La Révolution d’Égypte, scènes et anecdotes

Mansoura EZ ELDIN

Traducteur : NIA Lotfi


  • fr
  • en
  • ar
  • Mode multilingue
  • Mode simple

Mardi 25 janvier

Le matin

Je vais sur Facebook – calme plat. Rien ne pouvait laisser présager de ce qui allait se passer par la suite. Un ami écrit sur sa page qu’il prend le chemin de la manifestation de la rue de la Ligue arabe. Je laisse un commentaire pour rire : « Tu es bien sûr que c’est à une manif que tu vas ?! » Sa réponse indique qu’il a compris l’allusion : « Sortie solitaire. Ça va être la fête de la drague ! » Ces dernières années, la rue en question s’est souvent transformée pour les grandes occasions en centre de coureurs de jupons. Aucun d’entre nous n’a prévu ce qui allait se passer, nous pensions que ce serait une manifestation comme toutes les autres manifestations auxquelles nous avons assisté ou participé depuis une dizaine d’années. Nous ne pensions pas que les révolutions étaient contagieuses et que nous en attraperions une.

Un moment ! Commençons par le commencement : la Révolution du jasmin en Tunisie, c’est de là qu’est parti le parfum qui s’est vite répandu en Égypte. Dès la chute de Zine el-Abidine Ben Ali, Facebook a été submergé de messages appelant à une révolution en Egypte le 25 janvier. Tout le monde s’est moqué des jeunes de Facebook et Twitter. Depuis quand les dates des révolutions sont-elles fixées à l’avance ? La révolution ne serait-elle pas en train de devenir une sorte de rendez-vous galant ? Une multitude de questions de ce genre ont été soulevées sur les réseaux sociaux ou durant les soirées entre amis, mais même ceux qui étaient les plus réservés quant au sérieux de l’opération avaient espoir.

Je me rappelle que les revendications du premier communiqué ayant circulé sur Facebook avant le 25 janvier n’avaient rien à voir avec ce qui s’est ensuite produit sur le terrain. Même si cet événement irrésistible a été appelé « la Révolution du 25 janvier », les premières revendications écrites étaient modestes par rapport à ce que la révolution a fini par exiger et obtenir sur le terrain. Une des  revendications majeures des débuts concernait « l’augmentation du salaire minimum ». Un ami a d’ailleurs tellement été scandalisé par cette requête qu’il a repris le communiqué sur son Facebook avec un commentaire du type : « Les cocos ! Une révolution ne demande pas des hausses de salaire mais le pouvoir. » C’est sur le terrain que le discours a pris forme et que les revendications ont mûri de manière à surprendre tout le monde, y compris les révolutionnaires.

En un clin d’œil, la génération de Facebook et Twitter est parvenue à polariser des centaines de milliers de personnes du nord au sud du pays. Ces gens qui sont sortis par centaines de milliers les deux premiers jours étaient pour la plupart des jeunes non politisés ou, en tout cas, ne faisant pas partie des traditionnels circuits d’opposition au pouvoir. Ceux qui ont appelé à ce soulèvement populaire et qui l’ont organisé appartiennent à une nouvelle génération, qui maîtrise l’outil internet et qui a une aversion viscérale pour certaines pratiques comme la torture infligée dans les commissariats ou le mépris des droits de l’Homme. Rêvant d’un État démocratique respectueux de ses citoyens, cette génération a réussi à se faire entendre de toutes les catégories de la société, provoquant un ralliement de masse qui a transformé la révolution du 25 janvier en une révolution populaire à proprement parler.

C’est le 25 janvier en début de soirée que tout le monde a compris que ce qui se passait était inédit : le soulèvement tranchait avec ce qu’on avait connu jusqu’ici, tant par le nombre impressionnant de manifestants, par le jusqu’auboutisme des revendications appelant à faire tomber  ce régime corrompu, mais aussi par la détermination qui était opposée aux violences de la police et des services sécuritaires de Moubarak.

