Soudain la révolution !

Fethi BENSLAMA


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La révolution tunisienne a surgi d’un angle mort. Vouloir aujourd’hui expliquer ses causes à travers les catégories objectives de la rationalité socio-économique est insuffisant. De telles explications finissent par nous faire adhérer à cette illusion déterministe qui fait tant de mal à notre époque où tout semble programmé. Elles privent l’existence humaine d’avenir en la rendant prévisible, dans le confort rétrospectif refroidi. Elles supposent, après-coup, une sorte de machine logique qui sait tout d’avance, avec une courroie qui conduirait inéluctablement des faits aux effets. Non, la révolution tunisienne est une surprise y compris pour ceux qui l’ont déclenchée et menée avec résolution. De plus, elle survient dans une situation où l’idée de la révolution s’est retirée de notre espace de pensée, au moins depuis la chute du mur de Berlin, ce qui implique bien plus qu’une simple réactivation : une réinvention. Qu’elle soit survenue dans un pays réputé « docile », d’un monde arabe jugé sans aspiration à la liberté, voici qui achève le tableau de l’inattendu. Oui, la levée du soulèvement des Tunisiens, autant que sa puissance, a échappé à tout le monde. A commencer par le système de Ben Ali. Son déclenchement est venu d’une zone inaccessible au champ de vision contrôlé qu’il a constitué. Comment approcher cet angle mort ? Il faut accorder à la notion de déclenchement une valeur propre, qui va au-delà de la conception mécaniste de l’accumulation qui crée la rupture, ou bien de l’image de la goutte qui fait déborder le vase. Le débord humain n’est pas celui d’un magma volcanique ; il ressortit au surgissement d’une nouvelle perception, à une brisure subite du sens, à un désir fulgurant qui met en branle de la passion, du langage, de la représentation. Il nous faut penser ce « soudain » qui désigne dans la langue « ce qui vient sans être vu » et qui, en un court laps de temps, renverse massivement la soumission, du moins apparente, en insoumission flagrante et généralisée des mêmes sujets. Comment ces « mêmes » deviennent-ils autres ? Quelle est cette énergie transformatrice par laquelle « Je », « Nous » ne sont plus comme avant ? Telle est la question de ce qu’on appelle selon une certaine conception psychanalytique « subjectivation », notion reprise parfois dans la philosophie politique, pour penser le processus par lequel un individu ou un groupe devient autonome, reconnait l’irréductible altérité dont il est porteur, se sépare de la cause de son aliénation. Pour ma part, au regard de l’expérience révolutionnaire tunisienne et de sa propagation dans le monde arabe, je préfèrerais mettre l’accent sur le mouvement d’une sortie hors de soi, donc plutôt éjection que subjection. Il se passe comme si l’injustice instauratrice d’une longue mésestime de soi, virait subitement du registre de la réalité supportable à l’insupportable, et déclenche une séparation des sujets de ce qui les contenait en eux-mêmes jusque-là. C’est un mouvement d’extériorisation, tel un cri, à travers lequel se produit un arrachement à la contrainte intime du rabaissement et de sa douleur enfouie, pour s’expulser dans l’insurrection où tout l’être est à venir. La crainte semble abolie ; mais en fait elle ne disparaît pas, elle est retournée au dehors : de crainte éprouvée elle devient crainte inspirée au tyran1. Comment cela a-t-il eu lieu en Tunisie ?

 

