L’histoire du sens est le « sens de l’histoire »

Marc DE LAUNAY


Deux erreurs : 1° prendre tout littéralement ;
2° prendre tout spirituellement

Pascal

 

Pour les lecteurs francophones qui découvrent la traduction par Roger Caillois, de « Pierre Ménard, auteur du “Quichotte” »1, le texte de Jorge-Luis Borges semblera un pastiche de ces petites études qui paraissaient, au tournant du XIXe siècle, dans de fugitifs bulletins émanant des cénacles dont ils reflétaient les discussions, et qui étaient publiés grâce à la générosité souvent capricieuse de mécènes dont le goût pouvait être sûr, mais les engouements immédiatement liés aux fluctuations de leurs tocades qui animaient pour l’essentiel leur oisiveté toujours confinant à l’ennui. Pour les lecteurs hispanophones, c’est au contraire l’original qui paraît être la traduction de l’étude écrite par le narrateur sur Pierre Ménard. La grande culture de Borges lui a permis un pastiche d’une grande justesse jusque dans les détails qui confortent le « réalisme » de la nouvelle : les cénacles qu’elle évoque n’allaient pas comme n’importe quel petit cercle sans rivalités dont les enjeux minuscules étaient en proportion inverse de la rage venimeuse avec laquelle s’attisaient les querelles ; on en voit un savoureux exemple dans les attaques incidentes et fielleuses que lance le narrateur à une concurrente, un bas-bleu tout comme lui attaché à faire connaître l’œuvre de Ménard mais pour donner l’illusion qu’elle aussi serait son égérie, voire un auteur comparable, tandis que la modestie du narrateur, fidèle et sincère ami, cherche à écarter de la mémoire qu’on gardera de Ménard le zèle importun de sa rivale.

L’essentiel est d’apercevoir d’emblée que Borges joue à présenter l’original comme une traduction, anticipant que sa traduction en français donnera le change en passant pour un pastiche habile, voire un article réel nimbé de l’atmosphère vieillotte, parfumée de bergamote et d’orgeat, tout droit sorti des cercles littéraires provençaux où il est fictivement situé.

Borges s’est plusieurs fois attaché à la question de la traduction, dans une autre nouvelle du recueil L’aleph, « La quête d’Averroès », ainsi que dans un texte publié dans La Prensa, « Les deux manières de traduire », où sa réflexion sur la traduction et le dénigrement ordinaire dont les œuvres des traducteurs sont accablées se révèle plus directement que dans les deux nouvelles citées : sans détour, Borges témoigne de sa confiance dans les traductions tout en jouant à annoncer une préférence pour la manière de traduire qu’il appelle littérale (ou romantique, il cite Novalis à l’appui de ses propos), en l’opposant à la traduction « classique » (qu’on pourrait dire allégorisante ou universalisante); mais, dans le cours de son argumentation, les exemples qu’il avance de l’une et l’autre manière de traduire sont chaque fois critiqués sévèrement, au point que les deux manières de traduire sont en quelque sorte renvoyées dos à dos. Le point essentiel de divergence de ces deux manières est leur rapport à l’historicité : la première, classique, tend à effacer l’auteur et ses spécificités au profit de la « valeur » réputée « sans lieu ni date » de l’œuvre ; la seconde, littérale, revendique à ce point son originalité qu’elle défie même la possibilité d’être véritablement traduite, puisque ses réseaux métaphoriques et, plus généralement, sémiotiques, perdent tout à être transposés selon leur version inévitablement sémantique. La leçon de Borges est obvie : la question de la traduction ne doit pas être réduite à une querelle de méthode, si la pratique de la traduction et ses résultats restent l’affaire d’un jugement esthétique qui apprécie l’œuvre du traducteur, et non ses échafaudages théorisants. Est-ce à dire qu’un goût sûr pourrait être le seul viatique dont un traducteur se munirait sans encombrer davantage son travail de choix méthodologiques ? Ce serait finalement rejoindre la majorité de ceux qui, traduisant, se fient non sans raisons à leur jugement, précisément, et auxquels on aurait grand tort de reprocher, avant d’avoir lu ce qu’ils ont traduit, de n’avoir pris connaissance de la littérature plus théorique si cette dernière a trop souvent fait fi de leur propre expérience, quand elle ne s’est pas elle-même tenue pour dispensée d’avoir à fréquenter quelque peu le métier2. Borges, multilingue dès l’enfance, lecteur admirablement instruit des diverses cultures où s’est donné libre cours sa curiosité passionnée, était trop fin pour donner soit dans le panneau d’une expérience valant toute réflexion, soit dans celui d’une théorie affranchie de toute observation concrète.

