes dans des régions du Nord. C’est là une forme d’activité théorique fondée sur la reconnaissance des traces de l’autre dans un texte spécifiquement local.

Nous voici donc confrontés à un ensemble de questions à propos de ce que Stuart Hall a appelé le discours de l’Ouest et le Reste5. Sur quels fondements a-t-on considéré que la théorie avait une origine européenne ? Par quels arguments a-t-on justifié le présupposé que c’est de l’Europe ou de l’Occident qu’il fallait attendre toutes les contributions théoriques ? Et comment ce présupposé n’a-t-il pas été démasqué jusqu’ici ? Quel modèle de subjectivation la théorie de l’Humanité Européenne met-elle en avant ? Qu’adviendrait-il si les conditions qui font que c’est normalement de l’Europe ou de l’Occident que nous attendons la théorie venaient à disparaître ? En d’autres termes, comment pouvons-nous rendre compte de la disparition de la ‘normalité’ civilisationnelle ?

Et, encore plus important, comment pouvons-nous rendre compte de l’ensemble de comportements et de tactiques selon lesquels la classification de l’humanité est coordonnée à celle du savoir, ou plus précisément qu’elle vient s’imbriquer sur elle ?

Dans la perspective de la théorie et de l’humanité européenne, on pourrait certes passer en revue toute une série d’argumentations célèbres, qui se sont efforcées d’expliquer d’une manière ou d’une autre la raison pour laquelle nous tendons à présupposer qu’il devrait exister quelque lien ultime entre la théorie – diversement commentée sous des rubriques telles que la rationalité moderne, la raison scientifique, l’engagement en faveur de l’esprit de rigueur qui a permis de préserver une disponibilité universelle à l’égard de la production du savoir – et l’Europe ou l’Occident ; divers noms viennent instantanément à l’esprit, Max Weber, Paul Valéry, Edmund Husserl et Martin Heidegger, pour ne citer que quelques exemples représentatifs.

L’élément décisif de l’unité putative de l’Occident est la postulation de la séparation, l’opération consistant à inscrire une frontière – la « délimitation » (bordering) telle que l’ont conceptualisée Sandro Mezzadra et Brett Neilson – destinée à faire apparaître le monde comme s’il avait toujours été divisé entre l’Ouest et le Reste, de supposer qu’en quelque sorte naturellement et par essence la séparation entre l’Ouest et le Reste, ou l’Asie, avait été prédéfinie et préalablement fixée. C’est pourquoi, dans les discussions de la première moitié du xxe siècle, l’anxiété à propos de la crise de l’esprit européen a favorisé un investissement téléologique en faveur des thèses autopoïétiques, celles d’une autoformation et d’une autogenèse de l’Occident trop souvent assorties d’une insistance sur son unité ; l’emphase essentialiste sur l’unité de l’Occident dut ainsi chercher les origines de l’Occident – ou de l’Europe – dans l’origine grecque, à laquelle les Européens étaient supposés retourner pour affirmer leur avenir en tant qu’Européens.

Dans le champ des études asiatiques, quoi qu’il en soit, même ce niveau d’engagement à l’égard de la théorie ne peut être que rarement attendu, bien qu’un grand nombre de spécialistes aient fréquemment recours à l’opposition de l’Ouest et du Reste. Il s’avère en effet qu’un grand nombre des experts qui travaillent dans le champ des études asiatiques sont peu intéressés par la théorie, et, dans certains cas, lui sont même positivement hostiles. Néanmoins, ils n’éprouvent pas d’inquiétude à l’égard du doublet humanitas et anthropos ; il est rare qu’ils mettent en question le présupposé selon lequel, normalement, ce n’est pas en provenance de l’Asie que nous attendons la théorie.

