Le souvenir excédentaire

Rastko MOČNIK


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Les interférences entre les procédures historiographiques et le souvenir personnel de l’historien sont un problème familier de l’historiographie du temps présent. Les deux cas de telles interférences, analysés dans le présent texte, sont intéressants en ce que les historiens, en tant que contemporains, se souviennent de plus de choses que ce que leur appareil scientifique n’est capable d’intégrer. L'incapacité à intégrer dans des présentations et analyses historiographiques certains processus et certaines pratiques qui sont pourtant importants dans leur temps et pour cela bien mémorisés par l’historien en tant que sujet, expose l’historien au risque de subir les effets des politiques mémorielles spontanées ou manipulées, relevant de l’époque où il écrit son récit. A partir des « excès de souvenir » dans des textes de deux historiens éminents, nous espérons pouvoir aborder quelques difficultés dans l'histoire du socialisme autogestionnaire yougoslave.

Les deux fragments parlent du même épisode, ou, mieux, chacun des deux réduit au statut d'épisode un des processus majeurs de la période dont il traite.

Fragment 1:

Depuis le début des années quatre-vingts, le juriste Matevž Krivic menait une bataille relativement solitaire pour la démocratisation de la presse; il appelait la rédaction du quotidien slovène central Delo à honorer le droit constitutionnel des citoyens à être informés. En 1984, quand, en dépit du soutien politique dont jouissaient les rédacteurs de Delo, la cour de justice décida en sa faveur, il remporta une victoire décisive dans les efforts pour l'ouverture des média publics.1 

Fragment 2:

En dépit de la sévérité des évaluations des activités oppositionnelles, la démocratisation en Slovénie atteignit le niveau où certains droits « bourgeois », au moins en principe, étaient intégrés à la norme civique générale. Lorsqu'en avril 1987 la direction politique [la Présidence de la République Socialiste de la Slovénie] débattait jusqu'où laisser s'avancer l'opposition, [Milan] Kučan [président du CC de l'Alliance des Communistes de la Slovénie] définissait les droits bourgeois comme droits de l'homme classiques dont « le sens réside précisement en ce qu'ils sont formels. [...] Quand [Matevž] Krivic avait initié le procès à la cour de justice à propos [du droit] de la publication, nous nous sommes trouvés en une situation délicate justement parce que nous n'avions pas de conscience pure. » (Depuis 1984, Matevž Krivic luttait pour le droit de réponse du citoyen qui aurait été critiqué dans la presse [...].)

Les souvenirs personnels et les politiques mémorielles

Les deux auteurs font état d'un détail qui, bien qu’il soit apparemment digne d'être mentionné, reste « hors série » dans leurs textes : l'épisode n'y est pas articulé à un processus historique plus large, sinon à celui de la « démocratisation », générale à l'époque à en croire les deux auteurs, et qui, justement, fournit l'axe conducteur selon lequel ils organisent leurs discours. Pourquoi donc mentionner ce détail s'il ne représente qu'une idiosyncrasie extravagante? Et si, pourtant, on le signale, pourquoi alors s'abstenir d'en livrer le contexte, les mobiles, les répercussions - autant de contingences qui, pour le moins, témoigneraient de l'atmosphère propre à l'époque?

Dans ce cas précis, les deux auteurs, qui sont contemporains des événements qu'ils racontent, semblent se laisser guider par leurs souvenirs plutôt que par les règles de l'historiographie. Pourquoi leurs souvenirs,par leur précision même, paraissent-ils engendrer des problèmes de métier? Plus encore, pourquoi leurs souvenirs sont-ils sélectifs au point d'être contrefactuels ?3

Il se peut bien que les souvenirs personnels des deux historiens subissent spontanément les effets de la politique mémorielle actuellement dominante, qui s'applique à présenter la période 1945-1991 comme un monolithe totalitaire et qui censure, par conséquent, les luttes politiques dans les socialismes de cette période4. Cette hypothèse est cependant difficile à vérifier. On lui préférera ici l'analyse de la logique expliquant pourquoi les deux textes n’intègrent pas le détail en question tout en étant contraints de ne pas l'ignorer, même si c’est au prix d'inconséquences.

