Situer la langue, situer l’enjeu

Au sujet de la traduction vers le roumain du Vocabulaire européen des philosophies

Anca VASILIU


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Situer la langue, la relier aux processus internes de traduction qui l’ont faite, entre le grec, le latin, le slavon et les influences ottomanes, c’est poser les enjeux politiques, et non pas seulement linguistiques, de la traduction vers le roumain du Vocabulaire européen des philosophies. Le premier volet du journal de bord prend appui sur les notes préparées pour les séminaires de travail sur les traductions du Vocabulaire à la Fondation des Treilles (Var), en septembre 2009, et à l’Université de Rio de Janeiro, en novembre 2009.

 

Le roumain appartient à la famille des langues latines. Si les attestations documentaires de la langue parlée dans la région, qui correspond à peu près au territoire actuel du pays, remontent au premier millénaire, les premiers textes écrits conservés ne sont pas en revanche plus vieux que le XVIe siècle. Le premier texte conservé est une Lettre de 1521, rédigée par un commerçant de Braşov (en Transylvanie) qui annonce à ses concitoyens une invasion turque imminente dans la ville. En l’absence de documents explicites, il est difficile de faire remonter, la tradition des textes écrits roumains avant cette date. Cependant, il faut noter que moins de quarante ans après cette lettre apparaissent, en nombre considérable, des livres canoniques traduits en roumain : Catehismul românesc de Coresi, 1559 (adaptation d’après le Petit Catéchisme de Luther), et à sa suite (1559-1581), dans la même typographie de Coresi à Braşov-Schei : « Tétra-évangéliaire », « Les Actes des Apôtres », les « Psaumes », l’« Evangile expliqué » (Evanghelie cu tîlc ou Cazanie), etc. Et encore vingt ans plut tard apparaît la monumentale Palia de la Oràştie, première traduction en roumain de l’Ancien Testament, Genèse et Exode, de 1581-1582, en contexte calviniste, d’après le hongrois, le latin (Vulgate de Tübingen, 1573) et le slavon (Ostrog, 1581); la première édition de ce texte sera réalisée par Mario Roques à Paris en 1925.

Or cette proximité de dates est troublante. La tradition littéraire du roumain ne s’est évidemment pas construite en quelques décennies, entre le premier écrit conservé, qui n’a rien de littéraire, et la quantité de traductions qui fleurissent aussitôt après. Ce voisinage, sans doute fortuit, permet de dégager trois aspects historiques. Le roumain est à la moitié du XVIe une langue capable de s’approprier la tradition biblique en travaillant la traduction des textes à partir de plusieurs langues anciennes et modernes, avec un désir déclaré de remonter aux « sources » et de comparer les différentes versions. La conservation des textes écrits roumains correspond à l’époque de l’installation des premières typographies (notamment celles introduite par Coresi en Valachie et en Transylvanie), et elle est donc, du moins en partie, due au nombre d’exemplaires mis en circulation grâce à la technique typographique; ce nombre relativement élevé dénote la demande, l’intérêt des communautés pour le texte écrit en roumain. Enfin, il apparaît avec clarté que la formation littéraire de la langue s’est faite grâce à la traduction, et que la traduction fournit également le premier terrain pour une réflexion critique sur le statut de la langue en rapport avec le texte traduit et avec la communauté qui partage la langue et qui imprime à celle-ci son destin. Un extrait de la préface accompagnant l’une des premières traductions roumaines du Nouveau Testament, publiée à Alba-Iulia (Bălgrad) en 1648, écrite par Simion Stefan, évêque des orthodoxes (roumains) de Transylvanie, témoigne de cette réflexion critique et historique sur la langue, qui accompagne le travail du traducteur :

« … les mots doivent être comme les pièces de monnaie; les meilleures pièces de monnaie sont celles qui circulent dans tous les pays, et les meilleurs mots sont ceux que tout le monde comprend. Et nous, pour cette raison, nous nous sommes donné de la peine pour ‘rendre’ de telle manière [le texte] que tous puissent comprendre; mais si, malgré tout, certains n’arrivaient pas à comprendre, cela n’est pas de notre faute mais de la faute de celui qui a éparpillé les Roumains à travers d’autres pays, et leur a donné de se mélanger les mots, de telle sorte qu’ils ne parlent plus tous de la même manière. »