 

Mercredi 26

Course contre la montre au journal : je dois finir ce que j’ai à faire si je veux rejoindre au plus vite les manifestants de la Place Tahrir. Mercredi c’est le jour du bouclage. La fenêtre est ouverte. Je suis assise devant mon ordinateur depuis un laps de temps indéterminé. Tout à coup je prends conscience de l’odeur nauséabonde qui remplit l’atmosphère alors qu’une rumeur monte dehors. J’ai le sentiment (la sensation physique en fait) que les manifestants approchent depuis la rue As-Sahafa et le proche  quartier de Boulaq Abou al-Aala – ce qui m’est confirmé par un collègue. Youssef Rakha qui travaille au quotidien al-Ahram m’appelle pour me dire qu’au pied de l’immeuble du journal la Sûreté centrale tire sur les manifestants en utilisant des balles en caoutchouc et des bombes lacrymogènes. On se met d’accord pour descendre ensemble à la place Tahrir une fois le travail terminé. De plus en plus fortes, les clameurs qui demandent la chute de Moubarak et de son régime sont accompagnées par cette odeur qui brûle la peau et gratte les yeux et qui, elle aussi, remplit toujours davantage l’espace du bureau. La quantité de gaz lacrymogène balancée sur les manifestants était telle qu’elle a pu entrer dans le journal par les fenêtres. J’apprendrais plus tard que les habitations de la région de Boulaq Abou al-Aala – proche du journal – n’avaient pas été épargnées : on y a recensé des cas d’asphyxie d’enfants et de personnes âgées. Un calme prudent règne dans les rues quand nous nous y retrouvons, Youssef et moi. Elles sont quadrillées par les engins de la Sûreté centrale. L’air est encore plein de l’odeur des gaz lacrymogènes. On dirait que le centre-ville tremble à l’idée de ce qui se prépare.

 

Vendredi 28 janvier, « le Vendredi de la colère »

