Le 14 janvier tunisien ou le malicieux sourire de l’histoire

Mohamed-Sghir JANJAR


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« Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux »

Etienne de La Boétie

 

Jamais l’éclat de cette phrase d’Etienne de La Boétie n’a brillé autant, pour  nous Maghrébins contemporains, qu’au cours de ces derniers jours durant lesquels le peuple tunisien s’est soulevé et a mis fin à une situation paradoxale qui, certes paraissait aux plus lucides parmi nous, une parenthèse appelée à se refermer, mais personne ne pouvait dire quand et comment.

Soudain la servitude volontaire s’est mue en une rage de vie et de liberté. Mais par quel miracle et selon quelle alchimie se dissipe le mystère de la soumission ancestrale et éclot la fleur de la joyeuse désobéissance ?

Les historiens expliqueront, dans les jours et semaines à venir,  à travers des articles fort documentés, les solides ressorts de modernisation qui étaient  en œuvre au sein de la société tunisienne depuis le milieu du XIXe siècle : les grandes réformes politiques ; la plus ancienne constitution du monde arabe ; le choix éducatif moderne (école Sadiqiya) ; la forte urbanisation du territoire ; la vieille tradition réformiste ; des élites modernistes (Khayreddine, Haddad, Bourguiba…), etc. 

Abdellah Laroui ne soulignait-il pas, à ce propos, il y plus de quarante ans : « Le « pouvoir personnel » que le Maghreb connaît à l’heure actuelle a certainement des raisons objectives ; à certains égards, il peut même poser au « despotisme éclairé », mais à la longue il ne peut être légitime que s’il prépare, ou à la limite laisse se préparer, sa mutation […] L’avenir, faut-il le rappeler, est aux villes : il faut encourager l’urbanisation, non essayer de la stopper pour ne pas avoir à résoudre les problèmes qu’elle engendre ; mais comme elle sera pendant longtemps en avance sur l’industrialisation, il est nécessaire d’organiser les masses néo-citadines, d’une manière ou d’une autre, en leur procurant un travail qui, même s’il n’est pas économiquement rentable, est de toute manière socialement éducateur […] La situation n’est certes pas uniforme (au Maghreb) : les résultats les plus appréciables dans la voie ici indiquée sont, malgré les apparences, le lot de la Tunisie, fruit de son XIXe siècle », Abdallah Laroui, L’histoire du Maghreb, Ed. Maspero, 1976.

Les socio-démographes évoqueront, dans le sillage d’Emmanuel Todd, l’impact de la réforme du Code du statut personnel (1956) sur la modernisation de la famille, la transition démographique, la déstructuration du patriarcat et l’émergence de l’individu nouveau débarrassé des oripeaux de la tradition.

Les géographes insisteront sur la nature des rapports hommes / territoire et sur l’urbanisation très avancée de la Tunisie, voire le degré élevé de son intégration humaine et territoriale. Quant aux sociologues et aux économistes, ils mettront l’accent sur l’arrivée de ces nouveaux acteurs que sont les jeunes éduqués,  connectés au reste du monde et aspirant à vivre selon son rythme. Ils rappelleront la place et le rôle de la classe moyenne tunisienne et souligneront l’impact des nouveaux moyens d’information et de communication dans l’essor de la société civile tunisienne. D’autres formes d’exégèses riches et fines adviendront dans les prochains jours, mois et années en réponse à cet événement majeur qu’on nomme désormais « La révolution tunisienne ».

Et si dans les années à venir, ce grand moment de rupture accouche, comme on le souhaite, d’un système politique démocratique, adossé à une société moderne et ouverte, les notions d’exceptionnalisme arabe  et d’universalisme ne risquent-elles pas d’être revisitées de manière radicale ? Peut-on continuer à considérer « le vouloir être moderne » comme un destin spécifique de l’Occident ? Peut –on soutenir encore que seul l’Occident aurait choisi  de loger son devenir politique dans la cité et sous le signe de la raison, et que « l’Orient » persisterait à vivre dans l’ordre immobile des familles, des clans et des tribus, à l’ombre de la religion ? Oserait-on encore dire que les « Arabes », les « Musulmans » ou les « Africains » sont plus soucieux de pain que de liberté et qu’ils sont enfermés dans le temps cyclique d’une nature réfractaire à l’histoire ?

Cependant, pour ceux qui, il y a quelques semaines encore, ont fait l’expérience quotidienne de s’attabler dans l’un des nombreux cafés du boulevard Habib Bourguiba, de lire l’expression de la résignation –ou ce qu’on croit être telle- sur les visages des gens, de feuilleter les quelques journaux indigestes disponibles ou entendre l’incontournable langue de bois des médias officiels, ils se souviendront toujours de ce  vendredi (14 janvier 2011) comme d’une sorte d’épiphanie : le voile de la soumission s’est brusquement déchiré et l’aube de ce jour béni se leva comme le sourire lumineux d’une nouvelle page de l’histoire. Soudain le peuple s’est mis debout et le tyran est apparu petit, trop petit pour continuer à cacher l’immense horizon qui s’ouvre devant la Tunisie.

Faut-il rappeler que plusieurs intellectuels très lucides et de nombreux opposants politiques parmi les plus aguerris, étaient prêts à accepter le programme défini dans le discours du 13 janvier et à coopérer avec le régime sur la base de la nouvelle séquence politique qu’il présenta. Or le peuple en a décidé autrement. La passion de la liberté s’était déjà propagée dans le corps social et avait pris possession de ses fibres les plus intimes. L’étincelle de la fierté s’est allumée dans le cœur des hommes et a rendu soudain la situation de servitude insupportable au point de lui préférer la mort. Et après un long sommeil, l’esprit s’éveille, rejette toute tutelle pour « oser » réorienter le cours de l’histoire.

La Tunisie fut le premier pays arabe à passer de l’absolutisme au constitutionnalisme (1861). Puisse-t- elle devenir à présent l’hirondelle qui annonce une vague de démocratisation moderne, inexorable et irréversible dans tout le monde arabe et au-delà.

Casablanca, 15 janvier 2011

 

La version française de cet article est initialement parue dans la revue Prologues.