Le nom des ombres

Déplacement, corps et traduction dans les espaces de violence extrême

Eugénia VILELA


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Nul ne saute par-dessus son ombre.
                                                   Nul ne saute par-dessus sa source.
                                                                  Nul ne saute par-dessus la vulve de sa mère.


                                            Pascal Quignard

 

L’histoire contemporaine nous dévoile des décors inattendus, où les murs qui s’élèvent entre les individus et les nations créent des territoires inégaux. Sous le mouvement indéfini d’une humanité en transit, l’ordre politique et économique contemporain a engendré l’espace sans lieu : un espace qui, terrassant le sens d’un lieu, le définit comme un territoire de déracinés : un topos dépourvu de gens y ayant pris racine. Dans ce contexte, on recrée des figures intimement liées à un espace territorial : déplacés, réfugiés, exilés, errants. Tous ces groupes humains se signifient par rapport à un espace sédentaire où, sous une forme totalitaire de rationalité, sont marqués les territoires divisibles d’une cartographie du même et du rejet de l’étranger.

La surcharge de réfugiés, morts et déplacés est un événement qui se signifie par référence à un territoire qui n’expose pas seulement une notion géographique, mais qui énonce une notion juridico-politique par laquelle se dessine un espace contrôlé par un type de pouvoir déterminé. Sous la référence implicite aux lignes rigides de ce territoire, chaque discours recèle, du fait de sa mémoire culturelle, juridique et politique, une image particulière du corps qu’il accueille, c’est-à-dire que chaque discours possède les codes à partir desquels un individu peut se faire reconnaître par un autre, en se constituant ainsi comme un objet qui se donne à lire dans son évidence matérielle. À l’intérieur de ce théâtre discursif, la politique contemporaine crée des espaces d'abandon qui essaient de transformer les corps singuliers en espaces organiques d'anéantissement.

Néanmoins, face à cette cartographie sédentaire du sens, il est des corps impossibles : les corps de ceux qui, depuis un lieu instable de signification, confrontent cette géographie à l’espace même de leur expérience corporelle. L’histoire se constitue, alors, comme un perpétuel retour de l’autre dont la présence exige un questionnement des figures et des pratiques discursives communes. Les apatrides, les exclus, les réfugiés, les déplacés – et tant d’autres figures qui fracturent les régimes du pouvoir et de la vérité – sont excentriques par rapport au centre d’un sens politique, social et économique convergeant. Depuis l'intérieur d'un espace sédentaire de rationalité, leur existence nous confronte à un mouvement qui fend le territoire de la narrativité historique. Ils se meuvent – indéfiniment – dans un espace où la mémoire trace la cartographie physique d'un autre langage, proche de ce que Deleuze, en faisant référence à Foucault, nommerait l'envers de l'expérience du langage : un livre qui ne s'écrit que sur le corps, avec du sang et avec du silence

L’envers de l’histoire. La narration sédentaire du sens

L’histoire occidentale se bâtit, dans la contemporanéité, sur un territoire de perte. Sur un fond de croissance économique insuffisante et d’incitation aux haines ancestrales, les continents sont traversés par des convulsions résultant de conflits multiples – agitations sociales, guerres, tensions religieuses, ethniques, tribales – qui lancent dans l’exode les populations civiles. Dans tous les espaces géographiques, le déplacement, la fuite, la concentration en camps de rétention, d’internement ou de refuge deviennent des mouvements qui déracinent les sens politiques des pratiques discursives reconnaissables. Résultant d’une violence latente, les mouvements de déplacement et d’errance ne sauraient être cadrés définitivement par un dispositif permettant leur entendement. Même si la nature sédentaire des dispositifs s’inscrit dans la matérialité des faits que ces dispositifs définissent comme étant des inscriptions d’ordre capables d’inverser l’événementiel lui-même, le système de références conceptuelles qu’on possède en vue d’une interprétation de la réalité ne soutient plus la matérialité des événements.

Comment parler d’une réalité en transformation, lorsque les termes qui existent ne permettent pas une désignation de la réalité émergente, c’est-à-dire, quand les instruments conceptuels que nous possédons ne permettent pas de penser ce qui est interne à des manifestations conflictuelles caractérisant des espaces temporels où la racine est le déplacement même? Selon Foucault, il faut penser des relations que nous ne parvenons pas, depuis le moment présent, à penser telles qu’elles pourront être, ce qui signifie qu’être quelque chose est devenir quelque chose, sans que l’on puisse connaître le point d’arrivée d’un processus de devenir.  