Le midi

Hala Salah Eldin, Youssef Rakha, Naël at-Toukhi et moi nous sommes retrouvés à Doqi. Nous sommes allés ensemble à la manifestation non-violente qui devait partir de la mosquée Omar Ibn al-Aass. Tout de suite après la prière du vendredi nous sommes sortis en scandant « Le peuple veut faire tomber le régime » et dès les premiers slogans, la Sûreté a répondu par des dizaines de bombes lacrymogènes. Aux cris de « Selmeya, Selmeya » (non-violente) nous avons essayé de leur faire comprendre que nous n’avions pas d’intentions violentes, que nous ne demandions que la liberté. La réponse a été encore plus terrible. La situation s’est ensuite compliquée et s’est étendue aux rues adjacentes. Hala et moi, nous nous sommes réfugiées dans une de ces rues et y avons été vraiment bien accueillies par les riverains. Ils nous ont déconseillé de descendre dans le métro et nous ont indiqué le moyen de rejoindre une rue plus sûre. Beaucoup d’entre eux ont rejoint les manifestants, comme un peu partout d’ailleurs. Les petites ruelles se transformaient en labyrinthe, nous étions encerclés. À chaque fois que nous croyions nous engager dans l’une d’elles nous étions surpris par les gaz lacrymogènes et les tirs de balles en caoutchouc de la Sûreté. En fin de compte, un citoyen nous  a fait quitter la zone à bord de sa voiture. Nous voulions rejoindre la manifestation de la place Tahrir et il a fallu beaucoup ruser pour atteindre le centre-ville. Là, nous avons été impressionnées par la quantité de forces déployées par la Sûreté. Nous nous sommes jointes à une manifestation qui parcourait les rues adjacentes à la place Mohamad Farid. Il y avait surtout des jeunes, le boucan – cris et coups de feu – de la manifestation monstre de la place Tahrir parvenait jusqu’à nous. Les manifestants semblaient gagner du terrain à chaque seconde, les ralliements se comptaient par milliers. On faisait circuler du Coca pour s’en rincer le visage et se protéger de l’effet des gaz lacrymogènes. Certains portaient des masques dans le même but, d’autres arrosaient leur keffieh avec du vinaigre. Les commerçants distribuaient gratuitement des bouteilles d’eau minérale. Les citoyens et les citoyennes ordinaires les ravitaillent de temps en temps en produits alimentaires. Parmi la foule, essayant de me prémunir au mieux du terrible effet des gaz, j’ai vu une jeune fille en train de pleurer. Elle criait comme si elle venait de perdre quelqu’un de cher. Cette belle en larmes a alors incarné pour moi des millions d’Egyptiens. Qui pleurait-elle ? Un proche mort dans le naufrage d’un ferry ou dans l’incendie d’un train en Haute-Égypte ? Dans une de ces embarcations de la mort qui mettent le cap sur l’Italie ? Un parent souffrant à cause des pesticides cancérigènes et des eaux polluées ? Ou plus simplement avait-elle assisté de près, comme nous tous, au spectacle des rêves qu’on dérobe, des volontés populaires méprisées et de ses suffrages falsifiés ? Je n’oublierai jamais cette jeune femme. Je n’oublierai jamais non plus cette dame, très aristocrate, qui parcourait les rues adjacentes du Centre ville dans sa grosse voiture pour tenir au courant les manifestants et leur raconter ce qui se passait place Tahrir : la détermination et l’inflexibilité du mouvement, le ralliement de dizaines de milliers de personnes venues d’autres quartiers. Cette dame a eu sur nous un effet dopant puisqu’à ce moment-là nous étions coupés du monde. Internet étant interrompu et les réseaux des téléphones portables brouillés, nous n’avions aucun moyen de communiquer avec les amis dispersés dans les autres manifestations. Avant que cette femme ne survienne nous savions très peu de choses de ce qui se passait sur la place Tahrir. La proximité de l’endroit nous permettait tout juste de faire des conjectures à partir du boucan formidable qui nous parvenait. Nous ne savions rien de ce qui se passait sur la place de Guizeh, à Suez, à Alexandrie ou dans les autres villes.

 

Le soir

Le couvre-feu m’a empêchée de rentrer à la maison, j’ai donc passé la nuit chez Hala, tout près des deux assemblées (l’assemblée populaire et Majlis a-Chura) et du ministère de l’intérieur – autrement dit l’un des points les plus chauds de la ville. Toute la nuit, nous avons entendu les coups de feu tirés par les forces de la police et de la Sûreté centrale. Nous avons suivi ce qui se passait par la fenêtre : ils tiraient dans la direction des manifestants et de la station service toute proche, au mépris de toutes les conséquences que ces actes pouvaient induire. Nous entendions des bruits d’explosion, proches, sans pouvoir en déterminer la provenance. Dire qu’il y avait le couvre-feu en plus et que, malgré tout cela, les gens ont continué à défiler et à clamer leur volonté d’être libres et dignes. Le silence de Moubarak n’a fait qu’envenimer les choses et la pauvre allocution qu’il a faite après minuit n’a vraiment pas été à la hauteur de l’événement et de la gravité de la situation.