« Pierre Ménard… » le montre par un biais subtil, c’est-à-dire par le détour d’une ironie dont on aperçoit après coup seulement l’arrière-plan réflexif. La nouvelle, on l’a dit, se présente comme un panégyrique dont le point culminant est la présentation du véritable chef d’œuvre de cet auteur discret dont l’essentielle tâche fut la « traduction » du Quichotte. Inachevée, bien entendu, cette œuvre singulière a consisté – aux dires de ceux dont Borges fait dire au rédacteur de l’éloge qu’ils manquèrent totalement de perspicacité – en une « transcription » du roman de Cervantès. Certes, « le texte de Cervantès et celui de Ménard sont verbalement identiques », néanmoins, « comparer le Don Quichotte de Ménard à celui de Cervantès est une révélation ». L’effet comique tient essentiellement alors à la mise en scène de cette comparaison entre deux textes dont l’identité est sans cesse démentie par le jugement du laudateur : la traduction de Ménard est « presque infiniment plus riche ». Borges choisi alors soigneusement le passage sur lequel son protagoniste entend asseoir la démonstration du génie de ce « traducteur », dont l’œuvre laisse loin derrière le « génie ignorant » que fut Cervantès lorsqu’il écrivit : «… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôts des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir. » Le thuriféraire de Ménard voit dans « cette énumération […] un pur éloge rhétorique de l’histoire. Pierre Ménard écrit en revanche : “… la vérité, dont la mère est l’histoire, émule du temps, dépôts des actions, témoin du passé, exemple et connaissance du présent, avertissement de l’avenir. ” L’histoire mère de la vérité ; l’idée est stupéfiante… » Tout le commentaire du texte de Ménard se poursuit en montrant à quel point son texte innove en faisant de l’histoire « l’origine de la réalité » et de la vérité historique, non pas « ce qui s’est passé », mais « ce que nous pensons qui s’est passé » – qui plus est, cette comparaison s’achève sur cet éclat : « le contraste entre les deux styles est également vif »3.

Le narrateur de la nouvelle fustige ceux qui tout naturellement évoqueraient l’idée de recopiage ; car la finalité de Borges est d’offrir, par le biais élégant et critique de la fiction, une réfutation par l’absurde de ce que Jean-René Ladmiral a désigné par l’expression d’« objection préjudicielle » faite à l’entreprise même de traduire au nom de l’impossibilité de « rendre » parfaitement l’original. En effet, Ménard s’est mis en tête d’effectuer le prodigieux travail qui consisterait à rassembler en lui toutes les conditions qui trois siècles avant lui ont permis à Cervantès d’écrire son chef d’œuvre. Borges rend ainsi patente via negativa l’inanité de l’objection préjudicielle qui n’est pas seulement démentie, comme toujours, par les faits – l’existence d’une traduction bel et bien lisible des textes réputés intraduisibles –, mais par la conception qu’elle véhicule de ce qu’est un texte et, partant, de la traduction. Outre l’aspect trivial de l’objection – la traduction n’est pas l’original –, son mobile effectif est précisément la question de l’histoire : « c’est l’attitude qui consiste à déshistoriciser les problèmes théoriques pour les situer dans une éternité idéale qui se prête à d’inépuisables variations rhétoriques »4. J.-R. Ladmiral avait d’ailleurs placé le début de son examen de cette objection dans la perspective philosophique d’un très antique débat entre l’éléatisme et l’héraclitisme, donc entre tenants d’une ontologie et les partisans d’un écart, au sein même du « logos », entre le « dit » et le « dire », écart irréconciliable puisqu’il se heurte justement à l’implacable temporalité d’un devenir qui ne se laisse pas opposer à un être immobile, éternel, immuable tel un rocher inébranlable face aux assauts de ses vagues. L’enjeu de la discussion autour de  l’objection préjudicielle n’est pas seulement le statut qu’on voudra bien accorder ou refuser à la traduction, mais d’abord la conception du sens en général et de son origine : l’idée qu’on se fait de l’original en découle très directement et, partant, celle de la traduction.