Cette traduction est faite d’après le grec, le latin (de Jérôme) et le slavon (une édition de Moscou). Mais elle privilégie le grec, comme l’affirme le préfacier soucieux à la fois de fidélité (à l’esprit autant qu’à la lettre) et de légitimation du texte roumain par rapport aux textes « canoniques », car le grec, rappelle Simion Stefan, est à l’origine des autres versions. Dans cette traduction, un certain nombre de mots grecs sont simplement translittérés, et le préfacier s’en explique : il n’y a pas de noms roumains pour certaines choses (comme certaines pierres précieuses, par exemple), car ces choses n’existent pas dans « nos pays ». Les traducteurs reprennent en réalité dans cette version principalement des traductions vieilles d’un siècle, dues au diacre Coresi. Originaire d’une famille grecque de Chios émigrée dans les pays roumains vers 1500, Coresi est traducteur et éditeur de livres, fondateur des premières typographies en Valachie et en Transylvanie, à Braşov-Schei, vers 1550. S’inscrivant dans la tradition de Coresi, le propos de l’évêque Simion Stefan sur la traduction, et surtout la comparaison de la circulation et de la valeur universelle des mots avec des pièces de monnaie, vont devenir un topos de la littérature roumaine ancienne1.

Les premiers dictionnaires slavon/roumain apparaissent quatre-vingt-dix ans après les premières traductions : le moine Mardarie de Cozia, en 1649, et Mihail Logofàtul, Târgovişte, 1678 sont les auteurs des dictionnaires les plus anciens. Les nombreuses copies tirées de ces dictionnaires montrent la fréquence des traductions au XVIIe siècle des livres canoniques du slavon en roumain – traductions qui sollicitent l’usage de ces dictionnaires.

Mais, bien qu’il soit la langue du culte pour les roumains orthodoxes, le slavon n’est pas le fond prioritaire à partir duquel le roumain, langue latine, structure et fixe son statut littéraire et cultuel. Les traducteurs des XVIe et XVIIe siècles font constamment appel au latin, en témoignant explicitement de la proximité radicale ressentie avec la « langue mère ». Je prends un exemple typique de juxtaposition de termes slavons et latins dans la traduction roumaine de l’Ancien Testament de 1581 (Palia de la Orăştie). Un passage de Genèse I, 26-27 : « să facem omul pre chipul ce să fie asemănare noo... şi Domnezeu făcu pre om lui pre obraz, pre obraz lu Domnezeu făcu el. » « Faisons l’homme selon notre image et ressemblance (kat’eikona kai homoiosin)… Dieu fit l’homme à son image et à sa ressemblance ». On remarque la juxtaposition typique de termes d’origine latine (asemănare – similitude) et d’origine slavone (obraz pour ad imaginem ou kat’eikona), sur la base d’une structure syntaxique latine. Ce type de juxtaposition et la présence fréquente en roumain de synonymes qui relèvent de deux langues sources, le latin et le slavon, surtout dans le langage liturgique ou dans la langue littéraire, s’est maintenu dans le roumain moderne. Pour rester sur le même exemple : « image » se dit tantôt imagine (terme générique moderne), tantôt icoană (icône uniquement pour l’objet spécifique au culte chrétien orthodoxe), tantôt obraz (joue ou visage, mais aussi terme ancien, slavon, pour dire « icône »), ou bien encore chip (face, expression, caractère, photo, mais aussi mode, modalité, et dans des composés comme închipuire le terme chip signifie imagination, phantasme), et tantôt faţă (face, visage). Il faudrait en outre retenir de cet exemple que le « visage » (chip, obraz) n’est pas à proprement parler une « image » en roumain (ni une « représentation »), mais une expression, ou plus précisément une impression des traits de la personne (la partie visible, émergente de son « caractère »), correspondant à ce que l’on désigne en grec par prosôpon. Sous ces deux termes, chip et/ou obraz, le « visage » désigne la partie visible de la vie et de la nature d’un vivant, une condition propre à la vue de l’existant à partir de la projection reçue de sa part dans l’imagination, la mémoire et l’intellection. Dans ce cas, la visibilité d’un individu correspond plus à sa définition qu’à l’appréhension de son apparence physique.

