Retour du Peuple

Tomaz MASTNAK

Traducteur : MARELLI Joëlle


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Des révolutions contre des autocraties arabes : c’est ainsi que l’on désigne souvent les événements en cours en Tunisie et en Égypte. Cette caractérisation fait appel à des images puissantes issues de la tradition  politique occidentale, qui touchent une corde sensible dans nos cœurs. Mais elle n’enrichit pas vraiment notre compréhension de ce qui s’est passé.

Seuls les développements à venir montreront si  ces événements correspondent à une révolution, au sens d’une  profonde transformation du système politique. Pour l’instant, deux dictateurs sont partis. Cela est en soi un immense accomplissement, qui confine à l’incroyable ; c’est une bonne raison de se réjouir et cela aura de profondes conséquences. Mais ni en Tunisie, ni en Égypte, les structures du pouvoir n’ont été davantage qu’égratignées. La question de savoir jusqu’où ira le changement structurel et quelle en sera la nature,  sera déterminée  par un travail dur et assidu dans les semaines, les mois et les années à venir.

Deuxièmement, ni Ben Ali ni Moubarak n’étaient des autocrates. Un autocrate, par définition, est quelqu’un qui règne seul. Il n’y a pas d’autocraties dans le monde arabe aujourd’hui. Les hommes que nos médias internationaux appellent volontiers « autocrates arabes » règnent avec notre aide et notre soutien occidentaux. Sans nos armes et notre argent, sans notre « aide au développement », notre coopération militaire, notre expertise sécuritaire, notre soutien diplomatique et notre consommation touristique, ils n’auraient pas duré longtemps. Ces hommes sont nos hommes. Nous faisons plus qu’endurer  leur embarrassante existence. Nous les maintenons au pouvoir. Ils ougernent pour nous – l’Occident – aussi. Ils nous aident à façonner et à maintenir le monde dans un ordre dont nous nous sommes convaincus qu’il correspond à nos intérêts.

De là s’ensuit mon troisième point. Les événements en cours en Tunisie et en Égypte ne concernent pas seulement, et peut-être même pas en premier lieu, le monde arabe. Ils sont, à l’évidence,  une menace pour les dictatures arabes, mais le défi qu’ils constituent pour notre ordre mondial n’en est pas moins important.

La Tunisie et l’Égypte étaient des pays modèles. Ils étaient des success stories. La Tunisie a recueilli beaucoup d’éloges occidentaux. L’ancien président français Chirac parlait du « miracle économique » tunisien qui permettait au régime d’assurer au peuple de quoi se loger et manger ainsi que l’accès  aux soins et à l’éducation. Que vouloir de plus ? ajoutait-il. Le président Sarkozy déclarait, il y a deux ans, que l’espace des libertés s’étendait en Tunisie. Rumsfeld, l’ancien secrétaire américain de la défense, louait la Tunisie et ses « succès » pour avoir créé un « environnement propice aux investissements, aux entreprises et aux occasions favorables pour son peuple ». Un haut responsable du Département d’État applaudissait « l’économie et les impressionnantes structures sociales » de la Tunisie.

Il est vrai que les politiciens ont la langue fourchue. Ceux qui parlent au nom du pouvoir économique sont souvent considérés comme plus crédibles. Le rapport 2010 de la Banque mondiale déclarait que « la Tunisie a fait des progrès remarquables en ce qui concerne la croissance équitable, la lutte contre la pauvreté et la réalisation de bons indicateurs sociaux ». Il expliquait que « la Tunisie s’est constamment classée au-dessus de sa catégorie de revenu et de la moyenne du MENA [Moyen Orient et Afrique du Nord] sur la plupart des aspects de classification de gouvernance comparative et indices de Développement ». Et encore : « La Tunisie est en avance en termes d’efficacité gouvernementale, de primauté du droit, de contrôle de la corruption et de qualité réglementaire ».  La Tunisie était aussi glorifiée, selon les termes d’un membre du Congrès américain, pour jouer « un rôle stabilisateur crucial dans la politique du Moyen Orient. »

