La traduction comme filtre

Naoki SAKAI

Traducteur : RENAULT Didier


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Naoki Sakai

Traduit de l’anglais par Didier Renault

Lorsque nous cherchons à expliquer ce qu’est la traduction, nous en parlons trop souvent et trop aisément comme si son but principal consistait dans la transposition d’un texte écrit dans une langue à un texte écrit dans une autre. Je choisis ici d’utiliser la locution « but principal » (objectif primaire, shugan), précisément parce qu’il est difficile de tracer des limites conceptuelles étroites autour du mot « traduction » qui fait presque toujours l’objet d’un emploi métaphorique. Nous pourrions dire que la traduction possède un caractère puissamment amplificateur, parce qu’on l’utilise avec souplesse à propos d’un seul mot, d’une combinaison de quelques mots, jusqu’à une proposition, un paragraphe, une œuvre isolée, et jusqu’aux œuvres complètes d’un auteur.

Si nous considérons la traduction d’une œuvre isolée comme Les notes d’un souterrain de Dostoïevski, nous pouvons également parler de la traduction de la collection des œuvres de l’auteur connu sous le nom de Dostoïevski. Il nous est possible de parler ainsi d’une séquence en tant que collection ou assemblage au  moyen de la traduction, passant ainsi du commensurable à une unité constituée à partir du multiple.

Précisément dans ce sens, la traduction opère en excédant la signification étroite du langage. On traduit un roman en un film, de la même manière qu’une idée politique peut être traduite en action. La capacité créatrice des êtres humains peut être traduite en capital, leurs désirs traduits en rêves, leurs aspirations traduites en sièges au parlement. La traduction traverse et circule dans les intervalles de différentes instances de signification, reliant entre eux des contextes discontinus. En conséquence, la traduction est vue comme une dimension particulièrement métaphorique au sein de la métaphore, et on la désigne souvent comme une « métaphore de métaphore ». 

Nous ne pouvons oublier que le terme traduction comporte une signification double. La traduction est le travail ou le processus de réécriture et d’énonciation nouvelle, mais elle est aussi le texte qui résulte de ce travail et de ce processus. Lorsque l’on parle de la traduction de la Recherche du temps perdu de Proust, on désigne d’une part la tâche qui consiste à répéter le texte original dans un medium différent, et de l’autre le nouveau texte qui résulte de cette tâche. D’emblée, le travail de traduction diffère du travail de la création littéraire en ce que la traduction a le caractère d’une imitation accomplie sur une citation. On peut citer des mots, des phrases, des livres, des images, des actions humaines, etc., mais le référent que l’on cite ainsi est présenté comme un assemblage, une composition (hitomatome). Citer consiste à « déplacer quelque chose », et en même temps « assembler et associer », c’est donc, en d’autres termes, un acte d’unification. Nous ne pouvons parler de traduction à propos de quelque chose que l’on ne pourrait pas citer. Si l’on ne peut pas citer, on ne peut pas traduire. Ce qui fait l’objet d’une citation est séparé du contexte réel de la citation – le texte cité a une temporalité différente de celle du contexte de la citation. C’est pour cette raison que la traduction peut être en quelque sorte l’« après-vie » de l’œuvre. La traduction n’est cependant jamais totalement dépourvue de relation avec l’œuvre originale. La traduction est une « répétition » du texte original que l’on cite. Le fait que l’œuvre originale et la traduction se rapportent l’une à l’autre ne signifie ni qu’elles partagent le même message, ni qu’elles véhiculent une signification identique. Néanmoins, le moment créatif n’est jamais totalement négligeable dans la traduction, c’est la créativité qui accompagne la répétition.