Les idéologies historiographiques et le "lieu" de l'histoire

Les deux auteurs réduisent les processus historiques à celui de la «démocratisation», donc à un processus politique orienté vers la démocratie.

Pour Repe, le processus de démocratisation est impulsé par des conflits au sein de l'appareil politique et, dans le même temps, par une lutte continue où s’opposent les fonctionnaires des appareils politiques et ceux des appareils idéologiques, porteurs privilégiés, selon lui, des idées de la démocratie et de la nation. Selon la présentation de Repe, pratiquement tout le personnel des appareils idéologiques promeut le processus démocratique, tandis que quelques groupes dans l'appareil politique s'y opposent. L'histoire récente consiste alors dans les déplacements qui s’ensuivent de la ligne de confrontation entre les démocrates et les anti-démocrates. Dans les années 1950 et 1960, la ligne de confrontation opposait la bureaucratie idéologique démocrate à la nomenclatura politique en majeure partie anti-démocrate. Dans les années 1980, la confrontation est celle des démocrates (politiciens et idéologues) et des anti-démocrates (les groupuscules de cadres durs du parti). Ce que Repe appelle la « démocratisation » est donc la réconciliation progressive entre la bureaucratie politique et la bureaucratie idéologique. Ce qui est une manière possible de décrire l'adaptation des groupes dominants à la transformation des conditions de leur domination.

Une conséquence majeure du schéma de Repe consiste, du fait de la présence plus ou moins permanente des « démocrates » dans les appareils politiques, en une légitimation de tout pouvoir à travers les différents âges du socialisme yougoslave. L'historiographie de Repe est donc romaine.5 C'est la vision légitime des dominants de chaque époque qui assure la totalisation du matériel historique: le regard fasciné par son opposant favori, la bureaucratie idéologique, ne peut qu'amalgamer tout ce qui s'oppose à lui en une « opposition » sur laquelle, pourtant, progressivement il s'aligne.

Vodopivec condense le pluralisme perspectiviste diachronique de Repe en un monisme basé sur un seul événement historique : l'« indépendance » de l'Etat slovène. Le processus historique lui apparaît alors comme une progression séculaire vers sa propre vérité6. Le telos de l'histoire offre un appui certain à la sélection du matériel historique : sont historiques les processus et les événements qu'on peut concevoir et présenter comme une contribution à l'avènement de « l'indépendance nationale ». Puisque Vodopivec considère la bureaucratie «culturelle»7 comme porteur quasi exclusif du moment téléologique de l'histoire nationale, les politiques alternatives lui apparaissent seulement sous l'angle de la «démocratisation», donc fragmentées, isolées, «solitaires ».

La sélection du matériel et le point aveugle

Ce que les deux historiens éventuellement « oublient » comme personnes, et que certainement ils ne voient pas en tant qu’historiens, c'est la complexité des processus politiques dans le socialisme autogestionnaire. Les deux textes limitent leur présentation de la vie politique aux seules tensions, confrontations et alliances au sein des appareils d'Etat : ils les conçoivent essentiellement comme structurées de manière bipolaire, axée sur la tension entre la bureaucratie politique et la bureaucratie culturelle. Ce schéma correspond d'ailleurs à l'autoperception de la bureaucratie culturelle de l'époque.