Cette situation n’existe néanmoins pas seulement en ‘Occident’. Indépendamment du fait que le doublet serve à identifier non seulement l’ ‘autre’ non-Occidental ou asiatique, mais aussi le ‘soi occidental’ des asianistes d’Amérique du Nord ou d’Europe dans le régime de l’auto-référentialité, nous ne devons pas négliger qu’il opère de manière pratique dans la production et la reproduction du savoir dans des pays asiatiques (et d’autres sites que l’on croit localisés dans le Reste). Dans ces pays, les institutions des sciences humaines et sociales, comme les départements de sociologie et d’anglais des universités, avaient été à l’origine instituées en tant qu’ agents locaux pour la diffusion et la traduction du savoir européen ou nord-américain, désigné par euphémisme comme ‘occidental’ ; même de nos jours, la plupart de ces institutions sont restées prisonnières de l’habitude consistant à se considérer elles-mêmes comme secondaires ou dérivées, autrement dit comme des importatrices ou des imitatrices de la théorie occidentale ; on considère plus ou moins comme un truisme que la théorie ne peut pas être produite dans le Reste, et qu’il faut donc l’importer de l’Ouest. Ce qu’elles ignorent délibérément ainsi est que ‘à l’Ouest’, les chercheurs imitent aussi, comme dans les sciences de la nature, la recherche industrielle, les mass-media ou les industries de la mode. Il leur reste encore à objectiver la mythologie de l’humanité européenne comme essentiellement spontanée, créative et originale.

En fait, le sens de la séparation entre l’Ouest et le Reste apparaît le plus clairement chez les chercheurs de pays asiatiques qui se sentent quelque peu exclus ou rejetés par l’Occident. L’opposition de l’Ouest et du Reste ne désigne pas seulement la frontière fantasmatique entre une civilisation et une autre ; elle est aussi entrelacée au tissu de la réalité imaginaire des nations ethniques telle qu’elle a été formulée en Asie. En d’autres termes, en Asie, l’identité nationale, civilisationnelle et raciale des nations exige la présence implicite et même l’omniprésence de l’Ouest par référence auquel elles postulent leur identité. Le doublet de l’humanitas et de l’anthropos relève sans aucun doute de la positionalité épistémique, mais il sert également de trope pour d’autres relations. Ce n’est que dans la mesure où l’Ouest est ressenti comme une contre-référence que leur nationalité peut-être rendue sensible aux peuples du Reste.

On me permettra de prendre un moment pour noter, une fois de plus, que l’Ouest qui se révèle ainsi n’est pas une position déterminée préexistante au geste anthropologisant qui pose une identité entre « étant différents de nous » et « étant asiatiques ». Dans nos rencontres avec des hommes au passé, à l’héritage linguistique ou à la tradition culturelle inconnus de nous, il se peut très bien que nous soyons incapables de comprendre ce qui se passe entre ‘eux’ et ‘nous’ ; nous pouvons être égarés dans l’espace de l’incommensurabilité ; il est possible que nous fassions l’expérience du non-sens quant à ce qu’ ‘eux’ et ‘nous’ faisons ensemble. Cela revient à dire que la relation entre ‘eux’ et ‘nous’ ne peut pas être subsumée sous le système de compréhension existant, de sorte qu’elle échoue à prendre un sens dans le cadre du mécanisme producteur du sens commun. Cependant, on ne peut s’approprier cette expérience du non-sens ou de la différence radicale par le recours aux tropes de la coupure, de la frontière ou de la séparation. Au contraire, dans une rencontre de ce genre, nous sommes confrontés à l’expérience de la discontinuité6. En assignant deux figures binaires distinctes de l’Ouest et du Reste, et de l’Europe et de l’Asie à ‘nous’ et ‘eux’, le sens de l’incompréhensibilité fait l’objet d’une appropriation par le biais des tropes de la différence civilisationnelle, une différence qui est déjà de l’ordre de la continuité. En localisant l’occurrence du non-sens, de l’incommensurabilité ou de l’incompréhensibilité à l’intérieur de la configuration binaire de l’Ouest et du Reste, la différence même de la discontinuité est anthropologisée et appréhendée comme si elle portait d’emblée l’ordre de la continuité. Comme je l’ai expliqué ailleurs, le régime de co-figuration opère dans l’élément de la continuité, et l’expérience de la discontinuité bouleverse le schématisme de la co-figuration7.

