Editorial: le retour du politique

Ghislaine GLASSON DESCHAUMES


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Depuis le 14 janvier, où Ben Ali « dégagea », depuis le 10 février, où Moubarak se retira, un sentiment de joie et une puissante levée d’espoir animent les Tunisiens, les Egyptiens, les intellectuels et militants arabes luttant au prix fort, dans leurs pays, pour la dignité, la liberté, la justice, la démocratie – et toutes celles et tous ceux qui, depuis longtemps, se tiennent à leurs côtés.

L’allégresse n’est pas sans mélange. Le régime Kadhafi massacre le peuple libyen en révolte tout en organisant autour de la figure iconique1 du chef une contre-révolution hystérique. Les violences au Yémen se confirment, et d’autres soulèvements pourraient être réprimés dans le sang. L’inquiétude existe aussi que les révolutions égyptienne et tunisienne ne soient pas confirmées dans les faits. Pour autant, ne boudons pas la joie et la densité exceptionnelle du moment.

Savourer la force de l’événement, c’est rendre hommage sans attendre à celles et ceux qui ont opéré par leur mobilisation ces retournements symboliques et politiques. C’est se donner le temps d’entendre, de voir, de sentir, de comprendre ce que fut l’événement, comment il se développe aujourd’hui, de s’en approcher au plus près, sans rien unifier, sans rien hâter, sans rien conclure, sans rien préjuger.

La joie tient à la dignité reconquise, à l’émancipation collectivement affirmée, aux chantiers de démocratisation, de refondation. La joie tient aussi à la redéfinition radicale des modes de représentations, des lignes d’interprétation, des principes de relation qui prévalent depuis des décennies dans le monde, dès lors qu’il s’agit de monde arabe, d’Europe et d’Occident.

Des motifs bien connus ont été brusquement déplacés : un « monde arabe » enkysté dans une immobilité anhistorique qualifiée par certains de « culturelle », par contraste avec un  « Occident » en prise sur le monde. Un Occident essentiellement impérialiste bloquant de son hégémonie les émancipations des anciens colonisés et des régimes arabes définitivement exonérés, au nom des luttes anticoloniales, de rendre des comptes à leurs peuples. Des populations arabo-musulmanes dont toute révolte ne pourrait trouver qu’une traduction théologico-politique ; une Turquie démocratique dont les fondements seraient indéfiniment sujets à caution ; des révolutions européennes de 1989 que l’on se complut à donner pour la « fin de l’histoire » ; et le soupçon général porté sur l’idée d’un avenir commun.  

Soudain, les populations en révolte sont devenues le peuple. Soudain, les chefs ont été chassés. Soudain, la jeunesse longtemps tenue sous le joug patriarcal s’est affranchie, femmes et hommes, affranchissant avec elle les générations plus âgées, lasses de combats politiques cruellement perdus. Soudain, combinant la communication virtuelle, le sens du réseau et l’occupation physique, pacifique, des rues et des places, libérant la parole et le geste, les assujettis sont devenus sujets politiques – ils entendent inventer leur propre forme démocratique. Tout a bougé. Tout bouge. Plus exactement, tout est bougé. C’est à peine si nous commençons d’appréhender ces déplacements et d’en tirer les conséquences.

Un immense chantier politique s’ouvre. Il est d’abord celui de l’invention et de  l’expérimentation démocratiques pour les Egyptiens et pour les Tunisiens, et pour tous les pays arabes, ensuite celui du questionnement pour l’Europe et « l’Occident ». Une nouvelle « politique de la relation »2 doit être imaginée, qui passe par une remise à plat des modèles historiques d’interprétation, mais aussi par l’élaboration de nouveaux cadres politiques.  Ainsi, le Partenariat euro-méditerranéen est à repenser, de simples adaptations n’y suffiront pas.

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Le 11 février 2011, dans une déclaration rapportée par Euronews faisant suite à la chute du président Moubarak, Catherine Asthon, chef de la diplomatie européenne, déclarait : “ Nous avons une longue histoire, et beaucoup de connaissance et d’expérience pour construire une démocratie, et nous les offrons au peuple égyptien.”3 Pour le moins, la position institutionnelle de surplomb et de centralité propre à la Politique européenne de voisinage n’est plus tenable. Contrairement à ce que croit Mme Catherine Ashton, l’heure n’est pas à l’exportation du modèle européen, comme si la démocratie était une maquette à construire – un kit livré avec ses normes de transition héritées de la fin de la Guerre froide, ses mesures d’accompagnement, ses lignes budgétaires et son assistance technique – sur fond de lutte renforcée, obsessionnelle, contre l’immigration clandestine. Ainsi, avant même de servir le «renforcement de la société civile et des ONG » comme une vieille recette réchauffée, peut-être faudrait-il se relier à la réalité des peuples qui se sont soulevés et tenter de poser à partir d’elle les modalités d’un appui.