Borges a donc pris partie contre les tenants de l’objection préjudicielle en forgeant un traducteur qui, d’abord, en incarne les attendus en réalisant une traduction selon leurs exigences : le résultat est la réplique à l’identique de l’original au terme d’un impossible travail dont la caractéristique principale est très justement soulignée comme étant l’inachèvement : même cette perfection subit les effets insidieux du temps. De surcroît, sa réfutation de l’impossibilité de traduire met en avant, par le choix même du passage qui devrait servir d’exemple probateur, le problème sous-jacent dont le commentaire est, au contraire des intentions manifestes du laudateur de Ménard, une argumentation tout en faveur de l’historicité du sens. L’art de Borges et les latitudes de la fiction lui permettent d’entrelacer à travers une savante construction stylistique les thèses contraires aux siennes, dont chacune est réfutée par les arguments destinés à l’étayer ; ce faisant, le nouvelliste rend patente la puissance expressive d’un texte jouant à produire un « sens » positif en mobilisant son contrepoint négatif : le « sens » de cette histoire se révélant finalement comme procédant d’une historicité. Le « sens » n’est donc pas ce à quoi la traduction en premier lieu se confronte, car c’est d’emblée à la temporalité qu’elle se heurte, et c’est avec elle, grâce à elle, qu’elle doit composer.

Cet art de mêler le point de vue de l’auteur, Borges, le point de vue du narrateur commentant les intentions du traducteur Ménard – à partir d’exemples qui démentent les propos et de l’auteur fictif et de celui dont il fait l’éloge pour permettre de reconstruire l’idée que Borges se fait véritablement de la traduction ou, du moins, de ses enjeux – cet art laisse entrevoir une intuition de ce qu’est la temporalité du sens par-delà l’exposé plus compréhensible des effets d’une historicité qui ne touche qu’aux différences contextuelles. Car il ne suffit pas de se rendre illusoirement contemporain de l’époque où l’œuvre fut originellement conçue : aussi détaillée que puisse être notre connaissance du contexte, elle sera toujours incapable d’indiquer comment traduire aujourd’hui ; pas davantage, la compréhension de cette historicité ne nous rendra contemporains de l’écart introduit par l’œuvre au sein de sa tradition, du moins pas sur le registre d’un futur antérieur puisque nous n’aurons accès, au mieux, qu’à celui du plus-que-parfait ou du passé antérieur. Bien sûr, l’histoire des idées et du style peut nous montrer en quoi telle œuvre a innové par rapport au champ d’expérience de son temps en modifiant l’horizon de ses attentes ; mais l’essentiel restera opaque, puisque c’est d’abord avec des moyens linguistiques, esthétiques et littéraires que cette œuvre a modifié l’articulation du champ d’expérience sur l’horizon d’attente5. Tant que la traduction ne prend en compte qu’une dimension de l’historicité de l’original, elle n’atteint pas ce qui fait de lui ce texte-là, et non pas seulement tel texte représentatif de son époque ou de tel des courants intellectuels, spirituels, esthétiques qui s’y retrouvent exprimés par d’autres œuvres « comparables ».

Derrière l’absurdité ou la vanité de ce qu’entreprend Pierre Ménard, Borges suggère sans ironie que la traduction, placée dans la perspective inévitablement historique qui a toujours été la sienne, appelle en quelque sorte une retraduction puisqu’elle ne sera jamais – sauf à titre exceptionnel6 – une œuvre, comme le reconnaît Humboldt dans l’avant-propos qu’il rédige pour introduire sa traduction de l’Agamemnon d’Eschyle : la traduction reste un « travail »7. Les retraductions ne se justifient pas d’abord en arguant des défauts qu’on pourrait imputer aux tentatives qui les précédent ; leur existence est due essentiellement à la modification des interprétations du texte, à ses recontextualisations, aux éclairages différents auxquels il est soumis en fonction des perpétuelles reconstructions du passé dont se nourrissent les présents successifs. En outre, plusieurs traductions d’un même texte, rigoureusement contemporaines, ne seront ni équivalentes ni identiques, et les raisons de leur divergences sont à imputer, bien entendu, à la singularité de chaque traducteur, mais cette dernière suppose une latitude suffisante dans l’original et son interprétation pour ne serait-ce que s’exprimer. On le sait, la traduction ne procède pas en isolant ce qui dans l’original serait susceptible d’être « universalisé » (pour l’essentiel, sur un plan sémantique) puis en le transposant dans la langue-cible susceptible de l’accueillir dans la mesure où, précisément, il ne s’agit alors que d’un « contenu » dont l’intégrité serait ainsi indifférente à la « forme ». Cette conception triviale est pourtant le plus souvent à l’œuvre dans la traduction de la poésie, au point que traduire de la poésie est généralement tenu pour une gageure, et constamment brandi comme un argument en faveur de l’impossibilité de traduire. On en retrouve un écho récent dans la formule à laquelle Derrida, s’adressant à un public de traducteurs professionnels, n’hésite pas à se risquer : « Je ne crois pas que rien soit jamais intraduisible – ni d’ailleurs traduisible »8, Le jeu rhétorique qui permet cet effet reste patent : ce qui n’est pas intraduisible est ce qui aura été effectivement traduit ; ce qui, ainsi, le fut, n’est jamais une « traduction » digne de ce nom puisqu’elle n’aura finalement jamais traduit ce qui eût dû l’être pour qu’elle devînt telle. Mais la pirouette n’est d’aucun profit si l’on veut comprendre au moins ce qu’est la condition de possibilité de la traduction, condition présente en tout texte reconstruit en original par l’intention de le traduire.