Ce dernier thème était le point fort de l’Égypte. Ce pays méritait aussi de bons points pour avoir adopté les expériences, les lignes directrices et les impératifs économiques « néolibéraux ». Mais l’Égypte valait principalement pour son rôle de pierre angulaire dans la « stabilité » du Moyen Orient. C’était un pays ami d’Israël, un partenaire dans ce qu’on appelle le « processus de paix », un ennemi de l’islamisme et un allié dans ce que nous appelons toujours la guerre contre le terrorisme ; enfin, c’était la destination finale de nombreux vols de transferts illégaux de détenus. .

De « notre » point de vue occidental, il n’y avait que des problèmes mineurs avec la Tunisie et l’Égypte. Périodiquement, des rumeurs sur la corruption et la torture parvenaient jusque dans nos médias. On suggérait qu’il existait une marge d’amélioration  des résultats en termes de droits de l’homme. Mais ces deux régimes n’avaient pas à subir beaucoup de pressions dans ce domaine. Ces murmures étaient surtout destinés à apaiser les sensibilités politiques d’une partie malgré tout conséquente de l’opinion publique occidentale.

Je voudrais suggérer que, si l’Égypte et la Tunisie semblaient stables, c’est aussi que nous voulions y voir la stabilité, parce que nous avions besoin de ces pays tels qu’ils étaient. L’éruption massive de mécontentement et de colère populaire et la chute des dictateurs a été une totale surprise, à la fois pour les dictateurs et pour nous. Ni la mégamachine du renseignement local et occidental, ni même les services secrets israéliens n’ont anticipé la révolte. Il a fallu aux États-Unis vingt-deux jours pour réagir officiellement aux événements tunisiens. La France voulait encore aider les forces de sécurité de Ben Ali deux jours avant qu’il soit forcé de prendre la fuite. La ministre des Affaires étrangères, à son durable discrédit, proposa « le savoir-faire [des] forces de sécurité [françaises], qui est reconnu dans le monde entier » pour « régler des situations sécuritaires de ce type ». Quand vint le tour de l’Égypte, la politique étrangère étatsunienne fut comme une girouette, et les politocrates européens suivirent dûment cette (absence de) direction. La première réaction du président Obama pouvait sembler prometteuse, mais la suite fut un déploiement de positions variant sans cesse et dont aucune ne parvenait à exprimer clairement un soutien aux manifestants. Ce ne fut pas le meilleur moment de la diplomatie américaine. Si tout s’est bien terminé, c’est parce que tout s’est bien terminé en Égypte – pour l’instant.

Comment expliquer une telle inintelligence – un tel choc et une telle confusion ? Une partie de l’explication est que ceux qui règnent par la terreur finissent par croire en l’efficacité de la terreur. Quand l’opposition intérieure est écrasée et que le soutien extérieur est inconditionnel, les dictateurs deviennent complaisants et arrogants. Ils mesurent la stabilité à la taille et à la force de l’appareil répressif. Nous partageons alors leur confiance, ou leur arrogance, et cultivons notre propension à voir ce que nous voulons voir.

Un autre élément est sûrement l’idiotie de la « guerre contre le terrorisme ». Cette gigantesque mobilisation des ressources contre un ennemi largement imaginaire construit par nous-mêmes, qui a érodé la sécurité des citoyens face à  leur propre gouvernement dans notre partie du monde et qui  a fait des ravages loin des frontières occidentales, nous a rendus aveugles non seulement  à la fine texture des relations sociales et politiques dans le monde, mais aussi à un conflit plus fondamental que le fondamentalisme.