Le déclenchement tunisien, dont le récit a franchi les frontières de ce pays, porte désormais un nom, celui de l’auto-immolation de Mohammed Bouazizi devant le siège du gouvernorat2 de Sidi Bouzid, petite ville agricole du centre de la Tunisie. L’articulation entre l’acte d’un individu et l’action collective qu’il a provoqué, dont il va devenir l’emblème, reste à penser à hauteur de sa puissance traversante, sans s’encombrer des prescriptions idéalistes. A quoi tient la traduction d’une sphère à l’autre ? Contrairement à ce qui a été dit, Bouazizi n’est pas un diplômé de l’université sans emploi, mais un marchand de fruits et légumes à la sauvette, auquel la police municipale a, plusieurs fois, confisqué son étalage ambulant, et qui fut giflé lors du dernier épisode par l’un des agents, une femme, en allant porter plainte. Ce n’est pas seulement parce que son moyen de subsistance lui a été enlevé qu’il s’est immolé, mais parce que sa plainte a rencontré un affront intolérable. C’est l’accumulation de la privation matérielle, de la non reconnaissance d’un tort, auquel s’est ajouté l’outrage qui a conduit à l’acte désespéré. Le fait que l’auteur de la gifle soit une femme a placé l’offense au degré le plus élevé sur l’échelle du déshonneur pour un homme de son milieu. Il faut donc souligner que l’effet de destitution radicale, sous-jacent à l’autodestruction, résulte de la conjugaison d’atteintes qui relèvent de plusieurs logiques oppressives : de classes, d’autorité et de sexe, même si ce dernier élément se présente à rebours. Précisément, on ne peut passer son motif sous silence au regard de l’emportement qui a conduit au drame. Car, même dans un pays comme la Tunisie où l’égalité entre les hommes et les femmes a parcouru un chemin non négligeable, en tous cas incomparable dans le monde arabe et musulman, la scène d’un homme battu par une femme, qui plus est, protégée par son statut officiel, constitue un renversement intolérable d’une prérogative masculine traditionnelle, toujours prégnante. Dans les termes d’un système où l’imaginaire phallique avalise peu ou prou les motions sadiques viriles, et attribue au mâle le rôle actif, Bouazizi a subi une passivation accablante, une dépropriation qui l’a fait déchoir d’un seul coup de son être d’homme. Il a bien fallu éprouver un puissant sentiment de déchéance pour que quelqu’un — décrit par les témoignages comme un homme aimable, dévoué, portant le fardeau d’une famille nombreuse dont il est le frère aîné3 —, soit précipité dans la mélancolie autodestructrice. Notons que dans de pareils cas, l’altruisme apparaît comme une disposition facilitante de l’autosacrifice. A vrai dire, nous n’avons pas assez d’éléments pour aller plus loin dans l’exploration idiosyncrasique ; et du reste, la biographie importe peu ici, dans la mesure où dans ces circonstances l’acte dépasse la personne. A supposer même qu’un jour on découvre que l’homme en question était loin de l’aménité ordinaire que l’on dit, et qu’il fut à tous égards décevant, ce serait encore plus fracassant que le moins admirable des hommes déclenche un tel ouragan. Nul ne peut savoir ce que la mort du plus quelconque ou du moins glorieux des hommes peut révéler à sa communauté. Nous savons que l’idéalisation de ceux qui acquièrent le statut de martyr, comme l’est devenu Bouazizi dans tout le monde arabe, efface souvent les aspérités qui ne coïncident pas avec la pitié et la pureté qu’ils inspirent. On peut se poser la question de ce qui a pu se passer avec cette femme policière municipale pour en arriver à l’algarade humiliante, et rappeler par la même occasion, n’en déplaise à ceux qui veulent sublimer la fureur des martyrs, ce que la clinique du suicide nous apprend : que personne ne trouve l’énergie de se supprimer, s’il ne tourne pas contre lui-même un souhait de mort à l’égard d’une autre personne présente dans son histoire4. Quoi qu’il en soit, l’effondrement narcissique de quelqu’un demeure un événement sans fond, il suppose que quelque chose d’inestimable — précieux, très cher, noble, considéré, sans prix : ce sont là des synonymes de « azizi » du nom « Bou-azizi », « Bou » étant le père — a été touché, que le sujet ne pouvait plus garder sa vie, que devant des forces qui paraissaient écrasantes, il n’a pas trouvé d’autre recours que la protestation suicidaire, en l’occurrence par le feu. Il faut alors se demander en quoi cette modalité, assez nouvelle dans la culture tunisienne et arabe d’une manière générale, est-elle venue à constituer le moyen, non pas de retrouver l’estime de soi comme on dit, c’est insuffisant, mais à restituer l’inestimable5 destitué pour tout un peuple ?

 

Or, dans les jours qui ont suivi la chute de Ben Ali, j’ai été frappé en écoutant les femmes et les hommes dans la rue, de les entendre référer le soulèvement à l’acte de Bouazizi, en usant d’un signifiant qui revenait sans cesse comme une litanie : celui de « qahr ». C’est un vocable effrayant qui appartient au registre le plus élevé de la puissance, celle qui asservit quelqu’un et le réduit à l’impuissance totale. De sa racine dérivent les mots qui désignent : le vainqueur impérieux, l’Irrésistible (l’un des noms divins), le nom du Caire (la cité victorieuse), la contrainte du viol, et étrangement dans la langue arabe ancienne, l’état de la chair brûlée et vidée de sa substance6. Trop belle coïncidence sémantique, dira-t-on ; toujours est-il que les Tunisiens puisent dans le langage de la détresse afférente à l’homme réduit à l’impuissance absolue, pour désigner l’acte de Bouazizi comme source d’identification à son désespoir et à sa révolte.

 

Il n’est pas exagéré de qualifier le régime de Ben Ali comme un système de pouvoir qui réduit à l’impuissance totale : neutralisation politique des Tunisiens et transformation des acteurs publics en marionnettes, organisation policière brutale et techniquement sophistiquée, pillage des biens communs par son clan vorace au su de tous, humiliation physique et morale des opposants — et dans bien des cas, torture et liquidation — arrogance et menterie quotidiennes, avec les compliments des dirigeants des démocraties européennes qui prétendent, comme d’habitude, ne pas savoir. Beaucoup d’entre eux se sont engagés bien plus loin que dans les relations d’État à État, en nouant des alliances et en consentant à des compromissions avérées.