Ne prendre en compte que l’historicité « externe », contextuelle d’un texte, c’est présupposer que son « sens » lui serait toujours en quelque manière extérieur et, par voie de conséquence, que la source de ce sens lui serait à jamais antérieure, le texte n’en étant finalement que la trace, l’écho ou le dépositaire transitoire. Pareille conception est le paradigme indéfiniment décliné des interprétations ordinaires : une tragédie grecque, par exemple, reflèterait tel état des controverses ou conflits politiques présents dans la cité ; telle œuvre classique, plus généralement, permettrait de mieux comprendre l’état d’esprit de la conscience collective dont elle est contemporaine : Stendhal se ferait le reporter éminent des tumultes de la Restauration ; Balzac, celui de la bourgeoisie installée dans le Paris du XIXe siècle ; Zola, des conflits de classes au même titre que le Marx du « 18 Brumaire », etc. Référés à des phénomènes extralinguistiques, les créations esthétiques en deviennent pour ainsi dire des ornements culturels, et la question ne peut manquer de se poser : en quoi offrent-ils de meilleurs instruments pour comprendre la politique, le monde du travail de la production et des échanges, bref, la société, que ceux que nous fournissent la politologie, l’économie, la sociologie ? En revanche, si l’on tient que les textes sont d’abord la matrice du « sens », et que même l’histoire n’est telle qu’à travers ce que nous en donne à saisir l’historiographie, force est alors de renoncer à la thèse exclusivement contextualiste. Mais ce serait une erreur comparable et tout simplement symétrique que de faire valoir une même exclusivité des structures internes de l’original qui ne s’expliquerait plus que par lui-même, son sens ne résultant que des réseaux linguistiques internes mis au jour grâce à un travail essentiellement archéologique. Une lecture immanente peut ainsi s’enfermer dans l’œuvre au point de n’admettre plus aucune traduction, puisque cette dernière, brisant par nature l’ensemble formé par ces intratextualités, ne parviendrait jamais, et pour cause, à en fournir même un piètre équivalent. Aux dires mêmes de F. de Saussure, toute la richesse heuristique de la synchronie ne saurait nous dispenser de la diachronie, et cette dernière, seule, ne saisit jamais le fonctionnement même de ce dont elle révèle le flux constant.