Vendredi soir, un chaos grandissant s’est emparé de la ville : commissariats et sièges du parti au pouvoir en feu. Le Caire s’est transformé en une boule de feu s’embrasant à cause de la folie des appareils d’un régime à la dérive et qui refuse de le reconnaître. L’extrême degré de non-violence conservé par les manifestants transmet un message clair : ce peuple est bien plus civilisé que les rapaces qui le gouvernent. J’ai pleuré d’émotion en apprenant que 3000 manifestants avaient formé un bouclier humain devant le musée du Caire pour le protéger du pillage – il s’est passé la même chose devant la bibliothèque d’Alexandrie. Seuls des jeunes cultivés et civilisés peuvent être capables d’un tel acte. Dire que cette jeunesse est accusée de vandalisme par ceux-là mêmes qui ont vandalisé l’Égypte et opprimé ses citoyens durant des décennies – ceux-là qui, à présent, ouvrent les portes des prisons pour lâcher sur le peuple révolté les criminels et leurs milices armées. Je n’ai jamais vécu une situation pareille : l’impression qu’un régime fou se livre à une guerre, une vraie, et qu’il prend son peuple en otage en l’isolant du reste du monde et en coupant tout moyen de communication moderne. Heureusement que les téléphones fixes permettent encore d’appeler en Égypte, j’ai pu joindre ma fille de huit ans pour la rassurer. J’ai eu mauvaise conscience en sentant dans sa voix qu’elle se faisait du souci pour moi, comme si elle était la maman et moi la fille. Je lui ai expliqué la situation en bref et lui ai demandé de ne pas regarder les chaînes satellite qui couvrent l’événement. D’une manière presque emphatique, elle m’a répondu qu’elle avait vu les chars de l’armée entrer dans les rues du Caire. Le spectacle la remplissait de joie. Je n’ai pas trop su quoi lui dire alors – pour ma part, j’avais ressenti une sorte de crispation en voyant les chars et les blindés de l’armée pénétrer dans les villes. Je n’ai pas compris d’emblée pourquoi les gens les accueillaient les bras ouverts et en criant « Armée et peuple, même combat ».1 En fait, j’ai craint à ce moment-là que l’armée ne déçoive ceux que son intervention réjouissait.

 

Samedi 29

Le matin

Je suis sortie pour me rendre chez moi. La rue Hussein Heguazi où habite Hala ressemblait à un champ de bataille : odeur de brûlé, éclats de verre partout, épaves de voitures garées, engins de la Sûreté centrale çà et là fumants ou renversés. J’ai voulu aller vers la place Tahrir pour voir si ceux qui étaient restés là-bas allaient bien. Le sort du musée du Caire m’inquiétait aussi. Je me suis vite rendu compte que l’armée qui s’était déployée partout n’était pas déterminée à laisser passer ceux qui voulaient accéder à la place. Comme on entendait toujours des bruits de coups de feu en provenance de la place, j’ai demandé un peu fébrilement à un passant si c’était l’armée qui tirait sur les manifestants. « Bien sûr que non ! a-t-il répondu. L’armée n’a jamais tiré et ne tirera jamais sur un Égyptien. » J’aurais aimé avoir la même confiance que cet homme.

J’ai coupé par une des ruelles latérales du quartier Garden City pour rejoindre la Corniche. J’ai alors croisé une femme en pleurs. Je lui ai demandé ce qu’il y avait et elle m’a répondu que son fils – simple employé à l’hôtel Sémiramis – avait été touché la veille par une balle de la police. Le projectile s’était logé dans la gorge et le garçon était en ce moment à l’hôpital, inanimé. Elle allait à l’hôtel pour lui obtenir un congé de maladie. Je me suis approchée et l’ai prise dans mes bras. « On ne doit pas taire ce qui s’est passé. Le silence est un crime. Il ne faut pas que le sang ait été versé en vain » – voilà ce qu’elle m’a confié entre deux sanglots. Mon silence acquiesçait. Sur le chemin de la maison, je ne me suis rendu compte qu’assez tard de l’absence des agents et des officiers de la circulation. J’en ai parlé au chauffeur de taxi. Il m’a répondu que la police et la Sûreté centrale s’étaient retirées tout à coup. « Ils veulent nous punir », a-t-il ajouté avec une légèreté qui ne parvenait pas à dissimuler sa haine à leur égard.