Tandis que nous défendions nos intérêts et poursuivions nos chimères dans une guerre non limitée par les lois de la guerre contre des extrémistes islamistes dont nous nous exagérions l’importance en nous les figurant comme l’ennemi fondamental de notre civilisation occidentale, nous choisissions malgré nous de ne pas voir le conflit grandissant entre les intérêts de nos politiques, liées qu’elles étaient aux dictatures alliées, et les intérêts et aspirations des peuples arabes. Les peuples du monde arabe sont devenus, au mieux, une figure du discours – notre discours. Quant à eux, ils étaient, par définition, sans voix.

Puis nous nous sommes mis à croire les modèles scientifiques que nous avions construits pour nous fournir des images alternatives des réalités que nous avions choisi d’ignorer. Il n’y a aucune raison de douter de l’honnêteté du rapport de la Banque mondiale sur la Tunisie. Le problème n’est pas les rapporteurs, mais les critères qu’ils employaient et les objectifs qu’ils poursuivaient. Le soulèvement populaire en Tunisie a démontré que ce que nous considérions comme bon pour la Tunisie n’était pas considéré ainsi par les Tunisiens. Nos objectifs étaient partagés par le régime ; les gens se sont rebellés contre ces objectifs. Ce qui était pour nous un pays modèle, était, nous l’avons appris, un insupportable cauchemar pour les gens. Ce qui était pour nous une « économie impressionnante » n’impressionnait pas le peuple. Le « miracle économique » ne semble pas avoir bénéficié à la population au nom de laquelle il était mis en œuvre. Nous avons encensé les investissements et l’environnement favorable à l’entreprise et nous avons pris plaisir à nos vacances abordables. Nous avons partagé une langue, un business et des intérêts avec les élites locales. Mais les gens n’ont retiré de cette success story que pauvreté et répression, escroqueries et humiliations. Cela, nous l’avons appris des paroles des protestataires égyptiens. Ils ont dit très clairement qu’ils agissaient pour faire cesser le pillage et la dégradation de leur pays et pour protéger les biens publics. Ils voulaient avoir part à la richesse du pays au lieu d’être appauvris et dépossédés. Les peuples tunisien et égyptien ont rejeté ce que nous appelons, faute d’un meilleur terme, le modèle économique néolibéral.

Ils ont aussi rejeté notre modèle de stabilité politique. Pour le Moyen Orient, la stabilité politique de l’Occident repose depuis longtemps sur un déni des droits et des libertés et sur la répression du peuple. Cette stabilité, qui est celle d’une cocotte-minute, a été imposée et maintenue pour assurer la liberté et la sécurité de nos investissements, à nous et à nos amis, pour garantir notre accès aux ressources naturelles que nous jugeons essentielles à la perpétuation de notre mode de vie, pour maintenir ouvertes et sous contrôle les voies permettant le commerce et le mouvement militaire et pour pouvoir disposer nos armées sur des sites stratégiques, dans le double but de préserver le statu  quo et d’anticiper sur de futurs conflits avec la Russie et la Chine.

Au cœur de cette stabilité se trouve aussi ce que nous en sommes venus à appeler la « sécurité d’Israël ». Alors que les événements se poursuivaient en Égypte, Israël a été l’un des très rares pays à soutenir publiquement Hosni Moubarak. Cherchant à lui porter secours sur le plan diplomatique, le gouvernement israélien évoqua le spectre du fondamentalisme islamique qui risquait de s’emparer de l’Égypte et mit en garde les dirigeants occidentaux devant cette terrible menace pour la stabilité de la région. Les hauts responsables israéliens provoquèrent ce qui ressemble à un désastre en termes de relations publiques, en proclamant qu’ils ne croyaient pas que « le moment soit venu pour la région arabe d’entrer dans un processus démocratique » (cette conviction était partagée sans réserve par Moubarak et Suleiman). Les Israéliens ont placé leurs propres intérêts politiques en contradiction avec les intérêts politiques fondamentaux des peuples arabes. Ils ont mis Israël en position de pilier de la dictature dans le monde arabe.

