Mao, encens et lune

Fawaz TRABOULSI

Traducteur : BONTEMPS Véronique


Les deux textes présentés ici sont tirés de son essai autobiographique Sourat al-fatat bil-lawn al-ahmar (L’image du jeune homme en rouge), dans lequel il relate son experience de militant communiste au Liban, au Royaume-Uni, au Yémen et dans le Dhofar. Dans la péninsule Arabique, Fawwaz Traboulsi a été un acteur politique et un chroniqueur des changements politiques. Il a ainsi fortement contribué à la redaction de l’ouvrage Arabia without Sultans signé par Fred Halliday et publié en 1974. C’est avec ce dernier qu’il s’est rendu dans le Dhofar, voyage périlleux réalisé à partir du Yémen du Sud et dont il rend compte dans ce texte. Intellectuel engagé mais aussi acteur majeur de la vie politique libanaise avec la fondation de l’Organisation de l’Action Communiste au Liban qui joua un rôle important durant la guerre civile libanaise et dans la résistance contre l’occupation israélienne. Le texte publié ici relate cette effervescence militante des années 1970 au Liban, l’enthousiasme parfois échevelé d’une jeunesse souhaitant rompre avec les pesanteurs et injustices d’une société libanaise régie par un système confessionnel que la guerre aura finalement renforcé. Ces rêves de justice sociale et de laïcité ne sont cependant pas éteints et Fawwaz Traboulsi livre par ce témoignage la vision d’un dirigeant qui n’aura pas failli dans ses convictions alors que tant d’autres changeaient de bord ou abandonnaient la politique.

Franck Mermier

 

 

Nous avons visité le Dhofar à l’invitation du Front Populaire de Libération du Golfe arabe occupé ; le but de cette visite était de faire connaître au monde la révolte1, et d’écrire sur le Yémen et le Dhofar un livre pour lequel mon collègue Fred Halliday et moi avions signé un contrat avec la maison d’édition Pinguin. Abdallah al-Achtal, un compagnon d’étude et de lutte de l’époque de l’université américaine de Beyrouth, se joignit à nous ; à sa sortie d’université, il était devenu l’un des leaders du Front National dans la région du Hadramaout, foyer de l’aile gauche du Front. Quand les fedayin commencèrent à pratiquer les « confiscations » pour financer le combat armé (les appareils égyptiens leur avaient coupé les aides financières), le commandement de la branche du Hadramaout décida d’utiliser l’argent volé à une banque britannique pour acheter des livres de formation au marxisme-léninisme. Elle envoya donc Abdallah à Beyrouth dans ce but ; il revint chargé de tonnes de livres que nous avions choisis ensemble dans les maisons d’éditions beyrouthines. Quand les chebab du Front National prirent le pouvoir au Hadramaout, Abdallah, avec Alî Salem al-Beid et d’autres, appartenait à l’avant-garde des gauchistes les plus radicaux qui suivirent la mouvance communiste jusqu’à nationaliser les « moyens de production » dans le district. En fait de moyens de production, tout ce qu’ils dénichèrent se résumait à un cinéma et un générateur électrique : ils émirent donc un décret au nom du « Conseil Supérieur du Peuple » pour les nationaliser !

 Abdallah vécut banni du Yémen à l’époque de Qahtan al-Shaabi, se déplaçant entre Beyrouth et les bases des fedayin en Jordanie. La décision qui l’interdisait d’entrer au pays resta en application après l’avènement du « Mouvement de rectification » conduit par la gauche du Front National en juin 1969. Quand il se joignit à nous pour le voyage du Dhofar, il espérait que cette visite serait le prétexte qui lui permettrait de rester à Aden.

 Nous sommes arrivés à Aden à bord d’un avion Bapco du Yémen du Sud, qui m’a fait penser à ces paroles de T.S. Elliot : « Je vais te montrer la peur dans une poignée de cendres ». Mais T.S. Elliot a une excuse, car il n’a jamais voyagé à bord d’un Bapco pour savoir ce qu’est la vraie peur. C’est avec raison qu’on dit de cet avion qu’il est comme le bus du village : il s’arrête dans les airs, et le co-pilote crie aux passagers : « Descendez les gars, qu’on le pousse un coup ». 

 Depuis Aden, nous sommes allés jusqu’à Gheida, la capitale du district de Mahra, dans un avion appartenant à la même compagnie Bapco. Et quand on pense au Bapco qui traverse les océans, que dire de son frère spécialisé dans les vols intérieurs !  De Gheida, nous avons continué par voie terrestre jusqu’au village côtier de Dalkut ; là, l’équipe de télévision yéménite nous a abandonnés, tant elle en avait entendu sur les dangers du voyage. De la délégation yéménite, seul Wâthiq al-Shazalî, du journal 14 octobre, est resté avec nous. Les cameramen nous ont laissé une caméra de télévision, après nous avoir entraînés en quelques minutes à l’utiliser. Je me suis retrouvé avec la responsabilité non seulement de porter la caméra, mais aussi de filmer ; une mission dont je me chargeais pour la première fois de ma vie. J’ai brûlé un certain nombre de pellicules avant de réussir à enregistrer quelques précieuses minutes de la cassette vidéo que nous avons emportée à Londres ; nous avons convaincu la BBC de la projeter, et ce fut le premier témoignage oculaire de cette révolte à être diffusé dans le monde.