 

Dans cet article, je me propose de sauver la possibilité de la traduction de la malédiction que fait peser sur elle une conception de la traduction organisée autour de l’image de la communication : la communication d’un texte écrit d’une langue à une autre. La traduction n’est pas une tâche limitée au mot écrit, mais un concept qui nous permet de réexaminer l’action sociale en général, qui nous ouvre un accès inestimable vers un examen de la socialité elle-même. Pourtant, la conception traditionnelle de la traduction a élidé la puissante socialité qui l’imprègne par sa collaboration avec la substantialisation de langages « nationaux » ou « ethniques ». Il va sans dire que la discussion que je propose ici à propos de la traduction s’efforce soigneusement d’éviter de verser dans une autre différenciation systématique – connue sous le nom de phonocentrisme – de l’écrit et de l’oral. Mais ce n’est pas tout. Par « texte », je n’entends pas la notion traditionnelle du texte, limitée à des documents et à des livres, et je n’adopte pas non plus la dichotomie largement répandue entre la tâche pratique de l’interprétation orale (tsuyaku) et la traduction (honyaku) de textes sacrés, de philosophie et de littérature sous forme écrite. Je n’accepte tout simplement pas la distinction entre interprétation et traduction parce que je souhaite examiner l’opération de la métaphore, qui imprègne la situation de traduction, tout en historicisant la vision traditionnelle de la traduction.

En étudiant la traduction, il nous faut non seulement nous pencher sur le fonctionnement du trope, mais aussi sur ses dysfonctionnements. En d’autres termes, si nous voulons effectuer des déplacements dans la discussion sur la traduction, nous n’avons pas seulement besoin d’une transformation des concepts fondamentaux, mais d’une recomposition des tropes et des figures que nous employons. Le présupposé contemporain selon lequel une langue a un intérieur et un extérieur doit être examiné de près, et il nous faut mettre en question le régime de traduction selon lequel une langue est représentée comme spatialement externe et exclusive d’une autre langue. J’ai désigné ce régime de traduction dans lequel celle-ci est représentée par une distinction rigoureuse entre intérieur et extérieur d’une langue comme « discours homolingual». A mon sens, il nous faut historiciser le stigmate de ce régime de traduction, et nous tourner vers une conception de la traduction comme « discours hétérolingual »1. Le « discours homolingual» tire sa légitimité de la vision du monde moderne international comme d’une juxtaposition d’États souverains et de la reconnaissance mutuelle entre États-nations. Naturellement, le monde international et l’État-nation se renforcent mutuellement et forment un système complice. Afin de dénouer les fils de la conception traditionnelle de la traduction et de recombiner les tropes de la traduction dans le sens d’un forum destiné à l’élucidation de la socialité, la figure de la « traduction comme filtre » nous procure la thématique appropriée.

 

A propos du titre


Ce titre, « La traduction comme filtre », m’a été donné plutôt qu’il ne constitue une proposition de ma part. Néanmoins, puisque c’est ce titre qui m’a incité à écrire le présent article, il me faut discuter brièvement sa relation avec l’argumentation ici proposée. Je n’ai pas accepté ce titre parce qu’il aurait désigné avec précision un fil directeur de la discussion de la traduction que je me proposais de développer ici, et pas davantage parce que je souhaitais particulièrement prendre ce titre pour cerner ma thématique et en fournir une justification. Je n’irai pas non plus jusqu’à dire qu’il résume mon argumentation de manière adéquate. Ce qui a éveillé mon intérêt, c’était plutôt que ce titre, précisément, intégrait une certaine complexité, dont il n’était pas possible de venir à bout de manière typique. Il recèle de nombreux pièges dans lesquels les discussions sur le problème de la traduction sont souvent tombées. Je me propose donc d’utiliser ici ce titre comme un tremplin pour la discussion, et de démêler son écheveau de complexités afin de tenter d’échapper à la conception traditionnelle de la traduction.