Il semble donc qu’on soit renvoyé à une historicité innervant partout les textes, les interprétations dont ils sont l’objet, leur réception et, partant, leur traduction. Mais cette historicité omniprésente laisse immédiatement planer le soupçon d’un relativisme corrodant – cujus regio, ejus translatio. Nietzsche a placé d’emblée la question de la traduction au niveau de la dynamique commandant le cours même de l’histoire générale : la manière de traduire devient le symptôme qui permet de déterminer si l’on est dans une phase ascendante ou, au contraire, décadente de l’évolution culturelle. L’aphorisme 83 du Gai Savoir, intitulé « Traductions » en donne un aperçu frappant : « On peut juger du degré de sens historien que possède une époque d’après la manière dont elle traduit et cherche à s’assimiler les époques et les livres du passé. Les Français de Corneille et jusqu’à ceux de la Révolution s’approprièrent l’Antiquité romaine d’une manière telle que nous n’en aurions plus aujourd’hui le courage – en raison de notre esprit historien supérieur. Et quant à l’Antiquité romaine elle-même: avec quelle violence et quelle naïveté à la fois ne mit-elle pas la main sur tout ce que la haute Antiquité hellénique avait d’excellent et d’élevé ! […] Ainsi Horace traduisait de-ci de-là Alcée ou Archiloque, ainsi Properce traduisait-il Callimaque et Philète […] : […] en tant que poètes ils négligeaient les détails tout personnels, les noms, et tout ce qui caractérisait une cité, un rivage, un siècle, et en était le costume et le masque, pour y substituer incontinent leur propre actualité romaine. Ils semblent nous demander: “ Avions-nous tort de renouveler l’ancien pour nous y reconnaître nous-mêmes? d’insuffler une âme à ce corps sans vie ? Car il est bien mort une fois pour toutes; combien laid tout ce qui est mort ! ” – Ils ignoraient la jouissance de l’esprit historien […]. En effet, autrefois c’était conquérir que de traduire – pas seulement parce qu’on éliminait l’élément historique : on ajoutait l’allusion à l’actualité, en supprimant d’abord le nom du poète pour y inscrire le sien propre – non point avec le sentiment d’un larcin, mais avec la parfaite bonne conscience de l’Imperium romanum. » On le constate sans ambiguïté, ce que Nietzsche dénonce à travers l’esprit historien, c’est le scrupule philologique dont il est lui-même suffisamment instruit pour y voir précisément un effet de fragilité culturelle : quelles que puissent être l’acribie, la rigueur, la scientificité qu’on est en droit d’admirer chez les philologues qui lui sont contemporains – et l’Allemagne de l’époque a vu naître la philologie avec Hölderlin, Lange, Schleiermacher, Humboldt, Boeckh, Ritschl, son professeur à Leipzig, les Bernays, Droysen et Usener, sans oublier son grand rival Willamowitz-Möllendorf –, Nietzsche leur reprochera toujours d’être dépendants d’un passé vénéré et non pas les conquérants d’un avenir usant à leur gré du butin livré par la tradition déliquescente ou rendue telle par l’élan innovateur. On aura reconnu sans mal le dualisme foncier qui avait animé un temps ses œuvres de jeunesse : le dionysien destructeur et gaspilleur parce que débordant d’énergie, dilapidant sans retenue ses forces, assuré que certaines seront innovantes, opposé à l’apollinien, soucieux de préserver les formes en établissant un rapport harmonieux avec la tradition. Mais à partir du début des années 1880, il ne s’agit plus d’une opposition entre grandes catégories esthétiques, il s’agit ni plus ni moins d’une énergétique générale qui commande le cours de l’histoire selon une logique opposant concentration et négentropie, réglant ainsi l’ensemble des manifestations culturelles ramenées à une sémiologie qui les distribue selon ces deux orientations caractérisant les épanchements d’une même « volonté de puissance » : la « volonté de puissance » des « forts » et celle des « faibles », où l’on reconnaîtra l’opposition entre les anciennes et les nouvelles « tables de valeurs ». La philologie, la traduction, le scrupule historien appartiennent aux anciennes tables qui s’en enorgueillissent pour mieux retarder la « conversion des valeurs » que Nietzsche appelle de ses vœux et dont il prophétise la venue nécessaire. La Fontaine adaptant Ésope sans se soucier des sources qu’il utilise à son gré lui semble infiniment préférable à Schleiermacher s’efforçant de retraduire Platon scrupuleusement. Si la science historienne et l’état d’esprit dont elle s’accompagne menacent ce que Nietzsche appelait encore la « vie » dans la deuxième de ses « Considérations intempestives », désormais c’est l’acribie philologique qui, en quelque sorte, retarde le processus de décadence commandé par la « volonté de puissance » ; et traduire avec le souci de reconstruire une parole dont on attendrait qu’elle fût innovante actuellement n’est plus qu’un geste parmi d’autres dans la vaste fresque du nihilisme menaçant mais tout autant inévitable. La traduction se fond dans une philosophie de l’histoire qui n’admet qu’une et une seule alternative : nihilisme ou conversion axiologique supportée par des esprits libres qui ne craignent plus de naturaliser l’homme ni d’envisager – en philologues convertis – le « texte effrayant » qu’est cet homo naturalis9.

Même si, bien sûr, nous n’allons pas suivre Nietzsche, qui n’eût certes pas lui-même apprécié d’être mal interprété, dans la perspective qui voue la traduction à une symptomatologie régressive, son intuition est néanmoins remarquable qui inscrit la problématique d’ensemble de la traduction, y compris sa pratique effective, dans un rapport à la temporalité historique. Il n’a pas été le seul à le faire, cependant, car Humboldt en avait donné l’esquisse, de même que Schleiermacher avait plus avant développé les bases théoriques de l’herméneutique. Mais, le tout premier, Goethe offre une autre perspective qui échappe au corset d’une « philosophie » de l’histoire et, partant, aux considérable difficultés logiques auxquelles le prophétisme nietzschéen se heurte puisqu’il devrait aller de pair avec un amor fati acquiesçant par avance à la nécessité gouvernant tout, qui ne peut être affirmée telle en adoptant pour ce faire un point de vue qui suppose précisément le contraire, à savoir la puissance d’intervention éminemment libre de celui qui prétend « casser l’histoire en deux »10. En outre, c’est le plus décisif, si les textes ne sont eux-mêmes que des symptômes, ils cessent d’emblée d’être véritablement sources du sens pour n’en être que des expressions dictées elles-mêmes par des instances plus essentielles leur imposant jusqu’à leur forme, si tant est qu’on puisse l’isoler de leurs thématiques – voilà ce que par ailleurs Nietzsche a pourtant combattu en revendiquant pour sa part d’être un destin, d’être même celui qui opérait dans l’histoire une cassure telle qu’avec lui elle serait brisée en deux au point qu’il serait la borne marquant le passage d’un avant à un après et inaugurant, avec le Crépuscule des idoles et L’Antéchrist, l’An I d’une ère nouvelle11.