 

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Se déplaçant dans l’axe d’une rationalité totalitaire, qui définit des vecteurs linéaires de temps vers un moment ultime de réconciliation avec elle-même, l’histoire occidentale se présente théoriquement comme une narration sédentaire. Le récit du progrès y oublie la dynamique propre à l’avènement de l’événement. Et le progrès définit précisément cette idée de perfectibilité indubitable du parcours de l’humain selon un processus de légitimation créé par les pratiques discursives dominantes. « La tradition des opprimés nous enseigne que l’ « état d’exception » dans lequel nous vivons est la règle. Nous devons parvenir à une conception de l’histoire qui rende compte de cette situation. »  (Benjamin, 2000 : 433).

En une confrontation avec cet état d’exception auquel nous revenons continuellement, comme mus par une règle enkystée dans l’impossibilité significative du encore, l’histoire prend la forme d’un concept qui tente d’ancrer dans un territoire narratif sédentaire le processus de création de significations que les hommes arrachent à la mémoire. Toutefois la barbarie revient obsessionnellement. Et l’histoire a violemment montré que les grandes narrations ont des failles, que ce sont des fictions de la mémoire et du sens : « on écrit l’histoire, mais on l’a toujours écrite du point de vue des sédentaires, et au nom d’un appareil unitaire d’État […]. Ce qui manque, c’est une Nomadologie, le contraire d’une histoire » (Deleuze et Guattari, 1980 : 34).

Devant une histoire qui se présente comme narration sédentaire du sens, il existe des devenirs qui sont des événements incrustés dans l’historicité du présent tels des blessures nomades. Le devenir – que Deleuze nomme concrètement comme les gens qui se soustraient au pouvoir en tant que domination, ceux qui se lèvent et résistent, sans lieu ni retour annoncés – est fait de ces événements en rupture par rapport au vecteur linéaire du temps historique, et qui recréent les traits d’un sens nomade. Les processus de résistance revêtent forcément un caractère nomade.

Quand on dit que les révolutions ont un mauvais avenir, on n’a rien dit sur l’avenir révolutionnaire des gens. Si les nomades nous ont tant intéressés, c’est parce qu’ils sont un devenir, et ne font pas partie de l’histoire; ils en sont exclus mais se métamorphosent pour réapparaître autrement, sous des formes inattendues dans les lignes de fuite d’un champ social (Deleuze, 1990 : 209).

Cette nomadologie du sens ne signifie pas que l’instabilité du mouvement de l’histoire suppose un renoncement politique et esthétique. Ni même une indifférence à l’égard du mouvement incertain du temps où tous les événements seraient des faits équivalents par suite d’une relativisation totale des valeurs. La nomadologie suppose la nécessité de penser l’événement – ce qui ne signifie point la soumission à l’ordre de l’accident – en tant que noyau de la pensée. Et cette pensée, qui contrarie une forme de pensée que Deleuze désignait comme pensée du monde classique, s’enracine dans un mode de contamination fécond entre ce qui n’est pas pensée et la pensée.

Or, dans le contexte de la forme de pensée du monde classique – identifiée avec la philosophie de la représentation – la récupération d’un fait, d’une sensation, d’un objet ou d’un savoir se réalise à travers un mouvement de re-présentation qui s’instaure par référence à un principe d’ordre relativement auquel se distribuent, selon certains attributs, les choses, les événements et les sujets. Sous cette configuration de la pensée, le même se définit selon une distribution stratégique –  de proximité ou de distance – face à un ordre qui incarne l’unité à partir de laquelle émergent les figures multiples du savoir et du pouvoir. Aussi, la pensée se conçoit-elle à travers un modèle stratégique de positionnement dans l’espace: selon un mode de distribution sédentaire, l’identité se configure grâce à la position relative qu’elle occupe par rapport à un espace significatif défini en fonction d’un principe d’ordre fondamental. D’où la nécessité d’un principe de re-présentation à travers lequel la signification d’un fait ou d’un objet présent est fondée sur les re-trouvailles du même que la re-présentation entretient.