Le titre de l’article pourrait apparaître provocateur, mais il peut aussi sonner creux aux oreilles de certains lecteurs, puisque il ne contient que peu d’idées inattendues. Si je le qualifie néanmoins de provocateur, c’est qu’ainsi que la solution d’un puzzle, il nous invite à des interprétations multiples et qu’il est ouvert à des définitions variées. A première vue, proposer une relation métaphorique entre la traduction et un filtre parait compréhensible, mais en réalité s’installe rapidement un sentiment irritant d’incompréhension. Lorsque l’on associe « traduction » et « filtre », de trop nombreux éléments indéfinis s’interposent entre les deux termes, et même le jugement provisoire « la traduction est quelque chose comme un filtre » rend immédiatement le titre inacceptable. De quelle manière, comme résultat de quels aspects le terme « filtre » peut-il servir comme métaphore de la traduction ? Et n’est-ce pas précisément parce que nous employons le terme « filtre » que nous sommes incapables de dépasser les restrictions qu’il impose à la traduction ? Selon moi, pour parvenir à la compréhension de ce type de jugement métaphorique, nous ne pouvons nous soustraire au fait que nous manque ici quelque chose d’indispensable et que nous avons besoin d’une explication plus convaincante.

Ce titre anticipe pourtant une certaine vision de la traduction – et le mode d’être que désigne le mot « filtre » la décrit en fait à la perfection. Dans la vision traditionnelle, la traduction est souvent saisie comme si quelque « « signification » prédéterminée passait à travers une barrière, et en ce sens la figure du filtre corrobore efficacement cette représentation de la traduction. De ce point de vue, le filtre est un rideau ou une barrière traversés par un medium fluide. Bien sûr, le mot « filtre » décrit un objet qui permet le passage d’un certain nombres d’éléments tandis qu’il en retient d’autres ; ce n’est donc qu’au point où coexistent la perméabilité et l’imperméabilité qu’un système bloquant acquiert les caractéristiques d’un filtre. Un filtre est précisément une membrane semi-perméable. La perméabilité suppose l’existence d’un medium qui passe par elle, et dans lequel se produisent des flux et des mouvements ; un filtre, en bloquant un flux pourvu d’une certaine directionnalité, est mis sous pression par ce medium. L’image malheureuse que pourrait ainsi nous inspirer la « traduction comme filtre » est  que la traduction serait une situation qui n’a lieu que lorsqu’il y a deux côtés : certaines choses « passent » tandis que d’autres « ne passent pas ». Cette vision de la traduction présuppose la coexistence de la perméabilité et de l’imperméabilité, et implique donc la notion d’un flux directionnel. En outre, le filtre désigne un lieu où un rideau ou une barrière font obstacle. On le représente souvent comme une ligne qui divise une surface en deux, ou comme une surface qui divise un espace en deux. La propriété matérielle fondamentale d’un filtre, c’est qu’il obstrue, qu’il empêche le mouvement, même s’il est percé de pores ou perméable, et les éléments qui ne peuvent le traverser sont par conséquent retenus dans le filtre, maintenus immobiles. Il en résulte que les éléments résiduels qui, auparavant, circulaient librement sont maintenus en place dans le filtre et empêchés de passer de l’autre côté. Telle est la métaphore qui surgit lorsque l’on entrelace les mots « traduction » et « filtre ».

A l’origine de ce trope, on mentionne fréquemment l’une des fonctions cruciales de la traduction. Un filtre sélectionne et classe ce qui le traversera  ou non dans un mélange hétérogène.  Différencier entre ce qui traverse le filtre et ce qui ne peut le traverser est précisément en quoi consiste l’action du filtrage, autrement dit le mot filtre désigne toujours cet acte du filtrage. En termes pratiques, la fonction du filtrage, en tant que connotation métaphorique, s’est fréquemment insinuée dans la discussion sur la traduction. Autrement dit, c’est justement ici que nous rencontrons les pièges inhérents à l’énoncé métaphorique « La traduction est quelque chose comme un filtre ».