Goethe ne partage pas cette ivresse révolutionnaire, mais son Faust s’ouvre pourtant sur un jugement sombre qui n’épargne rien de ce qui fut l’acmé des Lumières, à savoir le progrès exponentiel des savoirs. La première partie de la tragédie débute par l’amère méditation de son protagoniste, dans l’étroite pièce gothique dont il a fait son bureau, et la scène se passe la nuit : aux Lumières Faust oppose sa lassitude de savant : « Ah ! Philosophie, droit, médecine, théologie hélas aussi, j’ai tout appris, animé d’un zèle ardent, et me voici, pauvre fou, n’en être pas plus avancé.12 » Ce scepticisme presque radical se prolonge même d’une sorte de pessimisme à rebours de la mission supposée des Lumières lorsque Faust évoque le petit nombre de ceux qui, ayant entr’aperçu ce qu’était le vrai savoir et s’efforçant de le communiquer, « ont de tout temps été crucifiés et brûlés »13. Or pour extrême qu’il soit, pareil scepticisme à l’égard de ce que nous pouvons savoir (v. 364) n’entame pourtant pas la raison qui, lorsqu’elle reprend la parole (v. 1198), relance une volonté de savoir, un espoir et une soif (v. 1199, 1213). Et le premier geste que Faust accomplit afin d’échapper à sa lassitude désenchantée, à son scepticisme blasé, consiste à retraduire le Prologue de Jean, aspirant à une sorte de nouvelle Révélation (v. 1220-1235), issue à la fois du texte et de l’acte même de traduire.

Il est remarquable que cette tâche soit interrompue par le petit chien de Faust sous les traits duquel s’est déguisé Méphistophélès, qui va bientôt proposer au savant désabusé la perversion même de l’acte de traduire : non plus une renaissance du sens dans les limites strictes de la temporalité historique, mais la maîtrise même du temps, la capacité de transcender toute condition historique. Cette illusion hante toutes les tentatives de chercher au sens une source autre qu’historique, de vouloir que cette source soit antérieure et extérieure aux textes qui seuls la constituent. La déchéance de Faust révèle chez Goethe une anticipation remarquable de ce que le XIXe siècle européen produira dans le prolongement des Lumières, soit en les rejetant au profit d’une historicité gagée sur les seules personnalités providentielles, les individualités hypostasiées, telle la « force qui va » d’Hernani ou le surhumain, soit en les radicalisant pour promouvoir une histoire universelle entièrement garantie par la nécessité conceptuelle ou la positivité scientifique. C’est alors le règne des philosophies de l’histoire.

On s’y soustrait en renonçant à la nostalgie d’une histoire universelle, en adoptant la perspective plus modeste des théories de l’histoire qui ne prétendent plus reconstruire tout le passé, ni prophétiser l’avenir. Du point de vue de la traduction, cela signifie renoncer, d’une part, à l’ambition conceptualiste qui voudrait se débarrasser des langues pour instaurer la transparence des seules idéalités exprimant directement ce que sont essentiellement les choses, et, d’autre part, à la séduction originariste de quelque nature qu’elle soit, ontologie fondamentale ou Révélation spéciale.