Cette perspective se laisse aisément intégrer dans la construction téléologique de Vodopivec. Comme il réduit les processus historiques à l'affirmation séculaire de ce qu'il considère comme émancipation nationale, le fonctionnement diachronique du schéma bipolaire se présente chez lui comme l'absorption progressive des politiques de la bureaucratie politique (« par sa forma mentis et sa conception de la politique prisonnière des représentations et formules bolcheviques communistes »8 ) par les politiques de la bureaucratie culturelle  (« l'intelligentsia critique [...] [qui] soutenait et dirigeait presque toutes les actions importantes pour la démocratisation de l'espace public »9 ). Ce dispositif rend proprement invisible tout ce qui se passe au-delà du cadre où s'opposent et progressivement s'allient les bureaucraties politique et culturelle. La mention du cas Krivic dans le texte, qui se cantonne au cadre des luttes entre des fractions bureaucratiques, est de ce point de vue remarquable : il y figure comme un détail extravagant qu'on pourrait aussi bien omettre sans grand dommage pour le récit. C'est peut-être justement pour qu’il y figure en tant que détail extravagant et sans conséquence qu’il choisit de s’y référer. Grâce à ce montage, l'évènement parvient à masquer ses effets ; car la réussite de Krivic ne consistait pas seulement en « une victoire décisive dans les efforts pour l'ouverture des médias publics », comme le prétend Vodopivec. Les actions juridiques de Krivic, de concert avec les actions de l'association des journalistes, le mouvement du journalisme alternatif, les pratiques de Radio Študent, des hebdomadaires Mladina et Teleks, les luttes politiques dans les maisons d'édition Kmečki glas et Delo, introduisirent, au cours de l'hiver 1984-85, la liberté d'expression qui, depuis cette époque, fut largement pratiquée dans tous les médias en Slovénie10. C'est un acquis sans commune mesure avec les conflits entre des fractions des bureaucraties qui fascinent Vodopivec, et , surtout, qui ruine son tableau de la désintégration progressive du régime communiste bolchevique par les soins de la bureaucratie culturelle nationaliste.

Pour Repe, qui écrit du point de vue du pouvoir légal menacé de perte de légitimité, le détail Krivic est plus visible, mais reste néanmoins opaque. Repe décrit comment, à l'époque, la démarche politique de Krivic et de ses camarades fut prise en considération par la Realpolitik des pouvoirs en place, mais cette description ne suffit pas à fournir à l'historien d'aujourd'hui les assises théoriques nécessaires pour tenter une analyse plus ambitieuse. Il se pourrait bien que ce soit à son caractère légaliste que l'épisode doive sa mention dans le texte de Repe. Ceci pourrait la qualifier aussi aux yeux de Vodopivec : toutefois, si l'histoire « romaine » de Repe valide l'épisode Krivic d’un point de vue synchronique et au nom du système légal en vigueur à l'époque, l'histoire «biblique» de Vodopivec l'interprète de manière anachronique et du point de vue du système légal dominant au moment de sa rédaction. La complémentarité paradoxale de ces deux perspectives condense le processus historique de l'ascension vers l'hégémonie de l'idéologie libérale : son horizon apparemment « neutre » fournissait le dénominateur commun propice à l'alliance de deux groupes d'apparatchiks – ceux de l'appareil de l'Etat-parti (dans la perspective de Repe) et ceux des appareils idéologiques de l'Etat national (dans la perspective de Vodopivec).

Cette illusion rétrospective se soutient cependant d'une bévue symptomatique: les droits constitutionnels dont se réclamait la démarche de Matevž Krivic11 présupposaient la propriété sociale des « moyens de communication publique ». La liberté d'expression était alors garantie aux citoyennes et citoyens parce qu'ils et elles « possédaient en commun » (selon la fiction juridique du moins) les moyens de communication, et que les médias étaient obligés de pourvoir à leurs besoins en termes de communication publique. Le statut juridique des médias se traduisait par l'obligation pour les rédactions médiatiques de « publier des informations et des opinions socialement pertinentes »12.

L'autogestion et la liberté de l'expression

Dans le système autogestionnaire, l'action juridique consistant à faire valoir ses droits constitutionnels ouvrait nécessairement une dimension politique liée au fait que, à travers une telle action, l'individu qui la déclenchait en qualité de « personne juridique », revendiquait en même temps son statut de membre de cette « société » qui était le sujet de la propriété sociale. En revendiquant un acquis de la révolution socialiste (la propriété sociale des moyens de production), l'action juridique mobilisait la société révolutionnaire au sein de la société réellement existante et traçait de la sorte la ligne de démarcation entre des forces de restauration (qui estimaient les acquis révolutionnaires suffisamment garantis par les appareils d'Etat et leurs bureaucraties) et le processus révolutionnaire transformé, mais toujours en cours dans la situation post-révolutionnaire. Une telle action activait donc le conflit central de toute société post-révolutionnaire13.

Dans le socialisme autogestionnaire, la dimension politique se situait donc dans un horizon radicalement différent de celui des pratiques politiques actuelles. Ces dernières s’inscrivent dans une structure où la propriété privée des moyens de production (y compris des moyens de la production de l'espace public) cantonne les processus politiques aux transactions entre des groupes experts en technologie de la gouvernance sociale au cadre de la sphère politique autonome.