 

Communication et traduction


La fonction discriminante du filtre n’est pas uniquement limitée à la classification entre le filtrat et les résidus filtrés. Il différencie également en deux régions distinctes un espace probablement continu, et désigne « ce côté-ci » et « ce côté-là ». Il divise en deux un espace contigu. Cette fonction de filtrage n’est possible que si elle est unidirectionnelle, lorsque le filtre opère comme un seuil, et seulement à la condition que le fluide en amont du filtre et son aval  ne soient pas mêlés. Par cette partition exclusive de l’espace, le filtre est ainsi pourvu d’une autre figure de la discrimination : une frontière. Le filtre prend donc le sens d’une frontière nationale ou d’un espace clos, il n’est donc plus seulement la partition de l’espace mais aussi celle de la surface. D’une part, une frontière nationale discrimine entre ceux qui peuvent passer et ceux qui ne le peuvent pas. En outre, la frontière nationale est également le lieu de la frontière douanière ; elle distingue entre un certain nombre de choses qui peuvent la franchir, et d’autres non. La frontière nationale représente néanmoins la limite externe de la souveraineté territoriale de l’État-nation. Lorsque l’on franchit la frontière, la souveraineté de l’État-nation qui s’exerce d’un côté n’est plus valide de l’autre. En d’autres termes, la clôture territoriale est un dispositif qui discrimine entre ceux qui sont autorisés à le pénétrer et les autres, mais qui dans le même temps marque la limite externe de la propriété territoriale. La figure du filtre peut donc être étendue jusqu’à incorporer la distinction entre des régions hétérogènes d’une surface, l’établissement de démarcations entre intérieur et extérieur d’un pays et la cartographie de la souveraineté et de la propriété ; il gouverne donc la communication entre régions. Dans notre examen de la traduction, le filtre acquiert donc une fonction métaphorique supplémentaire. La traduction fonctionne comme une limite qui crée des distinctions spatiales. Son rôle est d’introduire un seuil dans un espace.

Il n’est pas difficile de discerner de quelle manière diverses caractéristiques du langage sont articulées dans cette économie des tropes. Un ensemble de paradigmes articulatoires et de règles génératives, telles que les régularités phonétiques, la morphologie et la syntaxe sont considérés comme les caractéristiques particulières d’un langage donné et souvent pensés comme exemple archétypique de ce qui ne passe pas à travers le filtre. Cela ne nous autorise-t-il pas à  dire que les paradigmes selon lesquels une énonciation verbale s’articule par des phonèmes, les règles génératives de la compréhension et de la composition, les critères de combinaison des mots, et les systèmes de classification qui distinguent les mots en tant qu’unités morphologiques signifiantes expriment les particularités d’une langue donnée et constituent précisément l’exemple typique de ce qu’élimine la traduction ? Ou peut-être pourrions-nous l’exprimer autrement : transposer un texte dans une autre langue revient à effacer les caractéristiques particulières de la langue originale ; le filtre, en tant que traduction, se manifeste par l’effacement des traits grammaticaux d’une langue particulière.

La conception de la traduction selon le modèle de la communication trouve précisément sa raison d’être dans l’économie des tropes que je viens d’esquisser. C’est dire que le modèle de la communication ne peut être maintenu à moins que le contenu transmis et les règles de communication ne puissent être clairement séparés. Le contenu transmis est généralement considéré comme « information ». Au cours de la seconde moitié du XXe siècle, le terme d’information s’est largement diffusé dans les champs de l’économie, des sciences cognitives, de la production de biens, de la technologie et bien d’autres. « Information » désigne une connaissance transmise par le bais d’un acte consistant à informer. En d’autres termes, c’est ce dont on est informé. Informer, c’est conseiller ou enseigner en donnant forme à l’esprit de l’autre, et l’information ainsi communiquée a les caractéristiques d’un message délivré par un messager. Quelles que soient les évolutions des institutions et des technologies, du papier à lettre porté par un courrier jusqu’au service postal organisé par l’État national,  ou encore du télégramme jusqu’à l’internet sans fil international, la théorie de la communication ne peut se défaire de sa dépendance vis-à-vis  de ce schéma d’un message délivré par un messager.