 

Plus de deux décennies d’une telle entreprise a instauré avec la collaboration d’une partie de l’élite, ce qui n’a pas d’autre nom qu’un système de perversion massive du politique et de la politique, au sens du fondement de la vie commune et du gouvernement de la cité7. La remarque de Platon dans La République : « La perversion de la cité commence par la fraude des mots » a été ici rigoureusement mise en œuvre. Derrière l’exhibition quotidienne de « la démocratie », de « l’État de droit », « des Droits de l’Homme », etc., s’est mis en place une organisation systématique de corruption8, non pas seulement celle qui touche la sphère financière, mais bien plus grave encore, celle qui affecte les fonctions relatives au bien public, au tiers institutionnel, aux contre-pouvoirs. La crapulerie visible du cercle dirigeant, la jouissance ostentatoire des possédants de richesses illégalement acquises, ont fini par ébranler l’esprit moral d’un peuple auquel le fondateur de la république, Bourguiba, avait inculqué une haute idée du service du bien commun. Cet ébranlement a autorisé la multiplication des recours aux vilenies de la débrouille quotidienne : traficoter, corrompre, se faire pistonner, contourner les lois, etc. Ces dernières années, à l’occasion de mes allers-retours en Tunisie, j’ai été frappé par la montée des plaintes des Tunisiens de toutes conditions, plaintes qui témoignent de ce malaise à haute teneur de nausée, lorsque la réprobation du pouvoir devient aussi un dégout de soi-même, d’accepter l’inacceptable. Entre colère et dérision, ils ne se supportaient plus. L’agressivité empreignait les rapports sociaux dans un pays connu pour sa civilité. Une association de malfaisants semblait dévorer inexorablement la promesse et l’intelligence.

 

Le régime de Ben Ali n’a certainement pas perçu le haut-le-cœur des Tunisiens, tant il était assuré qu’il avait installé chez eux une capacité d’ingestion illimitée. Les révoltes étaient interprétées comme des accidents de parcours, sans portées significatives, et violemment réduites9. De même, son clan pensait tout se permettre, confiant qu’il était d’avoir inspiré suffisamment de crainte pour n’avoir plus rien à craindre. Cette équation enfermant la suffisance d’un côté et l’impuissance de l’autre paraissait garantir la perpétuation d’un pouvoir enlacé aux images de sa jouissance.

 

L’acte de Bouazizi a eu pour effet d’insérer subitement, dans l’équation, une inconnue qui en a bouleversé le calcul. Il a introduit la possibilité d’un renversement des rapports, en montrant comment l’homme peut trouver une puissance dans son impuissance même, peut exister en disparaissant, faire prévaloir son droit en perdant tout. C’est l’antinomie même d’un Ben Ali qui n’existe qu’en faisant disparaître les autres, à l’instar de son image flanquée sur tous les murs du pays. Un écart béant a tout à coup vu le jour, entre celui dont les portraits ne cessent de dire : Moi, Moi, Moi, et celui qui n’a plus de visage, parce que totalement enveloppé par les pansements des brûlés. Il faut accorder toute notre attention à ces scènes, à ces images, à ces bribes de paroles qui ont constitué le ferment de la révolution. Ainsi, les Tunisiens ont-ils vu à la télévision une scène dont les répercussions furent incalculables, quand le tyran contraint par la houle de la révolution qui lève, s’était rendu à l’hôpital pour jouer le compatissant vis-à-vis d’un homme qui n’avait plus sur son lit d’agonie que l’apparence d’un spectre. Cette image, qui a circulé dans tous les réseaux sociaux, montrait la puissance s’inclinant au chevet de la forme humaine effacée par le désespoir. C’est le renversement du narcissisme du « qahr » par un pauvre paysan d’une région laissée pour compte. Entre un Ben Ali et un Bouazizi, entre le premier personnage de l’État et le dernier des hommes, entre le souverain et celui qui n’est personne, l’histoire semble avoir convoqué sur sa scène deux acteurs qui ne devaient pas se rencontrer, pour leur faire jouer une pièce où l’arrogance et la faiblesse, la cruauté et la pitié, la crainte et l’humiliation allaient être dialectiquement opposées, afin de produire l’événement de la révolution. Qui a parlé de la fin des grands récits, et du modèle tragique ? Ce théâtre réel, cette écriture qui est destin incarné (écriture et destin sont de la même racine en arabe) nous placent devant le fait que le soudain est l’effet d’un tramage de l’inconscient dans l’histoire des hommes, dont la manifestation est comparable à un regard qui s’ouvre pour la communauté humaine dans cet écart entre la figure du pouvoir cruel et celle du brûlé réduit à presque rien sur son lit de mort. C’est pourquoi nous disons ici que l’inconscient ne peut pas ne pas être politique.

 

Le syntagme ou la phrase de base de l’inconscient en tant que politique, tourne autour de ce qui mérite de vivre ou de mourir. Face au pouvoir souverain qui peut décider de « qui » et de « quand » a ce mérite, et suppose que ses sujets chercheront à mériter leur vie en fonction des critères qu’il a établis (qui ne sont que la règle de sa propre jouissance), apparaît un sujet quelconque qui subvertit ce pouvoir, en actant que le mérite de sa vie ne s’acquiert que par sa mort, que son « être homme » ne peut être préservé qu’en acceptant d’aller vers sa propre destruction, ce qui confère à l’être en question une valeur qui dépasse la préservation de la vie. C’est du noyau de ce syntagme, qui a été galvaudé par le discours de la dignification, que surgissent la surprise et la subversion.