C’est précisément sous ce mode d’organisation sédentaire du regard que la pensée occidentale va constituer des territoires de légitimation – gnoséologiques, politiques, sociaux, herméneutiques – où l’on exige l’exclusion de tous les sujets, objets ou événements opposant une résistance à ces régimes de vérité. La pensée se développe, alors, en une circularité référentielle qui dessine les re-trouvailles – par le biais de l’expérience – des formes qui existent au préalable en tant que condition de possibilité d’une expérience. Avant même que le phénomène ou l’objet ne se présentent dans leur existence singulière, ces formes permettent de le prévoir, de l’anticiper ou de le juger. Ainsi, l’espace signifiant se déploie-t-il comme un espace sédentaire qui correspond à la manifestation obsessive d’une volonté de vérité configurée sous les traits d’un ordre fondamental à instaurer violemment au sein des sujets et des choses. Ces espaces ne font qu’exposer une politique de destruction programmée de l’autre, appuyée sur une géographie de la peur où le corps prend figure, d'une part, comme effet-objet de la localisation et du développement du pouvoir, d'autre part, comme élément fondamental des jeux de pouvoir et de vérité.

Face à cet espace signifiant, sédentaire et violent, qui institue une intelligibilité sourde du monde, récupérer l’événement comme noyau de la pensée se révèle fondamental. Et cela parce que l’espace public – cet espace de visibilité qu’Hannah Arendt considère une condition essentielle de la vie politique – n’existe pas comme une scène : il dépend des gestes qui le créent, de l’implication politique des êtres singuliers. Et cette ouverture ne suppose pas un choix uniquement théorique, mais l’assomption d’une sensibilité politique qui interroge, depuis le moment présent, une narration du pouvoir où la traduction a déserté les lieux de l’histoire.

Espaces d’abandon. Où est-on quand on n'est nulle part

L'histoire de l'attente dans les camps de réfugiés correspond à un enfermement progressif du sentiment et du regard en un temps qui se convertit en espace immobile. Ni les corps, ni les espaces ne sont symboles : selon un mode équivoque, la vie est comprise comme espace d'intervention politico-juridique et le corps est envisagé comme un espace d'inscription de l'ordre lié à une loi régulatrice. Dans ce sens, en tant qu'états d'exception caractéristiques de la forme de biopouvoir moderne, les camps de réfugiés se présentent comme espaces scéniques où se joue un mode de silence institué instrument de pouvoir. Une forme de narcissisme social, autre que celle du narcissisme subjectif, se développe dans ces espaces, entraînant un mode de renoncement caractéristique de la forme de pouvoir moderne : l'abandon. Le corps biopolitique se campe dans des espaces d'abandon où il expose, selon la formule d'Agamben, l'enchevêtrement de zôé et bios qui semble définir la destinée politique de l'Occident.1 En se déterminant en tant que forme de dépendance enracinée dans une loi régulatrice et campée dans les espaces d'abandon, les corps nus et affamés existent désormais comme objets d'une action de normalisation exercée par une autre forme du pouvoir. La loi régulatrice se constitue alors comme une parole blessure car, en tant qu'écriture de la loi qui la circonscrit, elle est coupée de la dimension d'origine que la parole soutient. Elle est la marque d'appartenance qui rompt l'altérité. L'énoncé sur lequel s'organisent ces espaces d'exception n'est pas celui d'une dynamique de l'inclusion, mais celui d'un décret de l'abandon élaboré par un régime de gestion disciplinaire qui s'exerce visiblement sur les corps de la masse vivante. Surmontant la différence marquée par Foucault entre l'énonciation du mode de pouvoir souverain de l'État territorial – faire mourir et laisser vivre – et le mode d'énonciation du biopouvoir moderne – faire vivre et laisser mourir – dont l'objectif est l'exercice du pouvoir sur la vie de l'espèce et des populations, Agamben signale l'émergence d'une troisième formule qui énoncerait la spécificité de la biopolitique du XXe siècle :

non plus faire mourir, non plus faire vivre, mais faire survivre. Car ce n’est plus la vie, ce n’est plus la mort, c’est la production d’une survie modulable et virtuellement infinie qui constitue la prestation décisive du bio-pouvoir de notre temps. Il s’agit, en l’homme, de séparer chaque fois la vie organique de l’animale, le non-humain de l’humain […]. L’ambition suprême du bio-pouvoir est de réaliser dans un corps humain la séparation absolue du vivant et du parlant, de la zoè et du bios, du non-homme et de l’homme : la survie (Agamben, 1999 : 204-205).