 

Bibliothèques, écrits et enseignement

Rappelons, par ailleurs, quelques repères de la vie intellectuelle dans les pays roumains contemporains, ou presque, avec l’activité de traduction des XVIe-XVIIe siècles. L’existence d’une école d’études supérieures sous le modèle de Scola monastica dans l’enceinte du monastère de Putna dans la seconde moitié du XVe siècle, où étaient enseignés probablement les arts du trivium et du quadrivium, et certainement la rhétorique et l’enluminure parmi les autres sciences et arts. L’enseignement était vraisemblablement en slavon et peut-être en latin. C’est l’époque d’Etienne le Grand, l’une des plus riches du point de vue culturel de toute l’histoire de la Moldavie. Notons aussi la présence de manuscrits (du XIVe siècle) et de livres imprimés bilingues grec-slavon dans les bibliothèques des monastères (à Neamţ, par exemple, mais aussi à Putna), ainsi que de nombreux manuscrits, puis livres de patristique, théologie et droit canonique grecque. Les bibliothèques moldaves sont réputées et les ateliers de copistes aussi. Des demandes de copies de livres rares parviennent au XVIe siècle de Moscou.

L’enseignement de la philosophie commence vers 1690 à Bucarest et à Jassy dans le cadre des Académies princières. Il a lieu en grec et est dirigé par Théophile Corydalée sur la base de commentaires averroïsants des traités d’Aristote (les manuscrits sont en partie à Bucarest, dans la Bibliothèque de l’Académie roumaine). Parmi les premiers écrits originaux philosophiques, ceux de Dimitrie Cantemir, prince de Moldavie au début du XVIIIe siècle, réfugié à Moscou après la défaite de Stănileşti de l’armée moldave face à l’armée turque (1711), père d’Antioch Cantemir, l’un des fondateurs de la poésie « moderne » en Russie. Cantemir le père (Dimitrie) était un savant de réputation européenne, connu à Istanbul, à Paris et à Berlin, parlant et écrivant le grec, le russe, le turque, le latin… et certes le roumain. Il est à la fois historien (Histoire de la croissance et de la décroissance de l’Empire ottoman), musicologue (auteur d’un des premiers écrits sur le système de la musique turque), historien des religions, connaisseur de l’islam autant que du christianisme, diplomate, écrivain, philosophe. Parmi ses écrits philosophiques, en roumain : Le Banquet ou La Querelle du Sage avec le Monde et l’Histoire hiéroglyphique, sorte de poème ironico-allégorique – un curieux mélange de thèmes platoniciens, de logique aristotélicienne et de scepticisme. Par ailleurs, un renouveau de la tradition théologique orthodoxe et philocalique a lieu en Moldavie au XVIIIe siècle, au monastère de Neamţ, et en Valachie (Târgovişte, Câmpulung). Et rappelons aussi que la plus grande bibliothèque du Sud-est de l’Europe au début du XVIIIe siècle (la bibliothèque du prince Mavrocordat) se trouvait dans le monastère de Văcăreşti à Bucarest - monastère rasé en 1986 !

 

La langue et l’esprit national

Y a-t-il eu, dans la droite ligne de cette tradition historique et culturelle, une réflexion philosophique ou critique sur les spécificités roumaines de l’expression philosophique ? Assurément,  et il s’agit d’une réflexion teintée de nationalisme plus ou moins déguisé en réflexion philosophique ou en étude philologique. Il y a de nombreux exemples aux XIXe et XXe siècles d’étude de la langue et de ses origines, de travail d’enrichissement par la multiplication des traductions et des genres d’écritures, et non moins de réflexions sur les rapports mutuels entre langue et nation. Parmi les exemples les plus notables de travail critique et historique sur la langue, on peut citer les essais de Ion Heliade Ràdulescu sur la grammaire roumaine, au début du XIXe siècle (voir infra) ou les travaux de vocabulaire étymologique et de recherche sur la latinité et sur les autres couches linguistiques (slave, turc, grec, allemand, français, italien) de la langue par I. B. P. Haşdeu (Cuvente den bătrâni, 1878), de A. Cihac (Dictionnaire d’Etymologie daco-romane, éléments latins, Francfort, 1870) et par L. Şaineanu (Dicţionar universal al limbii române, 1896). Ces trois ouvrages sont les premiers instruments scientifiques d’analyse de la langue.