 

C’est de là, en effet, que provient ce que ni le tyran, ni sa police, ni les conseillers, ni aucun expert ne peut voir et prévoir, cet incalculable que la machine-qui-sait-tout-d’avance n’a pu anticiper et méconnaîtra toujours. Quoi ? Que le problème n’est pas vivre ou mourir, phénomènes objectivement déterminables et administrables en vertu de l’état des corps, mais la question du mérite qui vient en troubler les frontières, de sorte que se donner la mort peut bien apparaître pour quelqu'un comme un prolongement de son être, afin d’en mériter l’inestimable valeur. Sinon, on ne comprendrait pas pourquoi il y a de l’auto-mise-à-mort. C’est ce que Goethe, dans un poème du Divan, intitulé « Bienheureux désir10 », a cerné d’une formule : « Meurs et deviens ! ». On le verra plus loin, il ne s’agit pas d’un commandement du poète, mais de ce dont le sujet qui se consume est l’hôte. Plus exactement, c’est l’impératif qui s’empare de lui, exaltant la façon dont l’inconscient nie ordinairement notre mort ou ne se la représente pas, et qui consiste à croire que mourir est devenir.

 

Je ne suis pas sûr que l’on puisse qualifier simplement l’acte de Bouazizi de « sacrifice », toujours est-il que nous voyons se répéter les situations où « Meurs et deviens ! » est lié — ultérieurement dans ce cas —  à une cause commune. Bien plus, cette cause apparaît à un moment donné, pour une communauté, comme la cause même de son appartenance à l’espèce humaine. Dans cette circonstance, s’empare de ses membres, collectivement et d’une manière aigüe, ce que l’on pourrait appeler la passion d’être des hommes, ou si l’on veut, le désir d’en renouveler le pacte ! Cela suppose que l’être de l’homme n’est pas donné une fois pour toutes, qu’il peut se perdre et se gagner à nouveau. C’est une constante de l’espèce humaine, non pas dans le registre de la naissance mais du désir, d’affirmer que cet « être » manque et qu’il faut sans cesse le conquérir. Du reste, quand un groupe prétend avoir accompli l’homme en lui et comblé l’insuffisance de son être, c’est le moment où il est le plus près de commettre le pire.

 

Ce qui distingue une révolution telle qu’elle a eu lieu en Tunisie, d’émeutes ou bien de révoltes touchant telle ou telle condition injuste, par exemple celle des mineurs, des ouvriers, des paysans, c’est le fait qu’elle a été mue par cette passion où le tout de « l’être homme » semblait en jeu. Là, se trouve la marque de sa filiation avec la révolution française de 1789, et non dans la logique de son déroulement11. Lors de leur soulèvement massif, les Tunisiens ne revendiquaient pas quelque chose qu’il aurait été possible d’accorder, ils exigeaient rien de moins que du travail, du respect, de la liberté, de l’égalité, de la justice ! Qui aurait pu satisfaire à une telle exigence ? En un sens, c’est l’impossible qui était demandé, à un pouvoir qui n’en pouvait mais, et qui répondait par du possible : emplois, prix, mandat du président, etc. Toutes ces propositions apparaissaient comme des rustines sur le gouffre qui s’est subitement ouvert. Rustines en effet, parce que ce n’est pas la réparation d’une lésion dans telle ou telle autre partie du corps dont il s’agit, mais d’une blessure de fond en comble. Tout était en jeu et pour tous. Car, le soulèvement n’était guidé ni par un leader, ni par un parti, ni par une doctrine, ni au nom de Dieu. Il n’y avait plus de représentant avec lequel le pouvoir pouvait discuter, la représentativité elle-même avait disparue, c’est le peuple en tant que tel qui était présent. Aucune quête, nulle prière ne pouvait désormais modifier cette décision que les manifestants résolus exprimaient à travers des pancartes où il était écrit : game over.

 