 

Le soir

Désordre, terreur et pillages au programme ! On a tous compris que le retrait des forces de l’ordre répondait à un plan bien prémédité mû par un désir de vengeance et destiné à effrayer. Ce retrait a en effet été accompagné par l’ouverture des prisons et la libération de prisonniers et de criminels armés.  Une amie qui habite dans une rue pas trop éloignée m’a appelée pour m’apprendre que leur immeuble venait de subir l’assaut d’un groupe de criminels armés qui, en fin de compte, n’ont pas pu entrer dans l’immeuble. Elle m’a mise en garde, le même scénario s’étant répété dans la plupart des quartiers résidentiels. Elle a ensuite voulu me rassurer en me disant que les Comités populaires qui se sont constitués dans l’urgence faisaient face à ces gangs. Elle m’a aussi donné le numéro de téléphone mis à la disposition de la population par les forces armées. De manière puérile, je me suis dit que ça ne pouvait pas nous concerner, que ce genre de choses n’arrivait qu’aux autres, et puis je suis revenue à la réalité et j’ai commencé à envisager toutes les éventualités. J’étais gonflée à bloc par ce que j’avais vu durant le vendredi  de la colère – le meurtre, la violence gratuite – mais il n’empêche, j’étais inquiète pour ma petite, j’avais mal pour elle à l’idée de ce qui allait se passer.

C’est moins d’une demi-heure après le coup de téléphone de mon amie que l’assaut contre notre bâtiment a commencé. Par chance le gardien avait fermé à clé la grande porte métallique qui bloque l’entrée de l’immeuble. Les assaillants ont commencé à tirer des coups de semonce pour nous intimider. Il y a eu des cris et de grands bruits en bas. Ma petite tremblait pendant que j’essayais en vain de joindre le numéro d’urgence de l’armée. En entendant un bruit particulièrement fort, j’ai cru qu’ils avaient réussi à enfoncer la porte mais heureusement les Comités populaires, composés d’habitants du quartier, ont réussi à les repousser. Il a surtout été difficile d’expliquer à Nadine que les forces de l’ordre avaient abandonné leur rôle de protecteurs des citoyens pour devenir les complices de ceux qui accomplissaient ce genre d’actions (les nouvelles parlaient de membres de la police secrète impliqués dans des cas de vol et d’intimidation). Le message qu’on a voulu nous faire passer cette nuit est on ne peut plus clair. « C’est nous ou le chaos » semblent dire Moubarak et son régime. La réponse du peuple, tout aussi claire, ne s’est pas fait attendre : « la tranquillité est une illusion et un mensonge quand on abandonne sa dignité et sa liberté en échange. À présent, nous avons encore plus de raisons de vouloir votre fin. »

 

 

Mercredi 2 février, « le mercredi sanglant »

 

J’étais sur la place Tahrir ce matin. Rien ne laissait présager de ce qui allait bientôt se produire. Depuis que l’armée a pris les choses en main suite au vendredi de la colère et au retrait des forces de l’ordre, les manifestations se sont déroulées dans un calme relatif. Contrairement à la police et aux autres services de maintien de l’ordre, l’armée ne s’en est en effet pas pris à ceux qu’elle est censée défendre. J’ai quitté la place pour envoyer par fax deux articles qui traitent de la Révolution aux journaux libanais al-Moustaqbal et as-Safir.  En rentrant à la maison j’ai été surprise de voir que la connexion internet était revenue. Je suis allée sur Facebook. J’y ai trouvé des centaines de messages. Des amis d’un peu partout dans le monde voulaient exprimer leur solidarité avec le peuple Égyptien – la plupart avaient lu mon article sur le vendredi de la colère qui a été publié par le New York Times. Au bout de très peu de temps, j’ai appris qu’un massacre se déroulait Place Tahrir : les troupes en déroute d’un régime désespéré et discrédité aux yeux du monde faisaient appel aux services de baltagiya2 pour s’attaquer aux révolutionnaires de la place à coup de couteaux et de cocktails Molotov. Scène hautement symbolique : racailles et ennemis publics montés sur des chevaux et des chameaux s’en prenant sauvagement à des manifestants non-violents exprimant la volonté de toutes les couches du peuple ! Maintenant plus que jamais, le régime révèle son vrai visage, brutal et grossier. La mentalité à dos de chameau face à la mentalité software – l’expression n’est pas de moi mais elle me semble parfaitement bien résumer la situation. À partir de cet épisode, beaucoup ont réalisé que la bataille contre le régime de Moubarak était aussi un combat pour sauver la civilisation de la barbarie.