La méconnaissance des processus politiques dans les deux historiographies tient à ce que les deux auteurs ne saisissent pas la spécificité de la localisation structurelle des pratiques politiques dans le socialisme autogestionnaire. On peut même soutenir qu'ils ne parviennent pas à conceptualiser les différences qui, dans l'articulation des diverses instances (économique, politique, juridique, idéologique), séparent l'époque dont ils narrent l'histoire du moment présent où ils exercent leur métier. Ils restent aveugles aux processus et pratiques politiques du socialisme, parce qu'ils n'essaient pas d’identifier le lieu structurel où se jouait la dimension politique dans le socialisme autogestionnaire.

Nous essaierons d'établir le locus structurel des pratiques politiques dans le système autogestionnaire en avançant l'hypothèse selon laquelle le rapport de propriété sociale produisait une structure du mode de production spécifique, et engendrait une construction juridico-politique propre à l’Etat autogestionnaire. Nous montrerons que les effets structurels du rapport de propriété sociale dans le type de production dominant, structuré autour de la technologie industrielle, différaient de ses effets dans le type de production « cognitif », à l'époque subordonné mais particulièrement pertinent pour notre propos.

Propriété sociale et différentiation des pratiques politiques

Dans le modèle du capitalisme élaboré par Marx dans le Capital, la reproduction des rapports de production engendre la soumission réelle de la force de travail au capital, c'est-à-dire la révolution permanente du processus de travail et la perte progressive, dramatiquement accélérée au cours du XXème siècle, de la capacité du travailleur à mettre en oeuvre les instruments du travail social14. Ce processus culmine dans l'industrie « fordiste » où l'ouvrier finit par être réduit au supplément de la machine, par exemple dans le travail à la chaîne.

L'introduction de la propriété sociale dans une société dominée par l'industrie avancée fait basculer et le cycle de  reproduction des conditions sociales de la production, et le rapport entre l'entreprise et l'économie nationale. La coordination entre des processus productifs individuels n'est plus propulsée par la recherche du profit maximum de la part des capitaux particuliers.

Dans l'entreprise, le système autogestionnaire assignait aux travailleurs des droits qu'ils n'étaient pas en mesure de faire valoir, puisqu'ils étaient séparés des puissances intellectuelles du processus du travail, incorporées dans le management. La direction de l'entreprise représentait alors pour les ouvriers la nature sociale de leur travail, du fait qu’elle prenait la forme de l'institution de la propriété sociale : cette réalité du rapport   «autogestionnaire» résultait à la fois en la manipulation des ouvriers par la direction de l'entreprise et en la résistance ouvrière en dehors des mécanismes d'autogestion (par exemple dans des grèves « sauvages »)15. Dans l'économie nationale, la propriété sociale introduisait un régime hybride de régulation, qui oscillait entre l'accumulation extensive (composantes non développées de la Fédération) et l'accumulation intensive (composantes développées). Parmi les autres traits de ce régime figuraient l’importante redistribution du produit national, les hauts salaires indirects (services publics – éducation gratuite pour tous, santé publique accessible et de haute qualité, pensions de retraite honnêtes), cependant avec la tendance préférentielle à la hausse des salaires directs (sous la pression de la tendance « technocrate » au sein du pouvoir politique) et l’allocation politiquement contrôlée du capital (surtout dirigée vers des régions sous-développées, Kosovo, Macédoine, Montenegro).

Dans la société en général, par contre, la propriété sociale aurait pu permettre d’ouvrir des perspectives en matière de pratiques politiques, si son potentiel politique n'avait pas été sapé par les appareils de la gestion sociale. La « gestion sociale », catégorie juridico-politique de l'autogestion en dehors de l'entreprise, apparaît comme une anticipation de ce que, actuellement, on appelle « la gouvernance »: la gestion de la société par sa dépolitisation. Sans entrer en détail dans la problématique du système d'autogestion yougoslave, retenons ici seulement son caractère « corporatif », où le parti assurait l'intégration sociale des « corporations » en les reliant de manière transversale. Les «communautés d'intérêt autogérées» assuraient les services publics (santé, retraites, assistance sociale, éducation, culture). Ces corps intermédiaires géraient leurs domaines de manière plus ou moins technocratique, tandis que la problématique proprement politique de leurs rapports mutuels et de leur insertion dans des systèmes sociaux plus vastes (y compris les problématiques des impôts spéciaux qu'ils collectaient, des prix et de l'extension des bénéfices qu'ils offraient) était réduite à une sorte d'immanence préétablie dont se chargeait l'alliance des communistes (directement ou, le plus souvent, indirectement à travers son extension, l'Alliance socialiste16).