À travers une stratégie de préservation des corps vivants – nourrir le corps affamé et soigner le corps malade – se développe une action perverse du pouvoir politique : il inscrit dans la chair d'un corps multiple la raison biopolitique et la souffrance muette, par le biais de la privation de la parole. Dans ces espaces, les mots n'ont point d'envers. Et la consistance d'une langue propre se ruine sous l'emprise perverse d'une grammaire du pouvoir dans laquelle on assume le droit de parler à la place des victimes, comme si cet univers victimaire était un paysage désolant en dehors de toute appartenance humaine.

 

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Dans le livre Hier, demain – dont le thème central est la diaspora somalienne, traitée à partir de la crise qui, au début des années 1990, força les Somaliens à chercher refuge dans d'autres pays – Nuruddin Farah essaie de restituer les voix des réfugiés, des exilés, des personnes déplacées telles qu'elles sont. « Voici les récits d’une nation prise en otage, un océan d’histoires racontées par des Somaliens qui se trouvent dans l’entre-deux » (Farah, 2001 : 20). Farah ouvre son livre avec une évocation de la révolte sur les visages de ceux qui, fuyant la Somalie, arrivaient au Kenya.2 Suivant le mouvement de la foule en fuite, son père et sa mère avaient quitté Mogadiscio pour atteindre le Kenya par voie maritime, grâce à un bateau où les gens s'entassaient3. Farah se trouvait  dans le camp de réfugiés de Mombasa (camp d'Utange) avec d'autres Somaliens à qui il ne restait plus que leurs mémoires mortifiées. Ils parlaient incessamment de l'horreur à laquelle ils avaient survécu, en un mélange de prostration et de mélancolie. Lorsqu'il demanda à un réfugié comment il envisageait son avenir en tant que réfugié, celui-ci lui répondit : « J’ai l’impression que la nuit est tombée sur ma vie, une nuit précoce qui me plonge dans une obscurité totale et dénuée de nuances » (Farah, 2001 : 41).

Les réfugiés fuyaient par vagues et c'est dans un de ces flux que Mohammed Abdulle était arrivé au camp. Somalien, il avait quitté Mogadiscio et avait voyagé pendant quatre jours entre la côte de la Somalie et Mombasa. Mohammed rapportait que Mogadiscio était devenu un abattoir. Après une détérioration progressive des conditions de vie, une dégradation des valeurs sociales, la dissolution d'une ville cosmopolite et l'anéantissement de l'État, la violence avait pris un visage que nul n'avait vu auparavant : une violence spectacle qui touchait toutes les facultés humaines, depuis l'intelligence jusqu'à l'odorat, vu les centaines de cadavres sans sépulture qui pourrissaient dans les rues de la cité : « une fois qu’elle eut épousé le désespoir absolu, même les bruits et les silences qui peuplent une cité prirent une signification différente » (Farah, 2001 : 53).

À un moment donné, la douleur des souvenirs, encore récents, l'empêcha de parler. Tout son corps frémissait de pleurs, déchiré par la souffrance et la colère. Il plongea dans le silence. Puis, de façon inespérée, il dit :

Notre mémoire s’attarde sur les horreurs du passé, et ce qui est au centre de notre réflexion, ce sont les incertitudes de l’avenir, car nous avons peur d’affronter notre pénible destinée. Pendant ce temps, la peur qui loge au fond de nous multiplie les phobies de toutes sortes ; ces phobies nous accablent et nous hantent férocement. Je me suis mis à ressentir, depuis quelques temps, certaines de mes peurs d’enfant, comme la peur du noir ou des lieux inconnus, par exemple ; ces peurs me hantent sans arrêt et elles réduisent à néant mes tentatives de rationalisation (Farah, 2001 : 56).