Dans le modèle de la communication, le transfert d’information est compris comme parallèle à la métaphore d’un messager délivrant un message, d’un expéditeur à un destinataire. D’une manière générale, cependant,  cette dimension n’est pas comprise, même par des tentatives de classification scientifique de la traduction comme celles de Roman Jakobson2. Cette compréhension de la traduction selon le modèle de la communication voit en elle un exemple particulier de ce type de communication générale. La stratégie de lecture des textes connue sous le nom de « déconstruction » a déjà démontré en détail la rigoureuse impossibilité de maintenir une stricte délimitation entre le contenu communiqué (message) et les règles de la communication (code).

La traductologie, une discipline universitaire implantée dans un nombre croissant d’universités dans le monde, considère dans la plupart des cas la traduction en se fondant sur ce modèle de la communication et admet la possibilité d’une distinction de principe entre le message (le contenu) et le code (la règle). Lorsqu’un contenu est traduit d’une langue (la « langue source » dans le langage de la traductologie) vers une autre (« langue cible »), il contient des éléments qui, comme les noms propres, ne se plient pas nécessairement aux règles d’une langue particulière. On admet généralement qu’il n’est pas nécessaire de traduire les noms propres, et qu’il n’y a pas de nécessité particulière à le faire en respectant strictement le code de la langue cible. A part des exceptions de ce genre,  on attend de la traduction qu’elle transforme toutes les règles (code) sans exception. Lorsque le contenu (message) du langage source est traduit en un contenu dans la langue cible, on suppose que les règles du premier se verront totalement éliminées du contenu exprimé dans le second. La traduction nous transmet un contenu, mais elle ne nous apprend pas la grammaire d’une autre langue. Ainsi, lorsque l’on recherche la distinction entre le traduisible et l’intraduisible uniquement dans le contenu communiqué, la communication de règles est écartée d’emblée, séparée par l’exclusion mutuelle du contenu et de la règle dans cette économie de la métaphore. La seule distinction que l’on anticipe est celle entre message traduisible et message intraduisible. Puisque les règles particulières ou les propriétés particulières relatives à l’organisation de la langue sont exclues des éléments susceptibles de passer au travers du filtre, la matérialité du texte n’est pas examinée comme une dimension traduisible, elle n’est donc pas prise en compte. Il en résulte que l’on ne s’attend à rencontrer la distinction entre traduisible et intraduisible que dans le registre du contenu communiqué (message). Autrement dit, selon le modèle de la communication, l’intraduisible est d’emblée défini comme une part du contenu de la communication : on ne l’anticipe que comme « la part du message qui n’arrive pas ».

 

Symbiose du culturalisme et de la subjectivité

Nous pouvons également associer cette économie rhétorique à la discussion habituelle du problème de la subjectivité. L’individu prend connaissance des choses du monde à travers un système donné de catégories. S’il n’est pas facile d’objectiver ce système des catégories cognitives dans leur totalité, il peut sembler relativement aisé de l’identifier en termes des différences entre une langue et une autre. On peut très bien expliquer le confinement de la subjectivité individuelle à une culture (native) par le confinement à une seule langue (native). C’est précisément dans les discussions de la subjectivité liées  au problème de la traduction dans la représentation du langage que la complicité mutuelle entre le modèle de la communication et le culturalisme se révèle le plus crûment. Ici aussi, la métaphore du filtre acquiert un rôle renforcé.

Nous naissons dans une langue donnée, et nous acquérons notre capacité à connaître le monde selon les règles grammaticales de cette langue. Beaucoup seraient prêts à admettre la validité de ce principe. Dans cette perspective, il en résulte que bien avant d’être en mesure de produire des mots, avant toute connaissance d’autres langues, notre capacité cognitive serait déterminée par des catégories cognitives préexistantes ; nous ne serions en mesure de connaître le  monde qu’au travers d’un filtre donné. Les discussions sur la subjectivité en tirent des conclusions hâtives en recourant à une métaphore spatialisée du langage, une figure spatiale pourvue d’un contour défini. Mon intention, ici, n’est pas de réduire les discussions de la subjectivité transcendantale qui naissent au XVIIIe siècle au problème du culturalisme, mais le trope de la « traduction comme filtre » révèle clairement la relation symbiotique entre les discussions sur la subjectivité et le culturalisme anthropologique tel que celui qui s’est inspiré de la linguistique structurelle américaine présentée par Edward Sapir et Benjamin Whorf. 