 

Jeudi 10 février

La journée

J’ai passé toute la journée place Tahrir. Nous sommes arrivés juste après qu’un cortège d’écrivains et d’intellectuels qui manifestaient devant le Conseil supérieur de la culture ait rejoint la place. Comme d’habitude depuis le début de la Révolution, cette place est un espace de liberté plein d’optimisme et d’enthousiasme. Les slogans font preuve de légèreté et d’une inventivité véritablement artistique. Nous sommes ensuite allés du côté de la rue de l’Assemblée du peuple qui a été annexée à ce que les révolutionnaires appellent « la zone libérée ».

 

Le soir

À sept heures du soir, j’ai quitté la maison en courant pour rejoindre les festivités qui allaient célébrer la destitution de Moubarak, c’est en tout cas ce que je croyais. J’étais revenue à cinq heures à la maison mais quand les nouvelles ont commencé à parler d’un discours imminent où Moubarak annoncerait qu’il renonçait au pouvoir, j’ai décidé de retourner sur la place pour fêter l’événement avec les autres. Cet endroit est devenu l’icône et le symbole de la Révolution, même si celle-ci l’a largement dépassé en s’étendant à l’ensemble de l’Égypte.

En cours de route, j’ai eu l’impression d’être dans une autre Égypte. Je ne la reconnaissais pas. L’air ambiant n’était pas le même, je ne sentais pas l’habituelle odeur de détritus. Je ne retrouvais pas ce quelque chose de triste et désespéré qui s’était imposé depuis quelques années. On aurait dit qu’un vieux monde se poussait pour laisser la place et en laisser passer un autre, un nouveau monde. Tous ceux qui sont là attendent le discours de Moubarak dans un état de surexcitation, de la liesse. La consécration de la révolution est toute proche. Dans le taxi, l’ancien hymne national (Islami ya Masr) s’échappe du poste-cassette et rappelle l’époque libérale qui a précédé l’ère des militaires. Je distingue au loin les tambours, les chansons et les cris de la place Tahrir. En arrivant, je trouve que l’atmosphère est beaucoup plus festive que durant la journée. Tout est manifestement beaucoup plus détendu. On a l’impression que les deux semaines d’efforts vont très bientôt trouver une heureuse issue. La révolution donne l’impression de se transformer en fête : des lumières donnent un certain cachet à la place, les chansons sont gaies et entraînantes, les discussions essaient de deviner ce qui va bien pouvoir se passer en fin de compte. C’est au bout de deux heures à peu près qu’on a commencé à s’agiter, en se moquant de la temporalité fossile de Moubarak et de son régime.