 Nous avons embarqué dans un sambuck2 vers un bateau de guerre appelé « La voix du peuple » (du nom du journal porte-parole du Front) : il s’agissait en fait d’un bateau de pêche du Golfe sur lequel se trouvait une mitrailleuse de l’époque de la révolution zapatiste au Mexique (la révolution de 1911, pas la révolution actuelle qui donne des cauchemars au « miracle économique » que l’on veut nous faire prendre pour modèle). En passant du sambuck au bateau, les lunettes de Wâthiq sont tombées à la mer, et il fut impossible de les retrouver, malgré les tentatives de plongeon répétées de nos accompagnateurs. Wâthiq a dû finir le voyage sans plus pouvoir faire confiance à ses yeux3. Et ce n’est pas tout : quand le bateau s’est mis à tanguer en pleine mer, la mitrailleuse s’est renversée près de la tête de Fred Halliday et a manqué de lui briser le crâne. Cela nous a gâché la sieste paisible que nous étions en train de faire après avoir mangé un délicieux repas de thon bouilli avec des dattes. Il est dommage que cette mitrailleuse antique n’ait pas protégé le bateau quand des avions de combat anglais Hooker Hunter l’ont attaqué et coulé, quelques semaines après notre départ.

 En vérité, ‘Afîf al-Akhdar nous avait prévenu contre les dangers du voyage, car il avait visité la région avant nous : « Faites attention aux serpents, avait-il dit, l’ennemi principal au Dhofar ce n’est pas les Anglais, mais les serpents ». Nous n’avons pas été très attentifs aux mises en gardes de ‘Afîf. Mais à peine avions-nous entamé l’ascension de la côte près de Rass Darabt Alî, à la frontière entre le Yémen et le Dhofar, que nous avons commencé à être obsédés par les serpents, et à marcher en fixant nos chaussures ; c’est Fred Halliday qui avait le plus peur et qui fixait le plus ses chaussures. Notre accompagnateur n’a économisé aucun effort pour nous rassurer et éloigner nos craintes de « l’ennemi principal », jusqu’à s’écrier, à bout de patience : « Camarades, les serpents ce sont des tigres de papier ! »

 Sous l’auspice de cette paraphrase inédite du slogan du camarade Mao Tsé Toung, notre voyage se poursuivit. Et les histoires de serpents sont longues comme les histoires de serpents, donc continuons. 

C’est un paradis pastoral primitif qui nous attendait dans les montagnes de la région ouest libérée du Dhofar. Des montagnes qui déclinent au-dessus de la mer d’Arabie, traversées par des chameaux trébuchant dans leur marche, où broutent des vaches décharnées dont le berger se transforme en pêcheur pour les nourrir de sardine, quand la nature retient la pluie et que l’herbe se raréfie. Entre une montagne et une plaine, nous avons vécu parmi des familles de bergers disséminées dans de pauvres pâturages, aux puits et sources avares en eau. Nous avons partagé l’eau avec les bêtes, et les femmes nous ont apporté du lait de chamelle âcre, et du tamarin rafraîchissant. A la tombée de la nuit, nous posions bagage au campement le plus proche et nous nous endormions dans des nids faits de branchages, dans les grottes près du bétail, ou encore dans la nature, sous les étoiles.

 Nous avons traversé « les montagnes de la lune » de nuit ; les arbres à encens ressemblaient à des fantômes qui baissaient leurs bras sous une radieuse lumière lunaire. Nous avons visité des camps d’entraînement, des écoles de lutte contre l’illettrisme, nous avons écouté des jeunes filles et des femmes qui parlaient la langue de Mahra, chantante et incompréhensible, tout en prononçant les premières lettres de l’arabe. Nous avons vu plus de femmes que d’hommes, car ceux-ci se trouvaient soit sur les fronts de combat, soit étaient partis dans le Golfe pour essayer de gagner assez d’agent pour payer les dots de leurs femmes.