Entrecoupé de longs silences, le témoignage de Mohammed s'interrompit à un certain stade, pour faire place à un autre type de silence – dense – qui annonçait un trouble impossible à réprimer. Profondément secoué par la douleur, il acheva son récit en disant qu'il souhaitait, pour le bien de toute la Somalie, que Farah puisse rencontrer des témoins mieux informés que lui et que ceux-ci lui confient tout ce qu'il faut savoir sur la violence dont ils ont été victimes à Mogadiscio. Et il laissa Farah partir sans ajouter le moindre mot.

Dans le camp d'Utange, il était possible d'identifier rapidement l'origine des réfugiés. D'un côté, les réfugiés issus de la classe moyenne, pour qui le camp de réfugiés au Kenya n'était qu'un point de passage entre leur pays et leur lieu d'exil, en Europe ou en Amérique du Nord ; de l'autre  (à vrai dire, le côté le plus nombreux), des villageois pauvres ou des immigrants venus des confins de la Somalie, à moitié analphabètes, totalement ignorants de la vie citadine et, donc, dépourvus de prérogatives. « Ils étaient irrémédiablement déracinés, comme si le sentiment d’aliénation leur avait tendu une embuscade pour les prendre au piège. Leurs mines abattues, leurs ongles sales et rongés jusqu’au sang, leur peau ravinée, leurs regards perdus dans le vide » (Farah, 2001 : 83).

Avec le temps, l'accueil des réfugiés somaliens au Kenya devenait de plus en plus difficile. Parfois, les nouveaux arrivés passaient plus d'une semaine à bord du bateau qu'ils avaient utilisé pour leur fuite. Les responsables de Haut Commissariat des Nations Unies pour les Réfugiés faisaient continuellement le pont entre le bateau et le Commissariat, où les autorités de Mombasa se maintenaient constamment en contact avec les autorités de Nairobi, sans qu'aucune décision ne fût prise car, avant d'accueillir ces personnes-là, le gouvernement kenyan tentait d'obtenir la somme la plus élevée possible de la part des Nations Unies. « Solennels, les Somaliens gardaient silence ; le langage s’avérait impuissant face à l’ampleur de leur affliction. Leur calme les faisait ressembler à des personnes endeuillées, qui attendent de récupérer, dans le drapeau qui leur sert de linceul » (Farah, 2001 : 92).

Arrachant les corps à la parole et au rêve, le pouvoir en fait des corps vivants, mais désertiques. Et les hommes deviennent de purs symptômes. Ces espaces-là sont une portion de mots et de terre qui enveloppe les corps qui tombent. Ces êtres sont en marge, ils constituent un non monde face au monde défini par les frontières de l'ordre du discours. Ils composent la masse informe d'une humanité en transit, d'un espace d'anonymat à large échelle qui se déplace selon une figure de silence. Dans ces corps, le silence se pose comme le corollaire d'abandons successifs : l'abandon des corps face au pouvoir juridico-politique, l'abandon du lien social et l'abandon de soi, dont l'abandon du corps qui tombe à terre est un symptôme. Dans la mesure où ils ne permettent pas aux sujets qui les parcourent de développer des modes d'être avec l'autre, ces espaces se rapprochent d'un lieu de pouvoir où se joue le théâtre de la folie: un lieu où la disparition de l'autre conduit à une perte de la possibilité de conscience de soi et du monde. Ce sont des lieux plats, des territoires où la parole ne prend pas. La lourde matérialité de l'espace physique, la combustion de la mémoire et la chute du corps happé par son ombre sont simultanées à l'impossibilité de la parole. Le silence est une blessure qui s'étale depuis le corps jusqu'à la parole.4

Sans mots face à son destin

Dans ces espaces d'abandon, la vie a la consistance de l'ombre. On y rature l'épaisseur du lien. Engendrée sur le plan discursif, cette expérience politique de dissolution de la force de la vie entraîne de profondes conséquences matérielles, aussi bien sur les corps singuliers que sur les corps sociaux. On oublie que les racines sont un lieu laissé ouvert entre les choses, les mots, les personnes et les sens. Et, dans la densité d’un instant, les déplacés et les réfugiés cessent de créer le paysage à partir de soi. La perte consiste en l'abandon du corps et de la parole en une zone de ruine où les temps deviennent indistincts et la nuit demeure, disséquant chaque geste comme une respiration courte, traumatique.5