Ce doublet de l’Ouest et du Reste est ainsi voué à impliquer bien plus qu’un contraste entre des attitudes épistémiques ; condensés dans l’opposition entre l’humanitas et l’anthropos, on trouve bien d’autres traits sociaux et personnels tels que le genre, la richesse, la profession, l’origine en termes de classe sociale, et le niveau du capital culturel, des traits auxquels on a souvent recours pour différencier un individu d’un autre, pour classer les gens dans une hiérarchie sociale.

Il est de plus en plus malaisé de découvrir une cohérence organisatrice dans les diverses définitions de l’Occident, et l’on ne peut désormais plus ignorer son caractère fantomatique. Mais c’est précisément la surdétermination inhérente à l’unité de l’Occident qui rend difficile de résister à l’impulsion de la naturaliser ou de l’essentialiser. Plus ‘nous’ sommes exposés à la réalité indéniablement précaire de l’unité putative de l’Occident, plus ‘notre’ désir est fort de restaurer la normalité régulatrice selon laquelle ‘nous’ pouvons attendre la théorie de l’Ouest, mais non du Reste.

Deux choses sont ici en jeu. Le premier ensemble de questions se préoccupe des conditions subjectives de l’institution performative de la positionalité stratégique qu’on appelle l’Occident. Le second porte sur la question de savoir comment inscrire et prescrire des distinctions entre l’Ouest et le Reste. En ce sens, les questions du second ensemble se préoccupent des déterminations objectives de l’Occident. On me permettra de me pencher ici sur les questions du premier ensemble. Celles que je souhaite poser ici sont les suivantes : comment pouvons-‘nous’ énoncer « nous les Occidentaux » en tant que collectivité pour l’Occident ? Comment est-il possible d’assigner l’Occident – une collectivité que l’on a diversement décrite comme le Premier Monde composé de sociétés ayant achevé leur modernisation industrielle, comme un ensemble de sociétés dominées par les prescriptions du protestantisme et du catholicisme romain8, ou comme un ensemble de peuples qui adhèrent aux thèses du capitalisme libéral, pour ne citer qu’un tout petit nombre de définitions – à une positionalité énonciative qui permettrait à quelqu’un de se présenter comme un Occidental et de parler à titre de membre de l’Occident ?

Une fois encore, à ma décharge, il me faut présenter un avertissement. Je ne propose pas une description concise de la manière dont la théorie a été conçue ou de ce qu’elle devrait être. Je n’entends pas non plus par théorie un régime quelconque dans lequel une formule serait appliquée comme un théorème à des cas empiriques individuels pour en tirer des jugements conclusifs valables en général. Avant tout, je veux garder à l’esprit que la relation qui régit la théorie et l’expérience n’est pas une relation entre généralité et particularité. La théorie n’est donc pas quelque chose qui s’applique au donné empirique. Adopter une attitude théorique, ce n’est pas être en quête de formules permettant de classer des cas particuliers et de les subsumer sous des modèles généraux. La théorie n’exige pas une attitude universaliste, un universalisme qui signifierait que nous sommes tenus d’aboutir à une thèse universellement valide pour tous les cas qui relèvent d’elle. Au contraire, dans le sens où je l’entends, la théorie démystifie et démasque les desseins politiques de l’universalisme et ses prétentions à détenir une vérité omniprésente.

J’entends cependant par la théorie une certaine ouverture vis-à-vis de la répétition et de la réfutation. À moins qu’elle ne puisse être reproduite, réaffirmée, réinstituée potentiellement par n’importe qui, je ne crois pas qu’elle mérite un examen pour elle-même. Elle est ainsi toujours préoccupée de la question de la production du savoir, mais elle est en outre impliquée dans la reproduction et la modification du mode de production du savoir. En ce sens, la théorie est universelle. Elle est donc à la portée de tout un chacun ; il serait nécessaire de garantir institutionnellement que le processus de production du savoir ne puisse être confiné à un cercle fermé d’experts ou d’apprentis ; elle peut être imitée, reproduite, réécrite ou modifiée par n’importe qui ; le type de savoir qui ne peut résister à ce processus ouvert d’imitation, de reproduction, de réécriture et de modification ne mérite pas d’ être qualifié de théorique.