S’il était vrai que la sécurité centaines de millions d’Arabes face à l’oppression, la répression, la torture et la peur dût être sacrifiée pour la sécurité du soi-disant État juif de 7,5 millions d’habitants (dont un quart est arabe), cela voudrait dire que quelque chose a sérieusement dérapé. Toutefois, ce qui est vraiment en question ici n’est pas la sécurité d’Israël mais sa détermination à poursuivre son colonialisme sans entrave et sans contrôle. Ce qui est en question est la sécurité des politiques coloniales illégales et parfois criminelles d’Israël. Ce qui est en question n’est pas l’antisémitisme ni la sécurité des Juifs. Cela au moins est apparu clairement quand le régime de Moubarak a lancé sa brutale campagne contre les manifestants et contre les journalistes étrangers tout en sortant le vieil outil de l’antisémitisme pour provoquer à la haine et à la violence. Israël n’a pas protesté le moins du monde.

Une aussi complète déconnection entre nos idées d’un ordre juste, mis en œuvre par des dictatures locales, et ce qui est tolérable ou acceptable (pour ne rien dire du souhaitable) pour les peuples arabes, exige davantage d’explications. Il serait facile de dire que nous ne nous soucions pas de ces gens, ce qui est probablement vrai jusqu’à un certain point. Comme le disait des musulmans arabes le vieil abbé de Saint-Pierre, nous devons nous débarrasser de l’idée que ce sont des gens comme nous. Nous sommes les héritiers de cette célébrité de l’époque des Lumières, qui était simultanément un apôtre de la paix et de la croisade. Les choses pourraient être pires. Le problème n’est pas tant que nous ne nous soucions pas de ces gens, c’est plutôt que nous ne les voyons pas véritablement. Ils sont en-dehors de notre champ de vision. Nous payons notre tribut à la représentation politique ou idéologique que nous avons de nous-mêmes en soulignant – voire en l’exigeant gentiment – que les dictatures dans le monde arabe devraient  idéalement prendre une forme démocratique. Pour nous plaire, ils peuvent avoir des élections, quelques partis politiques et des parlements, et leurs médias peuvent à l’occasion émettre quelques critiques – sachant que si les élections donnent de mauvais résultats, nous les annulerons comme nous l’avons fait en Algérie et à Gaza. Mais quand la démocratie qui,  dans la littérature politique classique, est une forme de gouvernement, devient une forme de dictature, quand elle est pratiquée sous l’état d’urgence qui suspend les lois (necessitas non habet legem), comme c’était le cas en Égypte (et comme c’est le cas en Israël depuis sa fondation), alors ces « circonstances » déterminent la nature de la démocratie. C’est une démocratie où le demos n’a rien à dire, d’où le peuple est structurellement exclu. La démocratie que nous – l’Occident – avons voulue pour le Moyen Orient était une démocratie sans le peuple.

Ce qui s’est passé en Tunisie et en Égypte, c’est que cette entité absente s’est mise à occuper la scène centrale. Défaits par nos modèles politiques et économiques et maintenus dans cet état de « défaite » par les dictatures régionales, les peuples ont fait sentir leur présence et leur force majestueuse. Sans y être invités, de leur propre initiative et sans jouer la partition de quiconque. Cette émergence du peuple a suscité chez nous, nos amis et nos alliés stupeur et effroi. C’était un soulèvement populaire, une insurrection populaire. Ce qui s’est passé, c’est le populisme à son meilleur. Non pas le délire provincial des populistes de droite européens et américains, mais des gens affirmant leur dignité afin de  créer une chance de vie plus digne pour eux et les générations futures. En Égypte du moins, la dignité fut un mot-clé du soulèvement. Quant à savoir si tout cela aura la démocratie pour résultat, si tel est le résultat souhaitable et quels sont les dangers de la démocratie, c’est une autre série de questions.