Dans le vide d'un espace sans identification ou appartenance, l'impossibilité de la parole est, au fond, l'expression d'un lieu a-signifiant lié à une double perte : la perte de l'appartenance qui permet la reconnaissance d'une forme de partage proche de la mémoire sociale et, de surcroît, la perte du lien qui permet la reconnaissance d'un langage intérieur proche de la mémoire individuelle. Si bien que, au-delà de la reconnaissance de la forme extrême et insurpassable de la loi comme validité dénuée de signification, l'abandon est également l'abandon de soi, un abandon du symbolique et de l'acte par l'individu singulier. Un abandon par lequel je deviens étranger à soi-même, où on ne peut plus habiter la parole simple et originelle. Élémentaire.

Au cours du déplacement, dans les camps de réfugiés et sur les routes périphériques qui mènent aux métropoles – dans l'attente infinie et dans l'errance infinie – les hommes se confrontent au désespoir lorsqu'ils affrontent l'impossibilité concrète de la parole. En un mouvement muet de contamination, l'espace de l'abandon envahit la mémoire plurielle et la mémoire singulière d'un silence stérile qui s'abat sur les corps. Là, le silence est une blessure qui s'étale du corps à la parole. Il n'y a ni jouissance de la solitude, ni mortification, entendues comme affirmation paradoxale de soi en tant que présence. L'événement n'est plus que le fait de la chute dans une aridité intérieure où les mémoires sont des pierres. L'acte est l'abandon du corps de lutte. L'errance est physique : définition matérielle d'un apprentissage de solitude et de mort. Perdus dans le corps du monde, dans un espace absolument extérieur, comment demeurer fidèles à un espace qui a marqué le déplacement du corps, alors que le refuge n'est qu'une blessure de plus ?

Insidieusement, tel un lest d'anéantissement, le silence qui habite les espaces d'abandon est un silence-sans-nom, comme le reste d'une peur qui naît lors d'un quelconque moment où l'histoire s'est configurée comme temps-événement d'abandon. L'espace entre le corps et le monde se perd, le lieu se perd parce que le désir de partir ou de rester est rongé. Et la mémoire, lieu signifiant de l'histoire individuelle, se décompose. Les corps deviennent obliques face à la clarté, capitulant devant la terre où l'ombre est lumière d'un soleil à l'envers. La possibilité du retour s'évanouit. Aussi, ces espaces se constituent-ils comme espaces sans nom où le silence obéit à une expérience qui fait émerger le mutisme en tant que figure plate du silence. Le mutisme se constitue alors comme une figure du silence intimement liée aux politiques du silence.

Le silence enveloppe les corps de ceux qui ont vécu les expériences limite du déplacement et du refuge. Les différentes formes de silence qui hantent les survivants des espaces de violence extrême rendent compte de l'incontournable présence de la douleur sans traduction. Une douleur où le désir recouvre le besoin d'oublier – dans un corps devenu tombeau – le pays et la famille qui lui tiennent lieu de substance. La violence extrême a transformé, dans la langue des survivants, le sens de quelques mots et vidé de sens quelques autres. Celui qui écoute doit être attentif à ces perturbations de sens. Ce qui signifie que la langue commune, antérieure à un événement limite, ne peut donner de signification à un événement qui a réduit au silence toute possibilité de sens. Il s'avère donc nécessaire de réinventer la sémantique linéaire et de partir de ces perturbations du sens qui ouvrent des fissures dans le corps de la langue. Il faut chercher à ce que le monde nous parle, en créant une autre langue – entre le silence et le corps – à partir du spectre d'une langue moribonde. Ce silence assume, dans différentes histoires-limite, des formes où le langage partageable se rompt, cédant la place à un langage fracturé et énigmatique. Mohammed Abdulle, réfugié somalien dans le camp de Utange à Mombasa, raconte dans son témoignage – après l'un des longs silences qui le ponctuaient – l'histoire de sa nièce de huit ans qui avait été violée et qui avait vu ses parents être assassinés : son vocabulaire se composait uniquement de « quoi, quand et pourquoi », pas toujours sur le mode de l'interrogation. Farah raconte:

Ce jour-là elle semblait terriblement déprimée […]. Elle avait pour habitude de répéter de temps à autre certains mots qu’avait prononcés son oncle, de la même façon qu’un enfant de deux ans dit un mot à l’infini. Mais elle ne m’adressa pas la parole une seule fois. Le jour où je rendis visite à sa famille, elle ne cessait de crier « Quand ! » d’un air de défi (Farah, 2001 : 57).