Les événements signent aussi la défaite de l’initiative d’Union pour la Méditerranée (UpM). Se gaussant des échecs politiques du processus de Barcelone4, les initiateurs français du projet ont parié sur le seul aspect économique et financier pour construire l’avenir d’une « prospérité partagée »  et conforter le statu quo général, au nom de la « stabilité » - statu quo garanti par une « nouvelle » gouvernance bicéphale, avec deux chefs, le président Sarkozy et le président Moubarak. Les liens innombrables entre acteurs non-gouvernementaux patiemment tissés au fil des quinze dernières années, malgré les situations de crise et de conflits, furent passés par pertes et profits, laissant à la Commission européenne et sa Politique européenne de voisinage le soin de cette encombrante gestion et de l’accompagnement de timides réformes juridiques ou politiques chez les partenaires arabes. Quant au rôle politique de l’Union européenne et du Partenariat euro-méditerranéen dans le conflit israélo-arabe, le projet de l’UpM en entérina le deuil. Mais les événements ont la dent dure. La guerre sur Gaza, le siège de Gaza, la poursuite de la colonisation israélienne ont entraîné un blocage total des mécanismes politiques, prouvant qu’on ne peut faire l’impasse du politique. Les soulèvements et révolutions dans le monde arabe ont fait le reste.

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Parce que tout est déjà bougé, tout est à inventer. Mais pour traduire ensemble la politique, figurer ensemble de nouveaux champs d’interprétation, il faut aussi se sentir collectivement partie prenante du banquet auquel les peuples arabes en soulèvement convient le monde. Il faut enthousiasme et désir, plutôt que stupeur et tremblement – une curiosité sensible, esthétique et éthique. « Les cultures contemporaines ne valent que par leur degré de concentration des chaleurs culturelles du monde », écrivaient encore Patrick Chamoiseau et le très regretté Edouard Glissant5.

La joie immense est celle des possibles. Les premiers textes que nous publions ici le manifestent, tout en cherchant à cerner ce qui s’est passé, à tenter de le comprendre au plus près, sans nécessairement conjecturer sur l’avenir. Plusieurs auteurs ont écrit pour Transeuropéennes, dans la force du moment, et d’autres font actuellement de même. Certains textes ont été publiés sur des sites amis, nous les reprenons et les traduisons. Un ensemble de liens vers d’autres contributions nous paraissant pertinentes est indiqué. Le temps viendra, dans les semaines qui viennent, d’engager ici collectivement un travail de réflexion sur les enjeux constitutionnels, fondamentaux, sur la nécessaire fabrique institutionnelle, sur les modes d’organisation des acteurs, sur les processus de négociation internes. Le temps viendra aussi d’analyser les bouleversements opérés sur les cadres d’interprétation.

1Référence empruntée au journaliste italien Fabrizio Caccia dans son article « Skirmishes in Tripoli as Gaddafi's friends and foes square up » sur http://www.guardian.co.uk/world/2011/feb/25/gaddafi-tripoli-skirmishes [consulté le 26 février 2011].
2Terme emprunté à Edouard Glissant et à Patrick Chamoiseau, dans leur « Lettre ouverte au ministre de l’Intérieur » du 10 décembre 2005 -  déclinaison de la « poétique de la relation ».
3Cette citation n’est pas reprise dans les déclarations officielles publiées en ligne sur le site officiel de Mme Ashton.
4Créé en 1995, en partie renouvelé avec de nouveaux chantiers lors du Sommet de Barcelone en 2005.
5Op.cit.



notes

1Référence empruntée au journaliste italien Fabrizio Caccia dans son article « Skirmishes in Tripoli as Gaddafi's friends and foes square up » sur http://www.guardian.co.uk/world/2011/feb/25/gaddafi-tripoli-skirmishes [consulté le 26 février 2011].
2Terme emprunté à Edouard Glissant et à Patrick Chamoiseau, dans leur « Lettre ouverte au ministre de l’Intérieur » du 10 décembre 2005 -  déclinaison de la « poétique de la relation ».
3Cette citation n’est pas reprise dans les déclarations officielles publiées en ligne sur le site officiel de Mme Ashton.
4Créé en 1995, en partie renouvelé avec de nouveaux chantiers lors du Sommet de Barcelone en 2005.
5Op.cit.