Par peur de ne pas entendre clairement le discours au milieu de ce boucan, nous avons décidé de trouver un café à proximité et de revenir participer à la fête aussitôt après l’allocution. Nous nous sommes, en fin de compte, attroupés autour d’un taxi qui avait ouvert les portes de sa voiture pour nous permettre d’écouter à la radio le discours désespérant qu’une des personnes présentes a appelé, par dérision, « souvenirs d’une vie » : le président démis nous parlait de ce qu’il avait fait pour la patrie depuis son jeune âge. Les nerfs à vif, la vingtaine de personnes réunies ce soir-là, et qui pour la plupart ne se connaissaient pas, attendait une phrase précise, quelque chose de clair, d’aussi clair que leur parole et que leurs revendications. À la place ils ont eu un bavardage creux, de simples pléonasmes évitant de dire les choses, fermant les yeux devant des vérités qui crèvent les yeux. Tout près de moi se tenait un jeune homme, une vingtaine d’années à peine, blouson en cuir du dernier cri, blue-jean à l’américaine et keffieh palestinien pour faire révolutionnaire, mais d’un nouveau genre, à ne pas confondre avec le vieux style nationaliste révolutionnard. À bout de nerfs, il suivait les circonlocutions maintenant incompréhensibles de Moubarak. De temps en temps, il répétait « Abrège ! Abrège ! » avec impatience, et puis il s’est mis à donner la réplique à chaque phrase prononcée par Moubarak, comme pour lui donner son vrai sens et traduire cette langue corrompue et frelatée dans un discours clair, droit, nommant les choses par leur nom, sa langue à lui et à ceux de sa génération. Avant la fin du discours, il s’est écrié avec une détermination folle dans le regard : « On va mourir sur la place. Non, en fait, on va marcher sur le palais présidentiel et tout de suite3.» Il avait prononcé cette phrase comme s’il lui appartenait seul de décider du destin de la Révolution. Son cri avait coïncidé avec la fin du discours et, derrière, la place semblait s’embraser d’un cri hystérique qui venait réagir à l’affront que le président déchu venait de faire aux révolutionnaires en ne prenant pas suffisamment au sérieux leurs revendications. Tout le monde à peu près avait réagi à l’unisson et de manière tout à fait spontanée. Ils se sont partagés, les premiers tiendraient la place pendant que d’autres marcheraient sur le Palais, Qasr al-Uruba. D’autres encore encercleraient le siège de la radio et de la télévision. Quelque chose dans la détermination de ce jeune garçon, dans son assurance mais aussi dans ce lien d’harmonie entre sa réaction et celle de tous ceux qui étaient là, me font prendre conscience que la fin de Moubarak et de son régime est beaucoup plus proche que ce qu’on imagine.

 

Vendredi 11 février

C’était le matin, je me tenais sur le pont Qasr en-Nil : j’attendais un ami, nous devions aller à la place Tahrir. L’immeuble du parti national calciné me faisait face. La ville était épuisée mais libre, différente. Pour la première fois depuis des années, je me retrouvais en train d’examiner ses moindres détails, je scrutais les eaux du Nil en bas, les particularités des bâtisses, des gens… J’ai eu l’impression de récupérer les choses, alors que j’avais l’habitude, depuis dix ans, de glisser à travers comme quelqu’un qui en est prisonnier et qui ne sort jamais d’une sorte de journée unique, monotone, sans relief et se répétant à l’infini. J’avais laissé la place dans l’état d’ébullition dans lequel l’avais mise le discours de Moubarak, et j’avais peur d’y trouver de l’abattement ce matin. Il n’en était rien : étonnamment, le moral était encore meilleur qu’avant et, de fait, il n’y avait pas la place pour poser un pied sur la place Tahrir et dans les rues avoisinantes. L’ambiance est surchauffée et la confiance dans la victoire ressemble presque à de la certitude. Au bout de deux heures passées sur la place, je rejoins la maison d’édition Mirit qui a ouvert ses portes aux révolutionnaires pendant toute la durée des événements et qui a fait tout ce qu’elle pouvait pour leur venir en aide. Là, je tombe sur un bon nombre d’écrivains, nous causons pendant quelque temps des éventualités à venir et puis je reviens sur la place où tout le monde est suspendu au sort de ceux qui ont pris la direction du Palais où siège Moubarak. On craignait sans l’avouer que la garde présidentielle n’essaye de les stopper par la force, ce qui aurait provoqué un nouveau carnage. En fait, ce qui s’est passé là-bas a sans doute été l’une des plus belles scènes de toute la révolution : les révolutionnaires avaient apporté des fleurs qu’ils lancèrent vers les gardes présidentiels qui rendirent la politesse en retournant les canons de leurs armes en direction du Palais lui-même. Peu de temps après, dans un communiqué laconique, Omar Soleiman annonçait à la télévision que Moubarak avait renoncé au pouvoir qui revenait, de manière temporaire, au Conseil suprême des forces armées. Les festivités purent commencer.