Nous avons rencontré des jeunes gens et des jeunes femmes de riches familles du Golfe, du Qatar et de Bahreïn, qui venaient se battre dans ce coin perdu de la Péninsule arabique dans l’espoir que sa libération permette la libération de leur propre pays. Nous avons aussi rencontré des esclaves du sultan qui s’étaient échappés de Salalah sur des pneus en caoutchouc, et avaient passé douze heures sur la mer pour rejoindre les révolutionnaires de la montagne et de la liberté. La plupart des citoyens que nous avons rencontrés pensaient que nous étions une mission médicale, et voulaient que nous leur donnions des médicaments et des soins pour leurs maladies, et celles de leurs enfants. Les maladies les plus répandues étaient les cas de tuberculose, que l’on soignait localement par cautérisation. Il n’y avait pas un seul médecin dans une région dont le nombre d’habitants s’élève à des dizaines de milliers de personnes. À notre retour, nous avons élevé la voix à la recherche de médecins volontaires pour effectuer la première des missions humanitaires au Dhofar. May Masarra et Kâmel Mohanna ont répondu à l’appel, et ont rempli leur rôle avec courage et patience.

 Au pays de l’encens dont parlent les anciens psaumes, la révolution signifiait des choses simples et précises pour ces opprimés, au bord d’un lac de pétrole : la libération des esclaves, l’eau propre, les médicaments, la suppression de la dot, l’abolition de l’illettrisme… Il s’agissait de réalisations concrètes en elles-mêmes, qui se passaient de théorisation.

 Le front de combat était loin, mais on nous a quand même fait porter des fusils « Semionov », au cas où. Le moment où nous avons le plus senti les combats fut lorsque nous nous sommes retrouvés dans une alerte près du village côtier de Rakhiout qui venait d’être libéré, et que des avions de reconnaissance britanniques nous ont survolés.

 De retour à Beyrouth, j’ai publié dans La liberté une longue enquête sur ma visite au Dhofar. À la sortie des premiers épisodes, je me suis rendu compte avec étonnement que le commandement du Front populaire de libération d’Oman et du Golfe arabe avait décidé d’interdire aux numéros de La liberté dans lesquels l’enquête était publiée d’entrer dans la région libérée du Dhofar. Une délégation du Front est venue me voir pour discuter de l’affaire, en soulevant deux points : premièrement, ils n’étaient pas d’accord avec la critique que j’avais adressée à l’« extrémisme gauchiste » du Front, et son illusion de pouvoir organiser un projet de libération de tout le Golfe arabe à partir d’un soulèvement régionaliste, séparé du reste d’Oman et du Golfe par un désert long de milliers de miles. La deuxième objection portait sur le fait que j’avais soulevé le problème du tribalisme : parler de cela, prétendait la délégation, divisait le peuple en révolte, et détournait l’attention de la lutte des classes.

 En guise de commentaire à cette décision d’interdiction, j’ai félicité les camarades d’être désormais pareils aux systèmes autoritaires les plus rebelles à la critique, et leur ai fait remarquer qu’ils avaient commencé à pratiquer la censure sur la presse – sur une revue, en outre, censée parler en leur nom – alors qu’ils étaient encore dans l’opposition ; voilà qui augurait favorablement de l’avenir, quand ils arriveraient au pouvoir. Quant à l’histoire des tribus et des classes, je leur dis que j’avais noté ce que j’avais vu et entendu. J’ai observé une société pastorale à l’agriculture primitive, ordonnée en une structure tribale à faible différenciation sociale, et divisée en tribus vulnérables et tribus combattantes aristocratiques, où les seconds contrôlent les premiers en leur imposant les tâches serviles. L’autre hiérarchie consiste en une structure sociale qui rejette le travail manuel, divisant les gens entre ceux qui ont des métiers nobles comme le combat, le travail de berger ou la chasse, et ceux qui ont des métiers méprisables, comme les pêcheurs et les esclaves d’origine africaine. La plus grande partie de l’agriculture repose sur la culture libre, à l’exception de la cueillette de l’encens (appelé lubân) dans la région du centre, qui se fait sous l’auspice de relations de partage et de d’entraide entre les propriétaires des arbres de lubân et les agriculteurs. Quant aux classes, on peut leur appliquer ce que dit l’un des personnages de La nuit et la lampe à huile des frères Rahbâni : « Pauvre de moi, d’où ça me viendrait ? »

 Des années après la défaite de la révolte militaire du Dhofar, et le repli des combattants à l’intérieur des frontières du Yémen démocratique, quelqu'un qui travaillait au bureau du Front à Aden est venu me voir avec toute une littérature dans laquelle le Front revenait sur son expérience ; et ces brochures discutaient presque toutes d’un seul sujet : les méfaits… du tribalisme.

 

Fawaz Traboulsi, Portrait du jeune homme en rouge. Jours de paix et de guerre, Beyrouth, Riad El-Rayyes Books, 1997, p. 75-81.

 

 


[1] Il s’agit de la révolte du Dhofar qui, de 1964 à 1976, opposa des forces séparatistes soutenues par le Yémen du Sud, et le gouvernement d’Oman soutenu par le Royaume-Uni.
[2] Le sambuck appartient à la catégorie des boutres, qui sont des voiliers originaires de l’océan Indien.
[3] Jeu de mots intraduisible sur la signification du prénom Wâthiq qui veut dire « confiant » ou « de confiance ».