Concernant les réflexions qui croisent langue, peuple et culture, citons quelques exemples parmi les plus frappants et qui ont le plus marqué l’histoire intellectuelle moderne du pays. Plusieurs écrits de Constantin Noica, dont le livre Creaţie şi frumos în rostirea românească (« Création et beauté dans le langage [logos] roumain », 1973) ont joué un rôle important dans le paysage intellectuel communiste; on trouve dans le livre cité des considérations sur la littérature, l’histoire, le folklore, la grammaire. Les écrits théoriques de Lucian Blaga dans les années 1930 sur le folklore roumain et la transcendance ont aussi durablement marqué la tradition d’une « conscience roumaine » définie à partir de formes artistiques et linguistiques. Considéré comme l’un des poètes roumains les plus importants du XXe siècle, Blaga a reçu une formation philosophique et ses écrits théoriques, proches par leur esprit de la pensée de Heidegger, comportent des réflexions sur les formes structurelles (qu’il appelle « matrices stylistiques ») de la culture et de la langue roumaines.

Mais les réflexions sur la langue et la nation représentent également le terrain de choix de plusieurs penseurs gravitant autour de la revue Gândirea, véritable vivier de la mouvance nationaliste de l’entre-deux guerres. On a essayé dans les années 1930 comme dans les années 1970, de créer de toute pièce une philosophie spécifiquement roumaine et une langue (archaïsante) à résonance philosophique et théologique. La revue Gândirea, ainsi que des courants comme l’ « orthodoxisme », le « personnalisme », le « Trăirism » (version roumaine de l’existentialisme), opposés aux « modernistes » ou aux « avant-gardistes », ont réuni bon nombres des personnalités culturelles et politiques les plus impliquées dans le débat nationaliste. On retrouve parmi eux des philologues, des historiens et des philosophes : Dobrogeanu-Gherea, Nae Ionescu, Nicolae Iorga, D. D. Roşca, Vasile Conta, Mihai Ralea, Emil Cioran, Mircea Florian, Ion Vianu. La langue tient une place de choix dans les débats autour des questions concernant la spécificité nationale : certains mots sont hissés au rang de « concepts » et des topoi sont créés de toute pièce, comme « spaţiul mioritic » (l’« espace des agnelles », celui d’une culture pastorale), matrice stylistique, structure ondulatoire, énergie cosmique, anthropologie-cosmologie, dor, taină (mystère, secret), doină (chant populaire lyrique), fior (frémissement, sensibilité à fleur de peau), jale (douleur, désespoir métaphysique)... De même, certaines pratiques populaires religieuses sont analysées comme autant d’expressions du « génie » national, selon une équation identitaire roumanité-orthodoxisme longtemps dominante, mais qui n’est que le produit du « nationalisme romantique » des deux derniers siècles, réaménagé par les différents systèmes politiques de droite conservatrice et de gauche communiste qui ont régné dans le pays. Les réactions n’ont pas manqué. Par exemple, sur le mode mi-sérieux mi-ironique, Nichita Stănescu, le poète le plus remarquable de l’époque communiste, déjoue dans les années 1970 et au début des années 1980 l’idéologie du parti dominant en réfléchissant sur la langue « maternelle » et sur Eminescu, le « barde national »…, à partir des clichés nationalistes et des mots dits « spécifiques » pris à la lettre. Une forme de critique sans mot dire…, comme par défaut en quelque sorte, car aucune contestation explicite n’était envisageable.