Humboldt avait déjà pressenti ces menaces, lorsqu’il réfléchissait sur les « causes motrices de l’histoire » en montrant qu’il fallait renoncer à discerner la finalité d’une évolution même si force était de constater une irréversibilité de son cours14. Droysen, Rickert, puis Cassirer ont repris cette réflexion, et, ce dernier, tout spécialement pour répondre aux prophéties pessimistes de Simmel sur la « tragédie de la culture ». Cassirer s’efforce de penser la succession de ce qu’il appelle les différentes formes symboliques en donnant les instruments pour comprendre les conditions du passage de l’une à l’autre sans pour autant s’appuyer sur une téléologie de l’histoire. Il a, contre Simmel, montré comment l’histoire était nécessairement « dialectique »15 en un sens qui n’est évidemment pas hégélien, puisque la « dialectique » de la culture ne résout jamais la tension entre « tradition » et « innovation » que par le biais d’œuvres au sens le plus général (institutions, monuments, œuvres d’art, etc.), lesquelles, une fois réalisées, redeviennent « tradition » proposée à de nouvelles innovations ; en effet, « le “donné” de l’objet se transforme toujours en “tâche” de l’objectivité »16, de telle sorte que l’évolution de la culture n’est jamais qu’une succession de « renaissances »17. Ainsi les formes symboliques ne se succèdent-elles pas pour proposer une vision plus juste de ce qui est, mais seulement pour étendre les manières d’approcher ce qu’à chaque fois elles conçoivent comme « donné ». Néanmoins, chacune installe une irréversibilité sans que, pour autant, les acquis de la précédente sortent complètement de la vie culturelle ou de sa mémoire. « La culture crée sans cesse, en un flux ininterrompu, de nouveaux symboles du langage, de l’art, de la religion », mais « le processus réflexif de la compréhension est, de par son orientation, à l’opposé du processus créatif, et tous deux ne peuvent se dérouler simultanément »18. Il est donc d’autant plus nécessaire d’observer comment, au sein de telle forme symbolique, se prépare la genèse d’une autre en fonction de processus logiques inhérents à la corrélation entre les représentations et leurs expressions langagières – et la traduction offre toujours un point de vue privilégié sur un tel processus puisqu’elle y prend une part active.

Ainsi la perspective qui s’impose en matière d’herméneutique, et donc de réflexion sur la traduction, est-elle le point de vue réflexif, celui de l’autoréflexion introduite au sein même de la construction syntaxique, comme réponse – et non comme réconciliation inchoative – à la supériorité potentielle de la « pensée » par rapport au « langage » qui n’est jamais que telle langue. La réflexivité intégrée au processus poétique est le rejet d’une fausse alternative qui nous placerait face à la pensée pure ou face au pansémantisme indistinct ; rejet aussi du rêve conceptualiste d’adéquation, car il faudrait encore, une fois ce rêve accompli, qu’une autre instance que lui le dise réalisé. Le point de vue réflexif s’introduit dans le discours et ne se manifeste que grâce à des moyens strictement langagiers pour souligner une distance toujours présente entre le dire et le dit, par exemple l’écart entre ce que les contenus et les formes de l’expression – cette distance, elle-même historique dans ses configurations, que, plus récemment, Blumenberg appelle « rhétorique »19.

Que langue et parole puissent ainsi « travailler » au sein d’une œuvre pour y installer cette opposition dynamique entre le dire et le dit dont le « sens » résulte, voilà qui met en lumière la seconde historicité, celle des significations inchoatives que le texte cherche à produire. On comprend alors que la condition de possibilité de la traduction tient à cette double historicité (externe et interne) où s’enclenche l’articulation du sens sur le temps – « la vérité dont la mère est l’histoire… »

La pratique actuelle de la traduction se reconnaît dans l’herméneutique contemporaine, qui a depuis longtemps cessé d’être romantique pour devenir critique ; elle échappe au relativisme par ceci qu’elle maintient pérenne la transhistoricité formelle de toutes les procédures réflexives sans pourtant jamais nier l’historicité de tous ses résultats.

Traduire, et, donc retraduire aussi, c’est ainsi écrire l’interprétation d’une actualité historique de l’original, et, ainsi, se rendre contemporain de son historicité interne reconstruite en l’articulant sur son historicité externe, c’est donc bien, comme le suggérait Goethe, participer à une reconstruction du passé en cherchant à rendre innovant ce qu’un présent anticipe, mais sans jamais perdre la conscience des limites, de part en part historiques, de cette dynamique.

 

Cet article est le texte intégral de l’intervention de Marc de Launay à la journée d’étude organisée par Transeuropéennes et le réseau TERRA le 18 septembre 2010, à Paris, intitulée : «  Que veut dire traduire ? ». Ce séminaire intitulé «  Traduire: contre les séparations » avait été organisé à partir du numéro 7 de la revue Asylon(s), ''Que veut dire traduire?", du thème "Traduire" ouvert par Transeuropéennes ainsi que du numéro 22/2002 de Transeuropéennes, "Traduire, entre les cultures".