Le filtre, qui distingue entre éléments résiduels et filtrat, permet la représentation de deux régions spatiales distinctes,  mais ne se borne pas à cela ; il transforme également ces régions en espaces saturés de différents systèmes de règles grammaticales (des règles organisées grâce à la phonétique, la syntaxe, etc.,). Ici, « espace différent » véhicule la connotation de « langue différente ». La langue, vue comme un système potentiel de règles (portant sur la phonétique, la morphologie, la syntaxe, etc.,) est représentée par une figure géométrique qui fait d’elle une superficie close. Si les individus viennent au monde grevés de leur langue d’origine (leur langue native),  dans la mesure où ils dépendent de cette figure de la « traduction comme filtre », ils seraient dès leur naissance situés dans l’une des ces régions spatiales spécifiques. En d’autres termes, la région déterminée par la traduction devient un espace exprimant une appartenance primordiale, qui symbolise la destinée de l’individu. La situation dans cet espace est imaginée comme destinée de la capacité cognitive de l’individu, que ce dernier ne peut changer de sa propre initiative ; c’est une caractéristique innée, comme le daltonisme, une propriété congénitale. Je fais l’expérience des choses du monde à travers un système de catégories donné,  et je n’ai donc par principe pas accès à une position d’où je pourrais juger si mon expérience, dans sa totalité, est ou non valide. Je ne dispose d’aucun moyen de juger à l’avance si le monde, tel qu’il m’est donné, est affecté de déformations ou de distorsions ; il se pourrait que je voie le monde à travers des lentilles colorées, mais ce sont les seules dont j’ai été doté à ma naissance, et c’est là ce que l’on nomme la « langue native ».  Il importe peu de savoir si ce sont mes yeux eux-mêmes qui sont à l’origine de l’impression colorée ; dans tous les cas, je n’ai pas accès à une perspective susceptible de corriger mon propre préjugé sur le monde qu’embrasse ma perception. L’une des raisons du pouvoir de persuasion de l’expression « la traduction comme filtre » est qu’elle nous prépare au déploiement d’un trope qui permet d’intégrer la traduction à ce type de discussion du problème de la subjectivité.

Dans le même temps, il est un point que nous ne devons pas négliger. En nous invitant à interpréter la représentation de la traduction dans les termes des figures d’un amont et d’un aval du  filtre, ou comme deux espaces séparés par une barrière, l’expression « la traduction comme filtre » nous permet de représenter une langue comme un espace aux frontières définies. Ce trope sert de schéma pour la représentation spatiale du langage

La traduction, dans la mesure où elle est un filtre plus ou moins perméable, sépare l’espace en deux régions, mais la question de savoir si ces deux espaces séparés sont nécessairement clos ne s’est pas encore posée. A ce point, toutefois, le filtre ne se contente pas de diviser en deux régions l’espace continu ; il implique une condition universelle qui borne ma capacité de connaître le monde extérieur, à la manière de l’accessoire photographique qui transmet sélectivement la lumière atteignant la camera oscura.  Dans cette vision de la « traduction comme filtre », la figure du filtre comme membrane semi-perméable est remplacée par celle d’un filtre optique, placé devant l’objectif d’un appareil photographique.