Pour la grande masse de la population, engagée dans l'économie à dominante industrielle, la réalité du système autogestionnaire se situait entre l'impossibilité de l'autogestion dans l'entreprise et la dépolitisation des rapports de domination dans la société élargie. Piégée entre la fausse promesse de l'autogestion, mettant en jeu le mécanisme de reproduction de la compositon technique de leur force de travail, et la gestion par la dépolitisation du social, impliquant le mécanisme de reproduction des rapports de domination, la grande masse de la population était mise devant l'impossibilité radicale d'entamer une quelconque forme de composition politique.17

Dans son aspect statique, le système autogestionnaire effectuait, dans la production industrielle, une captation corporatiste de la force de travail et assurait de la sorte la reproduction de sa composition technique ; de plus, il bloquait la constitution politique des ouvriers en classe ouvrière, puisque la dimension politique était déjà occupée par les mécanismes autogestionnaires, dans lesquels la propriété sociale étaient représentée par les cadres du management de l'entreprise. Dans l'aspect dynamique du système, les porteurs individuels de la force de travail étaient intégrés comme individus consommateurs, tandis que la dimension politique leur était de nouveau usurpée, cette fois par les appareils de l'Etat-parti qui, en tant que représentant de la classe ouvrière en général (comme la corporation des corporations), s'appropriaient la gestion de la propriété sociale en général.

Spécificité des activités « cognitives »

Toutefois, ceci n'était pas le cas des travailleurs des branches « cognitives », comme les journalistes. Etant en possession de leurs moyens de travail cognitifs, les journalistes étaient parfaitement capables de gérer leur processus de travail. Toutefois, la communication de masse ayant le statut de service public, la gestion des médias était du type « gestion sociale », ce qui signifiait que leurs organes de gestion incluaient des «représentants de la société» nommés par l'Alliance socialiste. Dans les appareils idéologiques (les médias, mais aussi les institutions scolaires et les universités), le rapport de gestion prenait une allure qui différait de celle de l'industrie. Structuré par la tension entre les représentants des « intérêts de société » (les délégués externes et, le plus souvent, la direction18) et les travailleurs en possession des moyens de travail, donc capables de s'autogérer, le rapport n'a pas tardé à se transformer en lutte autour de ce qui méritait d'être considéré comme l'intérêt social. Les pratiques de gestion étaient à la fois et inséparablement des pratiques politiques – ce qui avait au moins deux conséquences directes:
1.    Les conflits politiques se menaient autour des questions concrètes19. Ce qui revient à dire qu'il était possible de politiser des luttes concrètes. Un conflit trivial autour d'un texte qu'une rédaction avait refusé de publier impliquait cette revendication d'égalité que Jacques Rancière conceptualise comme geste politique par excellence20 et produisait déjà les éléments de l'existence concrète d'une telle égalité – c’est-à-dire subvertissait les rapports de domination en place.
2.    L'engagement pour les droits constitutionnels (surtout pour les droits de l'homme) était inséparable des luttes concrètes pour l'appropriation des conditions sociales de la production dans l'entreprise et dans la société. La valorisation des droits de l'homme faisait de la sorte partie intégrante de la lutte pour la réalisation du programme révolutionnaire – l'abolition de la propriété privée des moyens de production et l'abolition de la séparation des travailleurs des conditions sociales de la production.