 

Destin de la langue, fabrique des mots

Mais, pour penser les enjeux philosophiques de la traduction et de la réflexion dans le dialogues des langues, il me semble plus intéressant, pour le cas roumain, d’aller en amont des controverses nationalistes et de l’affrontement idéologique du XXe siècle J’illustrerai pour cette raison la réflexion philosophique, historique et politique sur les spécificités de la langue roumaine avec quelques exemples choisis parmi les écrits des intellectuels transylvains de la première moitié du XIXe siècle (« Şcoala transilvană »), représentants d’un courant issu des Lumières et d’un éveil nationaliste spécifique au contexte de l’Empire austro-hongrois. Ces exemples permettent de comprendre à quel point le destin de la langue est lié au travail de traduction, de transcription dans une langue des fruits de la pensée et des genres littéraires pratiqués dans d’autres langues; de comprendre aussi à quel point on ne maîtrise sa propre langue qu’en la frottant avec les expériences des autres langues, dans des situations spécifiques de pratique de langue dans les domaines du savoir, de l’expérience religieuse, et plus particulièrement dans des cas de frontière, la où les cultures et les langues se mélangent mais ne se confondent pas, puisqu’elles ont acquis depuis le temps la pratique du dialogue.

La plupart des textes cités plus loin sont extraits des écrits de Ion Heliade Rădulescu, intellectuel complexe, poète, philologue, philosophe illuministe tardif et « génie » romantique. Un autre auteur de la même école, Ion Budai-Deleanu, également penseur de la langue et poète, entreprend d’écrire en roumain, pour former la langue et l’enrichir, une épopée de type homérique originale, appelée Ţiganiada (début XIXe siècle), censée raconter les exploits de héros tsiganes parlant langues et dialectes mélangés selon les régions traversées et retrouvant,  à travers les frontières poreuses des mots qui passent d’une langue à l’autre, une matrice archaïque du récit des actes héroïques de guerre et d’amour dans le contexte d’une réflexion rousseauiste sur les systèmes politiques et sur la place de l’homme dans le monde. Ce poème est très difficilement traduisible dans une autre langue. Je me contenterai de citer d’autres textes, de Heliade Rădulescu principalement, et de quelques autres auteurs contemporains, plus spécialement autour de l’effort qui fut celui des intellectuels roumains de l’époque des premières révolutions, intellectuels formés en Allemagne (pour les Transylvains) et en France et Italie (pour les Moldaves), de conquérir la langue roumaine, de se l’approprier en en faisant une langue de culture, de réflexion et de création. Ils parlent tous de la nécessité de « purifier » la langue (puisqu’elle est hétéroclite sur le plan lexical), de la « discipliner » en stabilisant les règles grammaticales, de l’enrichir avec un vocabulaire savant, et de créer des œuvres originales afin de la rendre digne de figurer dans le rang des langues européennes. Bien sûr, ils n’ignorent pas le passé, mais ils veulent rompre avec la tradition, parfois de manière brutale et artificielle (latinisation forcée, style italianisant…). Langue, culture et nation sont pour eux inséparables, bien qu’ils ne fassent pas une idéologie explicite de cette unité.

« Notre langue – dit Heliade Rădulescu en 1847 – est romane, comme le latin, mais dans une autre phase : il s’agit maintenant en premier lieu de la cultiver, et la cultiver signifie la purifier, l’ennoblir, la former selon la nature, éducation à laquelle nous devons faire particulièrement attention. » (Vocabular de vorbe streine în limba română / Vocabulaire de mots étrangers en roumain)2

 

« Cultiver une langue… signifie assigner sa place à chaque chose et à chaque parole, baptiser chaque idée d’un nom, la débarrasser de tout ce qui peut sembler équivoque et la rendre susceptible d’exprimer ce que l’on pense et pas autre chose. […] C’est par l’examen des noms ou des paroles qu’on parvient à donner la vraie définition de chaque chose. … … le début de la philosophie et l’étude des noms sont des opérations synonymes. » (extraits de la préface de Heliade Rădulescu à la Grammaire, 1828)

 

« Je dis donc que si l’on veut montrer aux Roumains la voie de la philosophie – dit Heliade Rădulescu dans un article du Curierul românesc de 1839 – on doit tout d’abord travailler à former et à parachever leur langue. C’est au niveau de développement de la langue que correspond le niveau atteint par la conscience nationale et leur esprit de justice. »

 

« Les gens de lettres se forgent eux-mêmes les termes lorsqu’ils ont acquis les idées, et le commun suit ceux qui ont doté la langue de termes et de formes propres à sa nature. » (encore Heliade Rădulescu dans un ouvrage intitulé Paralelism între limba română şi italiană, de 1840)

 

Une controverse acharnée a lieu jusqu’au milieu du XIXe siècle entre les tenants des néologismes nécessaires à l’accomplissement de la langue par un renouveau d’adéquation entre la pensée et l’expression (« modernistes », « rationalistes »), et les tenants, pas forcément conservateurs (« puristes »), d’un juste équilibre entre la langue existante et la nécessité de l’enrichir uniquement là où elle manque de vocabulaire concernant la rigueur logique ou la beauté du style, de l’art rhétorique.