En ces temps hantés, la respiration devient le mouvement achevé de la répétition d'un mot se poursuivant jusqu'à ce qu'il perde tout contour reconnaissable. Ici, la perte de la parole est bien plus que la perte des mots qui restent après toute la douleur, car elle est aussi perte de ce qui rendait possible le deuil de tout ce qui a été définitivement perdu. Cette perte de la parole habite un temps où le néant se construit dans la chair, où il est impossible de faire le deuil d'une douleur profonde, car les noms et les dates ont été éteints.

Dans ces espaces-là, les frontières sont intérieures mais non intimes. Leur existence a pour racine un temps morcelé, sédentaire dans un passé profond. L'intimité a été démolie au fur et à mesure qu'on laissait le pays derrière soi : un corps, lorsqu'il se reflète sur l'extérieur à soi, s'unit intérieurement à un univers où la peur inaugure des territoires que le temps met en désordre. Pour survivre, il a fallu vivre la pénombre, le vide, en compagnie de tous les morts. Aussi la coupure entre les émotions, les luttes, les personnes et les lieux devient-elle radicale.

Dans l'isolement d'un corps qui est un nom muet, et de mots qui ne parviennent pas à étayer leur propre consistance, il n'y a plus que le présent linéaire d'une douleur ancrée dans le passé, lui aussi perdu. Dans ces espaces, les corps ont perdu leur ombre. La douleur est opaque et indivisible. Le silence est désormais épais et non signifiant. Les ombres sont elles-mêmes des corps à l'abandon.

 

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Cependant, aux marges d'une parole éclatée par l'ordre discursif qui s'exerce sur les corps à l'abandon, on entend le silence tel le souffle d'un sens matériel. Les corps qui habitent les espaces d’abandon sont la présence d'une blessure singulière dans le corps du monde. Ces corps impossibles inscrivent un silence dense et profond dans le théâtre politique et social. Ils constituent un geste-blessure qui est origine d'une forme de vie sans traduction définie.

Brisant la figure d'un temps linéaire et homogène, chaque geste fracture les formes légitimées de signification : il fait émerger une voix impossible dans la possibilité du réel. Et la parole initiale – celle qui permet la complicité avec le commencement advient dans la clandestinité du corps, antérieure à toute exposition au registre de la langue. Ce langage nu constitue l'effort d'initier une pensée politique qui se crée en tant que traduction-puissance.

Dans le mouvement erratique du déplacement, on saisit, par les corps, la traduction-geste d’un temps qui est commencement d'un appel à jamais inachevé. Un moment où naître et mourir se mélangent. La traduction naît, alors, du retour convulsif d'un instant brûlé par le silence qui entoure les êtres et les choses. Son origine ne découle pas de la nostalgie d'une signification totale du monde, mais elle renvoie à un sens inaccessible aux paroles reconnues. Mémoire des cendres, elle est la matière d'une présence recouverte par l'absence. La traduction est, elle-même, une blessure. Un geste matériel, infiniment fini.

 

 

1 «A partir des camps, il n’y a pas de retour possible à la politique classique […]. La possibilité de faire partage entre notre corps biologique et notre corps politique, entre ce qui est incommunicable et muet et ce qui est communicable et exprimable, nous a été enlevée une fois pour toutes. Nous ne sommes pas seulement des animaux  dans la politique desquels est en jeu leur vie d’êtres vivants, selon l’expression de Foucault, mais aussi des citoyens dans le corps naturel desquels est en jeu leur être politique même» (Agamben, 1997:202).