L’alternative des années 1980 : un discours politique sans interpellation idéologique21

On pourrait dire que la lutte pour la liberté d’expression avait la structure de cet énoncé paradoxal que Rancière propose comme modèle du geste politique22. Cette structure pourrait s'exprimer par l'énoncé: "Nous sommes tous des journalistes de Delo."23  Cet énoncé aurait eu deux interprétations différentes, non complémentaires et immédiatement évidentes dans le contexte de l'époque:
1.    Nous nous identifions tous aux journalistes de Delo dans leur lutte pour l'appropriation des conditions sociales de leur travail, en particulier dans l'exigence de participation à la détermination de l'« intérêt social » que promeuvent leurs publications.
2.    En citoyens, nous exigeons le statut de « journalistes » de n'importe quelle publication, y compris Delo, car nous réclamons notre droit de faire circuler publiquement nos opinions de pertinence publique.

Les deux lignes de lutte politique présupposaient comme condition de possibilité l'institution de la propriété sociale. On le voit a contrario, si l’on examine la situation actuelle déterminée par l'institution de la propriété privée des médias. Sous les conditions de la propriété privée, l'exigence numéro 1 dégénère en conflit entre privilèges de la corporation des journalistes et droits supérieurs du propriétaire24, tandis que l'exigence numéro 2 est rabattue sur l’aporie classique entre le droit général et abstrait, accordé en principe, et l'impossibilité pratique de le faire valoir dans chaque cas concret et particulier.

Cependant, dans les luttes des années 1980, un tel mot d'ordre ne fut jamais lancé. A cette époque, les mots d'ordre étaient regardés avec suspicion25 et le style particulier des discours indiquait bien la spécificité de la politique alternative. Les discours alternatifs des années 1980 étaient, ou bien d'une extrême simplicité, ou bien d'une sophistication parfois extrémiste26. La simplicité et la sophistication présupposent la familiarité avec certaines problématiques et la connaissance de certains discours. Elles présupposent des interprètes qui se sont formés sur d’autres textes. Ce sont des textes qui évitent l'interpellation idéologique.

On voit que ces pratiques se situaient aux antipodes de la philosophie politique contemporaine (du moins de celle représentée par des auteurs comme Alain Badiou, Antonio Negri ou Jacques Rancière), qui met la subjectivation au centre de ses préoccupations et ne considère comme pratiques politiques que celles où advient la subjectivation. L'alternative des années 1980 présupposait la subjectivation consommée ailleurs, et pratiquait des discours qui, dans leur ascèse même, étaient pourtant polyphoniques27.

Quelques conclusions

Nous avons montré que l’occultation de certaines pratiques et de certains processus dans l'œuvre de deux historiens éminents procède de perspectives idéologiques qui rendent invisibles les tensions structurelles de la société yougoslave et opèrent une sélection biaisée sur les processus et les conflits politiques du socialisme autogestionnaire. Dans l'organisation du matériel historique qu'imposent leurs horizons idéologiques, les éléments des pratiques et processus par ailleurs « élidés » apparaissent comme des détails isolés, contingents, presque arbitraires ; ils sont renvoyés au statut d'anecdotes et expliqués par le grand pseudo-explicateur de « la démocratisation ». Pour Repe, la démocratisation est un autodéploiement au sein de la bureaucratie politique, tandis que pour Vodopivec elle est arrachée à la bureaucratie politique récalcitrante par l'héroïque bureaucratie culturelle. Les deux historiens prétendent expliquer un processus historique complexe par le seul acte de lui assigner un nom. Les deux stratégies historiographiques différentes, mais complémentaires, concourent à produire une amnésie des luttes politiques dans le socialisme, et offrent un support « scientifique » aux politiques mémorielles qui tentent actuellement à présenter le passé socialiste comme un bloc totalitaire anhistorique et à dépolitiser le présent sous l'égide de la réconciliation des victimes des totalitarismes du siècle.

 

 

1 Peter Vodopivec, Od Pohlinove slovnice do samostojne države. Slovenska zgodovina od konca 18. stoletja do konca 20. stoletja [De la grammaire de Pohlin à l'Etat indépendant. L'Histoire slovène de la fin du 18ème siècle à la fin du 20ème siècle], Modrijan, Ljubljana, 2006, p. 460.