Que l’auto-immolation de Bouazizi soit apparue comme la scène originaire de la révolution, est bien vrai ; mais il s’agit d’une construction, c’est-à-dire d’un sens donné après-coup à ce qui n’était initialement qu’un acte de protestation d’un homme désespéré agissant seul, et sans laisser d’autre message que son acte public. Certes, en tant que protestation, l’acte était adressé et prenait à témoin sa communauté. Il témoignait de l’insupportable, et prenait à témoin du prix exorbitant qu’il payait pour s’en libérer. Mais cela n’est pas suffisant pour impulser une révolution. D’autres avant lui, dans la même période, s’étaient immolés par le feu, sans que leur acte ne conduise aux conséquences de celles de Bouazizi. L’hypothèse que j’ai commencé à esquisser, que je précise maintenant, est que ce nom est si chargé de signifiants traversant, qu’il reliait pour les Tunisiens l’originaire et le devenir. L’originaire, dans la conception psychanalytique de l’inconscient n’est pas l’origine, ne désigne pas ce dont provient un individu ou un groupe, mais ce vers quoi ils s’avancent, plus précisément la destination fictive qu’ils se donnent activement ; ils se la donnent en s’emparant de signifiants fondamentaux pour les projeter devant eux. L’originaire est le fait de tirer origine de…Donc en Arabe, Bou = père, aziz = cher, noble, considéré, précieux, sans prix, soit l’enjeu d’un fondement inestimable, actualisé ici et maintenant. Bouazizi désigne dans l’idiome tunisien, littéralement le « père qui m’est cher ». Comme « azizi » est souvent l’appellation du grand père, Bou-azizi convoquerait le père du grand père, autrement dit l’ancêtre, ce qui coïncide avec ce que Pierre Legendre indique, à savoir que l’inestimable relève du principe généalogique. Mais l’inestimable ou « l’objet sans prix » du principe généalogique pour P. Legendre n’est pas situable dans la réalité de la filiation ou dans « le magma familial », mais du côté de « la figure du manque absolu », autrement dit la dimension métaphorique du père comme écart, défaut, vide de substance. Coïncidence : pour illustrer ce qu’il entend par figure du manque absolu, l’auteur recourt à l’exemple du défaut dans le tapis, laissé volontairement par les tisserands en Tunisie (dans la région d’El-Djem et de Djebeniana, à quelques dizaines de kilomètres de Sidi Bouzid !) défaut qui réfère « à la non-perfection, comme signe d’humanité12. » Ce qui manque à l’homme pour rester humain, tel est l’enjeu de l’inestimable. En prononçant le nom de Bou-azizi, les Tunisiens évoquaient l’homme qui s’est immolé, cause initiale de leur soulèvement, mais dans ce dire ils disaient en même temps — certainement à l’insu du plus grand nombre— que le fils du père inestimable est mort pour la dignité. Même si cette formulation comporte une résonnance christique, il est remarquable que l’inestimable n’était référée à aucune transcendance, à nulle entité religieuse ou extraordinaire ancienne : un homme quelconque en était le support calciné, un reste humain brûlé13.

 

Comme c’est souvent le cas, un petit groupe, celui des proches de Mohammed Bouazizi, puis des habitants de Sidi Bouzid, accusèrent d’abord le coup de sa terrible protestation. On imagine l’effroyable angoisse provoquée par l’auto-immolation. Au moment même où ils lui conférèrent le sens d’un homme mort pour eux, ils s’identifièrent à lui à travers l’idée d’un sacrifice pour tous. On passe du désarroi de chacun à l’assomption d’une culpabilité collective à travers laquelle se forme un corps fictif commun. Initialement, l’acte de Mohammed Bouazizi était un autosacrifice, au sens où il sacrifiait sa vie pour quelque chose de plus précieux et de plus digne d’amour pour lui. Encore une fois, la clinique du suicide nous montre que le sujet désire par son acte préserver un plus aimé que lui qui est en lui-même perdu, et qu’il veut sauvegarder par la mort et dans la mort. C’est l’énigme de l’amour absolu dans la mort. Le pas accompli par cette première communauté endeuillée est de transférer cet amour privé pour soi, en amour collectif à travers l’identification. Il y a comme une infusion de l’amour narcissique individuel dans un contenant plus large. La thèse freudienne de « la constitution libidinale d’une foule » parait d’actualité : une somme d’individus mettent le même objet à la place de leur idéal du moi pour s’identifier les uns aux autres14. Ils s’aiment à travers lui en eux, ou bien encore ils convertissent le plus aimé de lui pour lui, en un plus aimé pour eux : lui. Tel est le versant imaginaire du déclenchement de la révolte autour de l’acte de l’auto-immolation lequel, même s’il a eu quelques précédents, est sans référence significative dans la culture tunisienne et arabe, si ce n’est peut-être l’écho de ce que nous avons appris par cœur, enfants, du geste de la femme d’Hasdrubal se jetant dans le brasier en criant : « le feu plutôt que le déshonneur » pour échapper au « qahr » de Carthage par les Romains. La question se pose à propos de l’autolyse par le feu — j’use à dessein de « lyse » qui signifie la dissolution — quant à ce qu’elle convoque comme imaginaire nouveau du fait de la multiplication récente de tels cas dans le monde arabe. Parmi les trésors iconographiques de la révolution sur Facebook, il existe tout un théâtre cyber « présidenticide » où l’on voit la tête du président déchu rouler au gré des clips, décollée et recollée sur des personnages ridicules et lâches dans des scènes hilarantes15. Un collage particulier circule intensément où l’on voit la tête de Bouazizi à la place de celle de Ben Ali, portant les insignes du président de la république.