Toutefois, étrangement, et bien que l’on ait recours à l’image du filtre pour postuler le caractère inné de la capacité cognitive en termes d’appartenance spatiale, elle devient un principe d’explication de la situation typique de la cognition avant la traduction. La connaissance acquise grâce à une traduction est postulée pour expliquer l’existence apparente d’une faculté innée avant la traduction. Pour prendre conscience des restrictions inhérentes de ses facultés cognitives dans sa propre langue, l’individu doit faire la double expérience de définir comme autre et de se connaître lui-même comme autre (ika)  par référence à une langue étrangère, et ceux qui ne parlent ni ne lisent une langue étrangère ne peuvent donc même pas avoir conscience des restrictions que leur langue « native » impose à leur capacité cognitive. L’individu ne peut prendre conscience des limitations de sa faculté cognitive s’il ne se heurte à « l’incompréhensible », s’il ne rencontre quelqu’un qu’il ne comprend pas. La traduction se retourne sur elle-même et donne naissance à ce moment que nous pourrions adéquatement désigner comme « réflexion ». Notons en passant que la réflexion dans la langue native a une temporalité fondamentalement différente de celle qui a lieu dans la réflexion transcendantale, et nous devons nous garder de les confondre. Néanmoins, nous devons garder à l’esprit que la traduction produit un moment négatif en relation avec la langue native et que,  par conséquent, sans le présupposé d’une langue étrangère, la conscience d’une chose telle qu’une langue native serait d’emblée impossible. On devrait pouvoir en déduire que le nativisme qui postule que la langue native est une condition innée de la capacité cognitive et pratique de l’individu ne devient possible qu’à la condition de passer par un moment de négativité dans la relation avec la langue native elle-même. N’est-il pas vrai, tant que l’on reste dans l’économie rhétorique de la « traduction comme filtre », qu’établir l’identité d’une langue native consiste à poser la traduction comme « médiation » (Vermittlung) ? Naturellement, jusqu’ici, je n’ai pas mis en question la possibilité de l’existence d’une langue native en soi et pour soi.

Le filtre, avec sa porosité, définit deux espaces mais les propriétés de chacun d’entre eux ne sont déterminées que par référence à l’autre. Chacun des espaces est déterminé relativement,  en référence aux propriétés de l’autre espace auquel il est associé. Cependant, dès que l’on interprète  la métaphore du filtre au sens d’un filtre optique, la détermination des propriétés de l’espace est transformée : elle n’est plus relative. Les deux espaces séparés par le filtre sont maintenant représentés comme s’ils possédaient déjà par eux-mêmes ces propriétés. Chacun des espaces est représenté comme si ses propriétés étaient prédéterminées indépendamment de l’autre espace dont il est différencié. Dans ce contexte, on oublie trop souvent que la traduction est avant tout et principalement exprimée par la forme verbale « traduire » et qu’elle est un événement, une action, un mouvement. C’est de la même manière que l’on tend trop souvent à oublier que les frontières nationales ne sont pas un donné naturel, mais une institution créée par des actes souverains de l’État, du souverain, du peuple constituant la nation, etc. C’est exactement dans le même sens que nous devons nous garder d’oublier que la frontière ne peut pas exister indépendamment d’un acte discriminant.

 

Ce qui permet de représenter la traduction comme un filtre


La représentation de la traduction comme un filtre assigne à cette dernière une image fixe et définie. Si elle peut nous aider à penser la traduction, elle est aussi à l’origine de nombreux pièges dans sa discussion. La figure de la « traduction comme filtre » n’est pas seulement utilisée épisodiquement, à titre exceptionnel, mais tend à organiser au sens large une multitude d’exemples ; elle sert de schéma de compréhension de la traduction.  