2 Božo Repe, Slovenci v osemdesetih letih [Les Slovènes dans les années 1980], ZZDS, Ljubljana, 2001, pp. 36-37.

3 Il est faux de présenter la démarche judiciaire du juriste Matevž Krivic (juge à la cour constitutionnelle de la Slovénie dans les années 1991-2000) comme un acte isolé : ses efforts faisaient partie du mouvement du « journalisme alternatif », fort dans l'association professionnelle et dans certains médias. A fortiori, il est faux de présenter Krivic comme un solitaire.

4 A l'exception, comme on le verra, des luttes entre des fractions des bureaucraties des appareils d'Etat politique et culturel.

5 Michel Foucault, dans Il faut défendre la société. Cours au Collège de France, 1976, Hautes Etudes-Gallimard-Seuil, Paris, 1997, dans le cours du 28 janvier 1976 (pp. 57 et sq.), distingue deux types d'histoire, l'histoire romaine et l'histoire biblique : « Dans l'histoire du type romain, la mémoire avait essentiellement à assurer le non-oubli – c'est-à-dire le maintien de la loi et la majoration perpétuelle de l'éclat du pouvoir à mesure qu'il dure. [...] Cette histoire, de modèle romain et à fonctions indo-européennes, s'est trouvée contrainte par une histoire de type biblique, quasi hébraïque, qui a été, depuis la fin du Moyen Âge, le discours de la révolte et de la prophétie, du savoir et de l'appel au retournement violent de l'ordre des choses. Ce nouveau discours est lié [...] à une perception et à une répartition binaire de la société et des hommes : d'un côté les justes et les injustes, les maîtres et ceux qui leur sont soumis, les riches et les pauvres, les puissants et ceux qui n'ont que leurs bras, les envahisseurs des terres et ceux qui tremblent devant eux, les despotes et le peuple qui gronde, les gens de la loi présente et ceux de la patrie future. »

6 Sur le téléologisme de l'historiographie nationale-nationaliste constituée au 19ème siècle, voir : Drago Braco Rotar, Odbiranje iz preteklosti [La sélection du passé], Annales, Koper, 2007.

7 En Yougoslavie, la résistance antifasciste et la révolution socialiste s’appuyaient sur un front populaire rassemblant les masses populaires des diverses appartenances nationales, confessionnelles et de classe, et aussi des groupements politiques et des intellectuels aux orientations idéologiques très diverses. Après la libération, une « division des pouvoirs » implicite s’est établie entre les appareils politiques, contrôlés par les communistes, et les appareils culturels, d’éducation et idéologiques sous la direction de l’intelligentsia progressiste. Si, au début, les appareils culturels et idéologiques étaient dirigés surtout par les intellectuels communistes antistaliniens d’avant la guerre, « la bureaucratie culturelle » vira, avec le temps, de plus en plus vers le nationalisme et vers la droite, pour s’établir comme la principale force politique anticommuniste et nationaliste dans les années 1980.

8 P. Vodopivec, Od Pohlinove slovnice do samostojne države. Slovenska zgodovina od konca 18. stoletja do konca 20. stoletja [De la grammaire de Pohlin à l'Etat indépendant. L'Histoire slovène de la fin du 18ème siècle à la fin du 20ème siècle], Modrijan, Ljubljana, 2006, p. 406.

9 P. Vodopivec, op.cit, p. 460.

10 Le contrôle des médias fut réintroduit en 1990-91. Par ailleurs, l'état de fait en Slovénie après 1984-85 démentit l'idéologie selon laquelle les droits de l'homme ne seraient pas réalisables dans un cadre socialiste ; c'est un détail important, puisqu'on évoque cette idéologie pour légitimer la restauration du capitalisme dans des pays post-socialistes.

11 Constitution de la République Socialiste Fédérative Yougoslavie, 1974, article 168 : « la presse, la radio et la télévision ont l’obligation de publier les opinions et les informations pertinentes pour le public »; Constitution de la République Socialiste Slovénie, 1974, article 209 : « La presse, la radio et la télévision et autres médias d'information publique doivent [...] publier les opinions et les avis des organes, des organisations et des citoyens. »

12 La lutte pour la liberté d'expression se déplaça de la confrontation de fait avec la censure au débat sur ce qui peut être considéré comme « socialement pertinent ».