 

1BORGES J. L., Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, 1993 (éd. de J.-P. Bernès), p. 467-475 ; la nouvelle fait partie du recueil intitulé Fictions et elle est datée par Borges lui-même : « Nîmes, 1939 » (trad. fr. R. Caillois, N. Ibarra et P. Verdevoye).
2Cf. Ladmiral Jean-René, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard, 1994, chap. 3, § 1.2.
3Borges n’ignore pas, en lecteur érudit, que la formule peut déjà se rencontrer chez Bacon, mais qu’elle ne prend véritablement son sens « moderne » qu’avec Vico.
4Ladmiral J.-R., Traduire…, op. cit. chap. 3, § 5.3.
5Sur l’emploi de ces notions, cf. Koselleck R., Le Futur passé, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1990.
6C’est, par exemple, le cas de la traduction de la Bible par Luther dans l’univers germanique.
7Humboldt W. von, Gesammelte Schriften, 1ère section, vol. 8, Berlin, Behrs, 1909, p. 136.
8Derrida J., « Qu’est-ce qu’une traduction relevante ? », in Cahier de L’Herne Jacques Derrida, Paris, L’Herne, 2004, p. 563.
9Nietzsche F. Par-delà bien et mal, Paris, Gallimard, 19 71, § 230
10NIETZSCHE Friedrich, Ecce homo, « pourquoi je suis un destin », § 8, Paris, Gallimard, 1974.
11Cf. la « Loi contre le christianisme » qui conclut L’Antéchrist et la fin de l’avant-propos au Crépuscule des idoles.
12Goethe, Faust, v. 354-359., Paris, Aubier, 1952 trad. et préf. H. Lichtenberger).
13Id., v. 590-593.
14Cf. Humboldt W. von, La Tâche de l’historien, Lille, PUL, 1985 (trad. fr., A. Disselkamp, A. Laks, introd. J. Quillien).
15Cf. Cassirer E., Philosophie der symbolischen Formen, Bd. II, p. 284 sq.
16E. Cassirer, Logique des sciences de la culture, Paris, Le Cerf, 1991, p. 108.
17Ibid., p. 202-204.
18Ibid., p. 175.
19Cf. Blumenberg Hans, L’imitation de la nature, Paris, Hermann, 2010 (trad. fr. I. Kalinowski et M. de Launay).

notes

1BORGES J. L., Œuvres complètes, vol. 1, Paris, Gallimard, 1993 (éd. de J.-P. Bernès), p. 467-475 ; la nouvelle fait partie du recueil intitulé Fictions et elle est datée par Borges lui-même : « Nîmes, 1939 » (trad. fr. R. Caillois, N. Ibarra et P. Verdevoye).
2Cf. Ladmiral Jean-René, Traduire : théorèmes pour la traduction, Paris, Gallimard, 1994, chap. 3, § 1.2.
3Borges n’ignore pas, en lecteur érudit, que la formule peut déjà se rencontrer chez Bacon, mais qu’elle ne prend véritablement son sens « moderne » qu’avec Vico.
4Ladmiral J.-R., Traduire…, op. cit. chap. 3, § 5.3.
5Sur l’emploi de ces notions, cf. Koselleck R., Le Futur passé, Paris, Gallimard/Le Seuil, 1990.
6C’est, par exemple, le cas de la traduction de la Bible par Luther dans l’univers germanique.
7Humboldt W. von, Gesammelte Schriften, 1ère section, vol. 8, Berlin, Behrs, 1909, p. 136.
8Derrida J., « Qu’est-ce qu’une traduction relevante ? », in Cahier de L’Herne Jacques Derrida, Paris, L’Herne, 2004, p. 563.
9Nietzsche F. Par-delà bien et mal, Paris, Gallimard, 19 71, § 230
10NIETZSCHE Friedrich, Ecce homo, « pourquoi je suis un destin », § 8, Paris, Gallimard, 1974.
11Cf. la « Loi contre le christianisme » qui conclut L’Antéchrist et la fin de l’avant-propos au Crépuscule des idoles.
12Goethe, Faust, v. 354-359., Paris, Aubier, 1952 trad. et préf. H. Lichtenberger).
13Id., v. 590-593.
14Cf. Humboldt W. von, La Tâche de l’historien, Lille, PUL, 1985 (trad. fr., A. Disselkamp, A. Laks, introd. J. Quillien).
15Cf. Cassirer E., Philosophie der symbolischen Formen, Bd. II, p. 284 sq.
16E. Cassirer, Logique des sciences de la culture, Paris, Le Cerf, 1991, p. 108.
17Ibid., p. 202-204.
18Ibid., p. 175.
19Cf. Blumenberg Hans, L’imitation de la nature, Paris, Hermann, 2010 (trad. fr. I. Kalinowski et M. de Launay).