Finalement, avec cette évocation excessivement sommaire de ce que peut signifier la théorie, je souhaiterais conclure cet article par deux questions finales, en vue d’une réflexion future ; j’ai déjà posé l’une d’entre elles en route* :

 

1) Quelles sont les conduites et les tactiques qui permettent de superposer l’imbrication de la classification de l’humanité à celle du savoir ?

2) Est-il possible de défendre le mot « théorie » en tant que démarche permettant au sujet de se dissocier de sa propre identification avec une civilisation, un groupe ethnique ou une tradition ?

 


1Cf. Antonio Gramsci, Cahiers de Prison, Paris, Gallimard 1996.
2Takeuchi Yoshimi, “What is Modernity” in What is modernity? Writings of Takeuchi Yoshimi, trad. Richard F. Calichman, New York, Columbia University Press, 2005, p.53-81
3Cf. Dipesh Chakrabarty, “Marx after Marxism: Subaltern Histories and the Question of Difference” in Polygraph 6, n° 7. Cf. également Osamu Nishitani, préface du traducteur II à Pierre Legendre, Le Crime du caporal Lortie, Kyot, Jinmon Shoin, 1998, p. 287-8 ; Osamu Nishitani & Naoki Sakai, Sekaishi no kaitai, [La Déconstruction de l’histoire mondiale], Tokyo, Ibunsha, 1999, p. 20-22, 103-8. Cf. aussi Philippe Lacoue-Labarthe : « L’éveil de la puissance du mythe – le geste auto-poïétique – est une nécessité, dès lors que s’est révélée l’inconsistance des universels abstraits de la raison et que se sont effondrées les croyances de l’humanité moderne (le christianisme et la croyance dans l’humanité elle-même), qui n’étaient au fond que des mythes exsangues. Mais là encore il ne faut pas se méprendre : le nazisme est un  humanisme, en tant qu’il repose sur une détermination de l’humanitas à ses yeux plus puissante, c’est-à-dire plus effective, que toute autre. Le sujet de l’auto-création absolue, même s’il transcende toutes les déterminations du sujet moderne dans une position immédiatement naturelle (la particularité de la race), rassemble et concrétise ces mêmes déterminations (comme aussi bien le fait le stalinisme avec le sujet de l’auto-production absolue) et s’institue comme le sujet, absolument parlant.Qu’il manque à ce sujet l’universalité, qui définit apparemment l’humanitas de l’humanisme au sens reçu, ne fait pas pour autant du nazisme un anti-humanisme. » P. Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Christian Bourgois, 1987, p. 137-138.
4Cf. Stuart Hall, « The-West-and-the-Rest : Discourses and Power », in Modernity, Stuart Hall, David Held, Don Hubert et Kenneth Thompson (éds), Cambridge/Oxford, Blackwell Publishers, 1987, p. 184-227.
5Ibid.
6Je ne suis pas certain que l’expression « expérience de la discontinuité » convienne ici. Il se pourrait qu’elle soit inadéquate, parce qu’elle ne nous permet pas de faire une expérience que l’on qualifierait de « discontinue ». Comme on sait, le concept moderne de la continuité est défini en termes de divisibilité infinie. Dire qu’un segment est continu, c’est dire qu’il est divisible à l’infini. L’antonyme « discontinu » implique donc l’impossibilité de séparer ou de diviser. Une discontinuité au point A signifie l’impossibilité de diviser des temps infinis au voisinage du point A. Lorsqu’il est possible de concevoir une frontière ou une barrière entre ‘eux’ et ‘nous’, la relation autorise au moins la possibilité d’une coupure, d’une division ou d’une césure. Une frontière, coupure, césure ou division signifie la possibilité de la continuité plutôt que celle de la discontinuité. La différence radicale de ‘nous’ et de ‘vous’ qui est en jeu ici, en référence à l’incommensurabilité, au non-sens et à l’incompréhensibilité doit pour cette raison relever de l’ordre de la discontinuité.
7Cf. N. Sakai, Translation and Subjectivity – On ‘Japan’ and Cultural Nationalism, Minneapolis & Londres, University of Minnesota Press, 1997, p. 1-17 et 40-71.
8Selon la définition proposée, dans la vieille tradition de la géopolitique, par le regretté Samuel Huntington.