13 Dans ce sens, on pourrait soutenir que les droits de l'homme fonctionnaient dans le socialisme autogestionnaire yougoslave à la manière dont Claude Lefort souhaite les voir fonctionner : comme le moment de la permanence révolutionnaire dans la république post-révolutionnaire. A la condition toutefois qu'un agent politique les fasse fonctionner de la sorte.

14 Cf. Etienne Balibar,« Les concepts fondamentaux du matérialisme historique », in: Louis Althusser et al., Lire le Capital, PUF, Paris, 1996 [1965], p. 441. Au niveau de la circulation, la subordination réelle de la force de travail, c’est-à-dire sa séparation des moyens de production et son incapacité à mettre en oeuvre les instruments du travail social à lui seul, est la condition structurelle du double mouvement qui paraît assurer la reproduction du système, celui du capital qui suit le profit maximum, et celui de la force de travail qui suit le capital.

15 Sur les rapports entre le travail industriel et les grèves dans le socialisme yougoslave, v. les travaux du sociologue Josip Županov; et la remarquable monographie de Tonči Kuzmanić Labinski štrajk: paradigma začetka konca [La grève de Labin: le paradigme du début de la fin], Krt, Ljubljana, 1988.

16 Successeur du Front Populaire de Libération.

17 Nous empruntons les concepts de la composition technique de la force de travail et de la composition politique de la classe ouvrière à l'opéraisme italien. Cette problématique a été produite dans les années 1960 et 1970 par les théoriciens-militants comme R. Alquati, Raniero Panzieri, Mario Tronti, Sergio Bologna et autres. (Cf. Maria Turchetto, « L'Opéraisme », in: Dictionnaire Marx contemporain, eds. J. Bidet et E. Kouvélakis, PUF, Paris, 2001).

18 Dans les médias, la direction se rangeait généralement du côté des « externes »; mais pas dans les universités: une vieille corporation comme l'université savait récupérer son autonomie dans un système « corporatiste ».

19 A la fin des années 1970 et au début des années 1980, un grand conflit se menait autour de la réforme du système de l'éducation; en 1984-85, plusieurs conflits (à propos du code pénal, de la liberté de l'expression, du rôle des médias) étaient déclenchés par le procès contre six intellectuels de Belgrade, organisateurs d'une « université libre »; etc.

20 Jacques Rancière, Aux bords du politique, Gallimard, Paris 2004.

21 Nous utilisons le concept d’interpellation idéologique dans le sens d’Althusser : « L’idéologie interpelle les individus en sujets. » (Louis Althusser, « Idéologie et appareils idéologiques d’Etat », dans : Sur la reproduction, PUF, Paris, 1995, p. 302.)

22 Un des exemples historiques cités par Rancière est un des mots d'ordre de la manifestation du 31 mai 1968: "Nous sommes tous des juifs allemands!" Cf. Jacques Rancière, Aux bords du politique, Gallimard, Paris 2004, p. 120.

23 Quoique les péripéties à Delo, le journal central, fussent d'une importance particulière, le centre des luttes des journalistes était la maison d'édition Kmečki glas.

24 Cf. le texte Za prenovo medijske politike [Pour le renouveau de la politique médiatique], publié par le Syndicat des journalistes de Slovénie et l'Association des journalistes de Slovénie en 2008 (v. la note 19).

25 C'est que, à côté de l'expérience du mouvement estudiantin , on gardait aussi le souvenir du « mouvement de masse » nationaliste en Croatie (1971; la meilleure analyse est celle de la revue Praxis, 1973).

26 D'un côté, le chiffre 133 en noir barré d'une ligne rouge (contre l'article 133 du code pénal qui criminalisait le délit d'opinion) – de l'autre des énoncés comme: "Tous les cabinets universitaires de l'Europe sont marqués de la petite croix rouge." (Groupe d'auteurs, Študentsko gibanje 1968 – 1972 [Le mouvement estudiantin 1968-1972], Krt, Ljubljana, 1982, p. LVIII).

27 Le parallèle entre les pratiques de masse du punk-rock et le contexte culturel et politique montre qu’elles excluaient elles aussi la subjectivation en jouant sur les identifications manquées: par les procédés de l'hyper-identification avec les idéologies de domination ou bien par les procédés de démontage des synthèses d'identification. 

 

 

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