 

L’idéalisation semble donc signer le processus imaginaire de la foule théorisé par Freud. Nous voici devant une situation où l’on change la tête du chef déchu par une autre tête plus aimée. Sauf qu’ici, Bouazizi n’est pas un meneur, mais l’homme calciné qui, en disparaissant, a permis à la multitude de se libérer. Ce trait ouvre une autre perspective qui nous amène à nuancer la théorie freudienne de la foule, dans laquelle le processus d’identification conduit à la mise en place d’une figure toute puissante, voire surhumaine, qui n’est que le retour de celle du père archaïque. Elle opère par la puissance de l’un idéal, la massification des individus, créant une complétude illusoire qui peut les entraîner à commettre le pire. Bref, il s’agit d’une théorie de l’aliénation dans la masse, d’une masse dangereuse. Cette approche est dictée par le contexte historique européen de l’époque, lourd de graves menaces qui se sont avérées réelles, que ce soit dans différents types de fascismes, dans l’hitlérisme ou bien dans le culte stalinien. D’où il résulte en psychanalyse, bien plus qu’un pessimisme critique devant les idéalités qui peuvent receler de la cruauté sans limite, une méfiance à l’égard du politique, soupçonné de contenir foncièrement l’appel à la tendance massifiante, présente constitutivement dans le psychisme individuel. Il en découle de lourdes conséquences pour la pensée psychanalytique du collectif, que je ne peux examiner ici dans toute leur ampleur, sinon en soulignant sa carence géopolitique, au moment où les subjectivités individuelles et communautaires sont si intensément remaniées par la mondialisation scientifique et économique.

 

Or, même si nous ne sommes qu’aux débuts du processus révolutionnaire en Tunisie, et qu’il nous faut attendre un certain temps les résultats de la transition vers une nouvelle organisation politique, la modalité par laquelle la foule s’est insurgée autour de la figure de l’homme calciné, le fait que nous n’y rencontrons pas les caractéristiques relevées de la soumission à un chef surpuissant, à une doctrine salvatrice, à un être transcendant, nous amène à évoquer l’hypothèse d’un effet désaliénant de la multitude, d’une foule pacifiquement libératrice. Il faut rappeler en effet, que les violences qui ont eu lieu lors des événements en Tunisie ont été commises par la police et les milices du régime de Ben Ali, et qu’à ce jour il n’y a pas eu, à notre connaissance, de lynchage ou de procès sauvage. De fait, l’homme en question n’a pas de qualités insignes, ne possède ni présage, ni aura susceptibles d’en faire un élu, bien au contraire ; il s’est fait enlever son chariot, il s’est ramassé une gifle par une femme, il a répondu en retournant l’agressivité contre lui-même. Il n’a affronté héroïquement aucun ennemi, si ce n’est sa propre vie qu’il a terrassée avec deux litres d’essence et une allumette. Voilà l’homme que les Tunisiens ont aimé, auquel ils se sont identifiés, et avec l’idéal duquel ils ont mené leur révolution. Il faudrait dire dans ce cas « anti-idéal », ou bien l’idéal renversé, d’un humain fragile, auto-périssable, « papillon consumé », selon l’expression de Goethe dans Le Bienheureux désir. Cet homme qui se meurt de son insuffisance a donc dû porter par le hasard de la naissance, le nom de l’inestimable, autrement dit un attribut symbolique. Un trait qui suppose en fin de compte un retrait du corps qui se réalise ici tragiquement dans l’immolation.

 

Si nous considérons que Bouazizi représente le retrait de l’un de l’idéal unifiant16, dont il ne subsiste qu’un reste calciné, alors l’identification à lui par la foule révolutionnaire tunisienne pourrait correspondre au désir d’écarter d’elle-même l’idole incarnant la toute puissance, au profit d’une figure soluble qui, par son absence, laisse place au jeu de la différence et de l’alternance. La révolution aurait eu, en fait, pour ressort la désidentification de la figuration hégémonique du pouvoir (le père primitif), en corrélation avec la possibilité de ce « lieu vide » de la démocratie que nul ne peut s’approprier, tel que Claude Lefort l’a pensé dans ses travaux17. Cela suppose une concordance entre un sujet qui ne se laisse pas aller à la tendance massificatrice, autrement dit qui maintient l’écart entre l’idéal du moi et l’objet du désir, et une structure de l’organisation politique dont le caractère démocratique ne réside pas seulement dans l’égalité entre tous, mais dans la désubstantialisation du lieu du pouvoir, dont l’occupant passant ne peut être que symboliquement un homme insuffisant, ce qui ne veut pas dire incompétent.

 

Je ne dis pas que cette condition théorique est réalisée en Tunisie, loin s’en faut, mais le déclenchement de la révolution comporte en lui, ces ingrédients, conforté par un discours d’immanence sociale du soulèvement, dans la mesure où nous n’avons entendu et vu aucune sacralisation religieuse ou identitaire, aucune prière, mais une exigence constante au rythme de : le peuple/veut/la chute/du régime, qui sera scandée ensuite dans tout le monde arabe.