notes

1Cf. Antonio Gramsci, Cahiers de Prison, Paris, Gallimard 1996.
2Takeuchi Yoshimi, “What is Modernity” in What is modernity? Writings of Takeuchi Yoshimi, trad. Richard F. Calichman, New York, Columbia University Press, 2005, p.53-81
3Cf. Dipesh Chakrabarty, “Marx after Marxism: Subaltern Histories and the Question of Difference” in Polygraph 6, n° 7. Cf. également Osamu Nishitani, préface du traducteur II à Pierre Legendre, Le Crime du caporal Lortie, Kyot, Jinmon Shoin, 1998, p. 287-8 ; Osamu Nishitani & Naoki Sakai, Sekaishi no kaitai, [La Déconstruction de l’histoire mondiale], Tokyo, Ibunsha, 1999, p. 20-22, 103-8. Cf. aussi Philippe Lacoue-Labarthe : « L’éveil de la puissance du mythe – le geste auto-poïétique – est une nécessité, dès lors que s’est révélée l’inconsistance des universels abstraits de la raison et que se sont effondrées les croyances de l’humanité moderne (le christianisme et la croyance dans l’humanité elle-même), qui n’étaient au fond que des mythes exsangues. Mais là encore il ne faut pas se méprendre : le nazisme est un  humanisme, en tant qu’il repose sur une détermination de l’humanitas à ses yeux plus puissante, c’est-à-dire plus effective, que toute autre. Le sujet de l’auto-création absolue, même s’il transcende toutes les déterminations du sujet moderne dans une position immédiatement naturelle (la particularité de la race), rassemble et concrétise ces mêmes déterminations (comme aussi bien le fait le stalinisme avec le sujet de l’auto-production absolue) et s’institue comme le sujet, absolument parlant.Qu’il manque à ce sujet l’universalité, qui définit apparemment l’humanitas de l’humanisme au sens reçu, ne fait pas pour autant du nazisme un anti-humanisme. » P. Lacoue-Labarthe, La Fiction du politique, Christian Bourgois, 1987, p. 137-138.
4Cf. Stuart Hall, « The-West-and-the-Rest : Discourses and Power », in Modernity, Stuart Hall, David Held, Don Hubert et Kenneth Thompson (éds), Cambridge/Oxford, Blackwell Publishers, 1987, p. 184-227.
5Ibid.
6Je ne suis pas certain que l’expression « expérience de la discontinuité » convienne ici. Il se pourrait qu’elle soit inadéquate, parce qu’elle ne nous permet pas de faire une expérience que l’on qualifierait de « discontinue ». Comme on sait, le concept moderne de la continuité est défini en termes de divisibilité infinie. Dire qu’un segment est continu, c’est dire qu’il est divisible à l’infini. L’antonyme « discontinu » implique donc l’impossibilité de séparer ou de diviser. Une discontinuité au point A signifie l’impossibilité de diviser des temps infinis au voisinage du point A. Lorsqu’il est possible de concevoir une frontière ou une barrière entre ‘eux’ et ‘nous’, la relation autorise au moins la possibilité d’une coupure, d’une division ou d’une césure. Une frontière, coupure, césure ou division signifie la possibilité de la continuité plutôt que celle de la discontinuité. La différence radicale de ‘nous’ et de ‘vous’ qui est en jeu ici, en référence à l’incommensurabilité, au non-sens et à l’incompréhensibilité doit pour cette raison relever de l’ordre de la discontinuité.
7Cf. N. Sakai, Translation and Subjectivity – On ‘Japan’ and Cultural Nationalism, Minneapolis & Londres, University of Minnesota Press, 1997, p. 1-17 et 40-71.
8Selon la définition proposée, dans la vieille tradition de la géopolitique, par le regretté Samuel Huntington.