 

« Car si notre langue a besoin d’être améliorée, comment pourrait-on y parvenir si on ne lui ajoute rien de nouveau ? » avec cette définition du mot comme signe : « On sait par la logique, que les mots sont les signes de la perception de l’intelligence; il s’ensuit donc que chaque mot se rattache à l’activité perceptive de notre intelligence. » « Les mots doivent s’accorder à la nature de la chose ou aux faits auxquels ils se rapportent. » (Paul Iorgovici, Observaţii de limbă românească / Remarques sur la langue roumaine, Buda 1799)

 

« Les lettrés se forgent seuls les mots au moment où ils possèdent les idées … Chaque langue, lorsqu’elle a commencé à se cultiver, a eu besoin de termes nouveaux. » (Heliade Rădulescu)

 

« Il y a tant d’idées qui resteraient incompréhensibles si, au lieu de nous servir de termes étrangers qui les désignent (mots étrangers mais devenus familiers), nous nous servions de leurs équivalents roumains » (Mihail Kogălniceanu, homme politique, homme d’état et écrivain de Moldavie, dans un texte de 1855 à propos de la langue roumaine, écrit à la veille de la première constitution d’un pays roumain moderne par l’unification de la Moldavie et de la Valachie, en 1859, acte pour l’accomplissement duquel Kogălniceanu a joué un rôle diplomatique majeur)

 

« Nous donnons des conseils… afin que la langue nous donne, par l’intermédiaire de ceux qui la parlent, des mots qui ne soient pas de simples mots, mais des bijoux, pas de paroles, mais des roses » (Ioan Piuariu-Molnar, Retorică, adecă învăţătura şi întocmirea frumoasei cuvîntări / Rhétorique, c’est-à-dire enseignement sur la belle composition d’un discours, Buda 1798)

 

« Nous nous plaignions, jusqu’à présent, de ne pas avoir en roumain de livres composés dans un style élevé, afin d’acquérir, par leur lecture, le goût d’une belle composition. » (Simeon Marcovici, Cours de rhétorique, Bucarest 1834)

 

« Messieurs les philosophes des Roumains, quand donnerez-vous des lois fixes à notre langue ? » (Gheorghe Bariţ, journal Foaie pentru minte, inimă şi literatură / Feuille pour l’esprit, le cœur et la littérature, 1841)

 

Nous n’en sommes plus là, certes; le roumain a ses règles grammaticales et a aussi ses habitudes de traduction générique ou idiomatique selon le cas, avec la possibilité de jouer souplement sur la lettre et sur la signification. Mais il reste matière à réflexion en ce qui concerne les mots et le sens de leurs voyages, migrations et retours d’une langue à l’autre pour exprimer les rigueurs renouvelées de la pensée ou l’impétuosité des sentiments; pour les exprimer, pour dire l’être et habiter le monde, non seulement pour communiquer.

 

Dans le chaudron des querelles

La traduction du VEP en roumain arrive sur ce terrain où les querelles du XIXe siècle, ravivées aussi au XXe siècle, ne sont pas éteintes et où il est important de pouvoir répondre de manière transversale et universaliste à certaines des questions que se posaient déjà les intellectuels roumains vivant dans le multiculturalisme et le multilinguisme d’un monde traversé de contradictions et d’inégalités comme celui de l’Empire austro-hongrois et de l’Empire ottoman. Mais cette traduction du VEP en roumain tente aussi de faire quelque chose de plus que d’instruire et d’aider à la traduction juste et cohérente des œuvres philosophiques classiques et modernes. Il s’agit d’accorder les questions politiques et culturelles actuelles de l’Europe, en somme la difficulté majeure de s’entendre, qui a des racines profondes dans le respect ou non-respect de l’autre, avec les difficultés internes à chaque langue, difficultés qui font la richesse de toute langue, si grande, tenant dans un si petit corps3

Le but de l’édition roumaine du VEP est donc de constituer un instrument de travail philosophique qui, d’une part, établit un vocabulaire philosophique roumain correspondant au stade actuel de la langue et, d’autre part, récupère l’épaisseur historique du vocabulaire philosophique roumain en montrant les spécificités (la spécialisation) du lexique roumain.