2 « Je me souviens des larmes de rébellion qui coulaient le long des joues des réfugiés. Ma sœur avait fait partie des premiers fugitifs somaliens à arriver par bateau à Mombasa. Elle me raconta ce qui s’était passé, d’un ton endeuillé. Nous nous sommes enfuis, c’est tout », me dit-elle lorsque nous nous retrouvâmes au camp de réfugiés d’Utange, à Mombasa. Nous sommes partis en laissant derrière nous des lits défaits, des chaises en désordre, des cuisines malpropres, les plats du dernier repas encore dans l’évier; nous avons laissé notre futur à l’abandon. Nous avons filé à toute vitesse, sans nous préoccuper de notre éventuelle destination, que ce soit en Somalie à titre de personnes déplacées ou à l’étranger à titre de réfugiés apatrides et fugitives. » (Farah, 2001 : 27)

« Nous avons fui parce que nous avons rencontré le monstre qui se trouve au fond de chacun de nous, nous l’avons vu à visage découvert. [...] Dans les pas de ceux qui fuyaient, poursuivit mon père, nous entendions la peur. Et il nous suffisait d’écouter le battement de nos cœurs, plus rapide encore que les pas des fuyards, pour sentir notre propre frayeur. A mon avis, il est plus sage de se joindre aux masses de fuyards et de se demander ensuite pourquoi ces gens se sauvaient, que d’attendre qu’on te vole, qu’on te viole, ou qu’on te laisse sur le bord de la route, à l’état de cadavre et sans sépulture » (Farah, 2001 : 29-30).

4 « Dans les quelques jours qui suivent leur fuite, les réfugiés éprouvent un véritable sentiment d’affolement, car l’immensité de ce qu’ils ont perdu se révèle à eux de façon imprévue. En premier lieu, tout ce dont ils se préoccupent, terrorisés qu’ils sont, c’est de survivre. Ils s’assoient par groupes, forment des cercles en cherchant la compagnie d’acolytes affables ; ils se massent les uns contre les autres à l’ombre d’un arbre ou sous le halo lumineux d’un réverbère, nouveau totem synonyme de vie en commun. Les réfugiés célèbrent leurs afflictions et se souviennent. Leur activité de réfugiés consiste à consacrer des millions d’heures ouvrables à l’introspection et à l’examen de conscience ; c’est pourquoi ils se sentent plus déprimés encore à la fin de la journée qu’ils ne l’étaient au réveil. Être réfugié, c’est être suicidaire » (Farah, 2001 : 73). « Plus tard, beaucoup plus tard, au cœur de la nuit, dans l’obscurité intime et sans sommeil, avec l’insomnie pour unique auditoire, la plupart confient leurs soucis les plus secrets au compagnon intime qui vit en eux. […] Ce qui les sépare de la Somalie, c’est un voyage en mer de quatre jours seulement, mais la distance est plus grande quand ils se la remémorent » (Farah, 2001 : 73-74).

5 « La parole a été atteinte au cœur même de sa raison d’être : la relation à l’autre. [...] Elle serait une parole sans l’autre, insignifiante, et la douleur empêche de la prononcer. Elle marque le retrait symbolique hors du monde. […] Des individus ayant subi un traumatisme personnel restent sans voix, se retirent en deçà du langage, hors d’atteinte, [...] même si ce refuge silencieux ressemble à un cri muré dans la chair, à une histoire figée dans la douleur. Parler marquerait un retour au lien social, et donc une rupture du système de défense protégeant de la remémoration de l’horreur » (Sibony, 1995 : 108).

 

 

Bibliographie

AGAMBEN, Giorgio (1997), Le pouvoir souverain et la vie nue. Homo Sacer I. Paris : Seuil.
AGAMBEN, Giorgio (1999), Ce qui reste d’Auschwitz. Homo Sacer III. Paris : Rivages.
BENJAMIN, Walter (2000), «Sur le concept d’histoire», In Walter Benjamin, Œuvres III.  Paris : Éditions Gallimard [1942].
DELEUZE, Gilles et GUATTARI, Felix (1980), Mille Plateaux. Paris : Les Éditions de Minuit.
DELEUZE, Gilles (1990), Pourparlers. Paris : Les Éditions de Minuit.
FARAH, Nuruddin (2001), Hier, demain. Voix et témoignages de la diaspora somalienne. Paris : Le Serpent à Plumes.
FOUCAULT, Michel (2001), Dits et Écrits II, 1976-1984. Paris : Éditions Gallimard.
SIBONY, Daniel (1995), Psychopathologie du quotidien. Événements II. Paris : Éditions du Seuil.