 

Au regard de ces développements, si nous revenons à ce que j’ai appelé précédemment, le discours de la dignification, nous pourrions introduire une distinction majeure, entre deux sources de la dignité : celle qui procède par commandement : « sois digne » ou par mise en défaut : « tu n’es pas digne » ; elle a pour source le Surmoi, une instance qui juge, qui censure, qui a pour ressort l’angoisse devant l’autorité parentale d’abord, puis d’une manière plus accablante dans l’ordre social, parce que non tempérée par l’amour des parents. Les tyrannies (séculières, religieuses, morales, patriarcales, psychologiques, etc…) s’en emparent pour décider de qui mérite quoi, la vie et la mort, l’infamie, la noblesse. C’est une dignité qui organise les catégories de l’homme humiliable et de l’homme honorable, non sans un bric-à-brac pour les marquer, les écraser ou les relever. Cette dignité est terrifiante au regard d’une autre, dont la source est symbolique et pacifiante, bien nommée ici inestimable (aziz), autrement dit qui ne se laisse pas évaluer ou relier à une estimation, à un prix, à un objet quelconque. Elle procède d’un pur désir de garder vide le lieu du pouvoir, de n’y admettre que des passants, toujours insuffisants, afin que la valeur, le sens, le mérite de l’être de l’homme demeure indéterminable pour soi-même et pour autrui. En ce sens, la révolution tunisienne s’est déclenchée pour restituer de l’inestimable pour tous. Tel est l’angle mort ou du mort d’où elle a surgi.


1Cf. l’essai d’Etienne Balibar, La crainte des masses, Galilée, 1997. L’ensemble du livre porte sur cette question, et plus particulièrement le chapitre intitulé « Spinoza, l’anti-Orwell », pp. 57-98.
2L’équivalent de la préfecture.
3Cf. L’enquête sur Mohamed Bouazizi par Farida Dahmani, Jeune Afrique, n° 2615, 20 février 2011, pp. 40-43
4Cette phrase est une quasi citation de ce que Freud écrit dans « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » (1920), O.C, XV, PUF, 1966, p. 252.
5L’inestimable, dont le nom de Bouazizi convoque de toute évidence la signification, a été proposé par Pierre Legendre comme l’enjeu princeps de l’objet sans prix de la transmission entre les humains, objet qui représente chaque sujet comme pure valeur ou comme exception, en tant que référé à un ordre généalogique. Cf. Pierre Legendre, L’inestimable objet de la transmission, Fayard, Paris, 1985.
6Ibn Mandur, Lisân Al‘arb (Encyclopédie lexicale du XIIIe siècle), Dar Lisân Al-‘arab, Beyrouth, t 3, article « qahara »  p. 185.
7Cette distinction entre le politique et la politique correspond à la théorie de Jacques Rancière, Aux abords du politique, Gallimard, folio essais, Paris 2004.
8Bien décrite dans l’essai de Ridha Ben Slama, Libertés fondamentales et modes de corruption des systèmes, Éditions, Thélès, 2010.
9Telle la révolte du bassin minier de Gafsa en 2008. L’un des premiers actes de la révolution a certainement commencé là.
10Goethe, Le Divan oriental-occidental, Trad. H. Lichtenberg, Paris, Gallimard nrf, 1950, pp. 43-44
11C’est Jean Tulard, spécialiste de la révolution française, qui a introduit la comparaison avec la révolution tunisienne en termes de processus, dans un entretien paru dans Le monde du 18 janvier 2011. Il dit : « La révolution, elle, prône un changement radical d’hommes, d’institutions, de façon de penser » (….) « il [le soulèvement] suit une trajectoire parallèle à celle de la Révolution française qui rend les deux événements assez comparables » (…) « Pour filer la comparaison, la Tunisie est sans doute en train de vivre l’année 1789 de sa révolution – qui correspond, pour la France, à la mise en place d’une Assemblée nationale constituante encore dominée par les nobles. L’heure est, en 1789 comme aujourd’hui en Tunisie, à l’enthousiasme, aux espoirs de réforme les plus fous. »
12P. Legendre, Op. Cit., p. 40.
13Ce reste correspond exactement à la théorie de l’objet a (prononcé petit a) chez Jacques Lacan. Je fais l’économie ici du développement complexe de cette théorisation, pour en garder l’indication suivante : le désir dont Spinoza fait la puissance d’être, ne peut exister que par un manque à être, lequel manque suppose le détachement d’un objet, faisant place au défaut. Cet objet est à la fois réel et irréel, donc un phénomène intermédiaire. Le langage en est le vecteur, comme Nietzsche le suggère dans cette phrase : « Qu’est-ce qu’un mot ? La transposition sonore d’une excitation nerveuse[13]. » (F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), trad.. N. Gascuel, Actes Babel, 1997, p. 12.) J’ajoute que le phénomène et l’état intermédiaire ont été puissamment pensée par Ibn Arabî (XIIe-XIIIe), à travers la théorie de l’isthme (Barzakh), puisqu’il le définit ainsi : « un possible entre l’être et le néant[13] ». (Ibn Arabaî, al-Futûhât al-Makkyya, Édite par Osman Yahya, Al-Hay’a al-misryya lil-kitâb, , Le Caire, t1, p. 5, , t3, p. 12, 188, 280, 353.)
14S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), OC, XVI,  pp. 5-83.
15Par exemple, des mises en scène où il téléphone à des chefs d’États qui étaient de « chers amis », pour leur demander refuge, lesquels de peur de la contagion de la révolution, le repoussent sous des prétextes ridicules.
16Ce point mériterait un développement autour de la théorie de l’un et de la jouissance de Jacques Lacan, que je reprendrai ailleurs.
17Outre les travaux de Claude Lefort, tels que Un homme de trop, Paris, seuil, 1976 ; Essais sur la politique, Paris, Seuil, 1986, je rappelle l’excellent numéro de la Revue du collège de psychanalystes, intitulé : « Le mythe de l’un dans le fantasme et dans la réalité politique », consacré à un débat entre Claude Lefort et des psychanalystes. Psychanalystes, n° 9 – octobre 1983.