 

Vendredi 25 février

Deux semaines après la chute de Moubarak, la place Tahrir a un peu changé d’allure. Les cinq millions se sont transformés en centaines de milliers et il m’a semblé qu’on ne vérifiait plus l’identité de ceux qui voulaient entrer sur la place en leur demandant leur carte d’identité. Les marchands ambulants sont tellement nombreux à présent qu’ils en deviennent gênants, ils proposent leur marchandise en criant : drapeaux de l’Égypte, photos des martyrs, eau minérale, jus. Les revendications se sont focalisées sur la chute du gouvernement Chafik – qui fait partie intégrante du régime Moubarak. On demande aussi l’instauration d’un État laïque, l’épuration des appareils sécuritaires et la mise en examen de Moubarak et des membres les plus influents de son régime. Quelque chose me dérange, j’aurais du mal à dire quoi. Le soir, les contestataires qui étaient sur la place et dans la rue de l’Assemblée du peuple ont été la cible d’un raid violent mené par des unités de l’armée. C’est la confusion, tout le monde commence à douter du rôle de l’armée, on se demande si elle ne serait pas en train d’intriguer pour éviter que Moubarak et d’autres soient jugés. Le Conseil suprême des forces armées annonce que ce qui s’est passé est dû à une erreur involontaire, il s’en excuse mais ne parvient pas à convaincre les gens réunis place Tahrir de retourner chez eux. La détermination à faire tomber le gouvernement Chafik est plus forte que jamais.

 

Vendredi 4 mars

Au bout d’une semaine épuisante qui a ressemblé à un bras de fer où les révolutionnaires et l’armée ont aussi essayé de sonder leurs intentions respectives, ça y est : l’armée a satisfait aux revendications. Elle a annoncé qu’elle acceptait la démission de Chafik – les gens bien informés assurent qu’il s’agit beaucoup plus d’une destitution que d’une démission. En tout cas, l’armée a choisi de mettre l’ancien ministre des Transports – Issam Charaf – à la tête du gouvernement. Charaf jouit d’une popularité importante et il a lui-même pris part à la révolution pour demander la chute du régime. Initiative hautement symbolique, Charaf s’est rendu sur la place Tahrir dès sa nomination à la tête du gouvernement le vendredi 4 mars. En voulant que son mandat commence à partir de cette place, il affirme un point crucial : sa légitimité, il la doit aux révolutionnaires. Et en effet c’est une avancée de taille, nous disposons à présent d’un chef de gouvernement qui est un civil et qui a participé à la révolution. Sa mission ne sera pas facile durant cette période de transition. J’écoute les propos tenus par Charaf sur la place Tahrir, je le vois porté en triomphe sur les épaules. La scène a quelque chose de spontané. J’ai du mal à ne pas m’attarder sur la confusion des dates, comme si l’histoire se jouait de nous. Je me répète qu’on est le 4 mars pour bien m’en souvenir et pour que tout le monde s’en souvienne. La coïncidence est troublante, le 4 mars 1954 correspond à une crise importante qui voit l’armée se scinder en deux camps suite à la Révolution de juillet : les premiers demandent à ce que l’armée réintègre les casernes afin de préluder au retour de la démocratie, et les autres sont déterminés à instaurer un régime militaire. C’est hélas le second camp qui l’a emporté alors et aujourd’hui, 57 ans plus tard jour pour jour, on dirait que la situation s’inverse et que l’armée va bientôt retourner dans ses casernes après avoir préparé le terrain à un État civil et démocratique. C’est du moins ce que nous espérons tous, ce pour quoi nous avons payé le prix fort.

1« Al-Guich we chaab yed wahda », littéralement : le peuple et l’armée ne font qu’une seule main (ndt).
2Repris de justice monnayant l’exécution de basses œuvres (ndt).
3Qasr al-Uruba, littéralement le palais de l’arabisme (ndt).

notes

1« Al-Guich we chaab yed wahda », littéralement : le peuple et l’armée ne font qu’une seule main (ndt).
2Repris de justice monnayant l’exécution de basses œuvres (ndt).
3Qasr al-Uruba, littéralement le palais de l’arabisme (ndt).