Un volume roumain intégral de la version française du Vocabulaire européen des philosophies doit paraître en 2012 aux éditions Polirom, coordonné par Alexander Baumgarten (Université de Cluj) et Anca Vasiliu (CNRS, Paris), avec la collaboration d’une équipe de trente traducteurs dont la plupart sont des jeunes doctorants ou post-doctorants de lettres et/ou philosophie dans les Universités de Cluj, Timisoara, Bucarest, Iaşi, Oradea.Il faudrait ici préciser que la décision de traduire le VEP en roumain a été prise dans le contexte d’une politique scientifique menée par un groupe de chercheurs et d’enseignants de philosophie ancienne (antique et médiévale) et de philologie classique qui publie depuis plus de dix ans des traductions roumaines des auteurs anciens grecs et latins (pour la première fois les œuvres intégrales d’Aristote, Plotin, Origène, Thomas d’Aquin sont traduites ou en cours de traduction). Ces traductions, nombreuses et menées selon un programme cohérent de constitution d’un corpus de la philosophie ancienne en roumain, ont déjà établi un vocabulaire roumain spécifique, quasi standardisé.

La traduction du VEP en roumain permettra de joindre à cet effort de traduction concertée et maîtrisée une réflexion historique supplémentaire concernant les bases linguistiques et les éléments culturels propres à la tradition roumaine : contexte théologique dominé par le slavon médiéval; premier enseignement philosophique grec, avec commentaires d’Aristote selon l’école averroïsante de Padoue, mais en grec et non en latin; première réflexion sur la langue, la grammaire et la logique, dans le contexte des Lumières, avec des modifications, sous la bannière d’une « modernisation » du roumain, au début du XIXe siècle (« école transylvaine »), avec insistance sur la base latine de la langue jusqu’à créer une langue roumaine « pure » (c’est-à-dire « purifiée » du lexique slavon), considérée comme une langue « littéraire », « culte » et « moderne ». En somme, la traduction du VEP en roumain est en train d’apporter des réponses nouvelles à des questions formulées tout au long de l’histoire de la formation de la langue, car depuis le XVIe siècle le roumain n’a de cesse de se former, de se reformer et de se déplier comme langue en traduisant et en « déterritorialisant » en même temps les mots par appropriation et par re-sémantisation – y compris dans le cadre des textes spécialisés, destinés à des cercles restreints, pour lesquels l’accès aux textes originaux serait plus justifié que le recours aux traductions. Il n’est pas possible de faire en même temps le point sur l’historique de la relation déterminante entre l’autonomisation d’une pensée philosophique, en rapport avec la pensée de la langue, et une pensée de l’identité nationale. Peut-être l’instrument représenté par le VEP en roumain constituera-t-il justement l’élément déclencheur d’une telle étude, sur des bases philologiques et philosophiques nouvelles.

 


[1] La comparaison est citée et développée par Haşdeu, historien et linguiste roumain de la fin du XIXe siècle, dans Principiul circulaţiunii cuvintelor (« Le principe de la circulation des mots »). Cf. N. Cartojan, Istoria literaturii române vechi, Bucarest, Minerva, 1980 [1940], pp. 94-100 (Coresi), p. 184 (Simion Stefan). La traduction en français du passage cité en vieux roumain m’appartient.

[2] Toutes les citations de cette série sont extraites de l’article de A. Marino, « Les Lumières roumaines et l’ ‘illustration’ de la langue », in R. Munteanu (coord.) La culture roumaine à l’époque des Lumières, Bucarest, Univers, 1982 (pp. 322, 344-49, 352-53, 360).

[3] Allusion au passage de Gorgias, Eloge d’Hélène 8, 4-5, commenté par Barbara Cassin lors des séminaires.