notes


1Cf. l’essai d’Etienne Balibar, La crainte des masses, Galilée, 1997. L’ensemble du livre porte sur cette question, et plus particulièrement le chapitre intitulé « Spinoza, l’anti-Orwell », pp. 57-98.
2L’équivalent de la préfecture.
3Cf. L’enquête sur Mohamed Bouazizi par Farida Dahmani, Jeune Afrique, n° 2615, 20 février 2011, pp. 40-43
4Cette phrase est une quasi citation de ce que Freud écrit dans « De la psychogenèse d’un cas d’homosexualité féminine » (1920), O.C, XV, PUF, 1966, p. 252.
5L’inestimable, dont le nom de Bouazizi convoque de toute évidence la signification, a été proposé par Pierre Legendre comme l’enjeu princeps de l’objet sans prix de la transmission entre les humains, objet qui représente chaque sujet comme pure valeur ou comme exception, en tant que référé à un ordre généalogique. Cf. Pierre Legendre, L’inestimable objet de la transmission, Fayard, Paris, 1985.
6Ibn Mandur, Lisân Al‘arb (Encyclopédie lexicale du XIIIe siècle), Dar Lisân Al-‘arab, Beyrouth, t 3, article « qahara »  p. 185.
7Cette distinction entre le politique et la politique correspond à la théorie de Jacques Rancière, Aux abords du politique, Gallimard, folio essais, Paris 2004.
8Bien décrite dans l’essai de Ridha Ben Slama, Libertés fondamentales et modes de corruption des systèmes, Éditions, Thélès, 2010.
9Telle la révolte du bassin minier de Gafsa en 2008. L’un des premiers actes de la révolution a certainement commencé là.
10Goethe, Le Divan oriental-occidental, Trad. H. Lichtenberg, Paris, Gallimard nrf, 1950, pp. 43-44
11C’est Jean Tulard, spécialiste de la révolution française, qui a introduit la comparaison avec la révolution tunisienne en termes de processus, dans un entretien paru dans Le monde du 18 janvier 2011. Il dit : « La révolution, elle, prône un changement radical d’hommes, d’institutions, de façon de penser » (….) « il [le soulèvement] suit une trajectoire parallèle à celle de la Révolution française qui rend les deux événements assez comparables » (…) « Pour filer la comparaison, la Tunisie est sans doute en train de vivre l’année 1789 de sa révolution – qui correspond, pour la France, à la mise en place d’une Assemblée nationale constituante encore dominée par les nobles. L’heure est, en 1789 comme aujourd’hui en Tunisie, à l’enthousiasme, aux espoirs de réforme les plus fous. »
12P. Legendre, Op. Cit., p. 40.
13Ce reste correspond exactement à la théorie de l’objet a (prononcé petit a) chez Jacques Lacan. Je fais l’économie ici du développement complexe de cette théorisation, pour en garder l’indication suivante : le désir dont Spinoza fait la puissance d’être, ne peut exister que par un manque à être, lequel manque suppose le détachement d’un objet, faisant place au défaut. Cet objet est à la fois réel et irréel, donc un phénomène intermédiaire. Le langage en est le vecteur, comme Nietzsche le suggère dans cette phrase : « Qu’est-ce qu’un mot ? La transposition sonore d’une excitation nerveuse[13]. » (F. Nietzsche, Vérité et mensonge au sens extra-moral (1873), trad.. N. Gascuel, Actes Babel, 1997, p. 12.) J’ajoute que le phénomène et l’état intermédiaire ont été puissamment pensée par Ibn Arabî (XIIe-XIIIe), à travers la théorie de l’isthme (Barzakh), puisqu’il le définit ainsi : « un possible entre l’être et le néant[13] ». (Ibn Arabaî, al-Futûhât al-Makkyya, Édite par Osman Yahya, Al-Hay’a al-misryya lil-kitâb, , Le Caire, t1, p. 5, , t3, p. 12, 188, 280, 353.)
14S. Freud, « Psychologie des masses et analyse du moi » (1921), OC, XVI,  pp. 5-83.
15Par exemple, des mises en scène où il téléphone à des chefs d’États qui étaient de « chers amis », pour leur demander refuge, lesquels de peur de la contagion de la révolution, le repoussent sous des prétextes ridicules.
16Ce point mériterait un développement autour de la théorie de l’un et de la jouissance de Jacques Lacan, que je reprendrai ailleurs.
17Outre les travaux de Claude Lefort, tels que Un homme de trop, Paris, seuil, 1976 ; Essais sur la politique, Paris, Seuil, 1986, je rappelle l’excellent numéro de la Revue du collège de psychanalystes, intitulé : « Le mythe de l’un dans le fantasme et dans la réalité politique », consacré à un débat entre Claude Lefort et des psychanalystes. Psychanalystes, n° 9 – octobre 1983.