Pour tenter de penser ce qui s’y prête difficilement – le temps est un exemple représentatif d’une telle difficulté pour la pensée et, compte tenu de la difficulté de s’en faire une représentation directe, nous sommes dépendants d’une représentation schématique du temps. Pour cette raison, le schéma du temps est bien connu de la philosophie moderne : nous nous référons à des images susceptibles de nous procurer un certain nombre d’équivalents sensibles. Une image ou une figure tracées sur une feuille ou dessinées sur un écran d’ordinateur, des diagrammes, diverses illustrations visuelles viennent guider notre pensée, et prennent la place de topiques complexes que nous échouons à nous représenter directement. Ainsi, lorsque nous rencontrons la représentation d’une topique complexe, nous avons recours à une image, à  une forme,  à un trope ou une figure. Nous nous efforçons de penser cette topique complexe, dont une représentation directe nous est interdite, en nous référant à ces images.  Le schéma est précisément cette sorte d’équivalent sensible appliqué à un objet dont nous ne pouvons avoir une représentation directe ; par l’utilisation d’une figure ou d’un trope, nous rendons représentable un objet de la pensée directe, et c’est cette mise en œuvre d’un schéma que nous désignons comme « schématisme ».

C’est justement le rôle du schéma que d’élaborer une relation d’équivalence entre un thème difficilement représentable et une image donnée. L’équivalence est toujours une relation entre deux termes, dans le sens qu’il est impossible de parler d’équivalence si l’on ne présuppose un terme mis en contraste. Cependant, dans le cas du schématisme, l’exigence du schéma est uniquement due au fait que l’un des termes est posé comme représentation. La relation au sein du schématisme est ainsi définie de manière unidirectionnelle par un seul des deux termes. Il pourrait sembler que le thème représenté est ici passif, tandis que le rôle actif est joué par la figure ou par l’image. Il ne nous faut pourtant pas oublier que la manière dont on met deux choses en équivalence dépend du schéma que l’on a choisi. En tant que schéma, une image a le pouvoir de postuler quelque chose qui ne peut être représenté.

La figure déduite du trope de la « traduction comme filtre » sert de schéma à la représentation de la traduction. Il faut toutefois noter que dans la représentation de la traduction, ce n’est pas une, mais deux figures qui sont nécessaires ; la traduction est représentée comme un filtre entre deux schémas.

Ce mode de représentation  de la traduction est soutenu par une institution définie. Elle peut susciter une impression fallacieuse de familiarité ou d’évidence. Mais comment cette représentation conventionnelle de la traduction par le biais de l’image du filtre est-elle elle-même formée ? Et comment pouvons-nous historiciser ce type d’institution ? Nous commencerons par indiquer deux directions opposées dans lesquelles cette image peut se déployer. La première s’oriente vers l’existence du filtre en lui-même et tend par conséquent à laisser indéterminées les deux régions qu’il différencie. La différence entre les deux régions spatiales dépend de la sélection,  du type de filtrage qu’opère le filtre, nous montrant explicitement la différence entre l’espace situé avant le filtre, un mélange des éléments destinés ou non à traverser le filtre, et après lui, l’espace purifié où ne demeure que le filtrat. Mais l’orientation opposée est également possible : celle qui examine les régions séparées. Dans ce cas, le filtre lui-même devient un vide, une absence. Il est possible de considérer la traduction comme un acte qui comble les vides ou les ruptures entre les deux régions spatiales, plutôt que comme une barrière concrète de filtration séparant en régions distinctes un espace continu. Au lieu de le considérer comme un obstacle positif qui divise l’espace, nous pouvons le  concevoir comme une interruption négative qui interdit le passage en ouvrant  une faille dans le sol. La traduction est alors vue comme un acte qui relie deux régions séparées par une faille abyssale, une opération de franchissement, un saut sur la rive opposée. Le filtre est ici transformé en une dimension négative, en symbole d’une absence. Les deux orientations illustrent deux visions opposées du filtre, l’une qui voit en lui une faille abyssale séparant deux bords et l’autre une barrière qui s’oppose à tout franchissement, un vide qui sépare les hommes par opposition à un objet poreux limitant le passage. 

Ces deux orientations sont opposées, mais ce sont des alternatives complémentaires dans le modèle de la communication. Dans les deux cas, nous sommes livrés aux conjectures habituelles. Dirons-nous que le verre est à demi plein ou à demi vide ? Verrons-nous dans la figure deux visages de profil, ou la forme d’un vase ? Une forme dépend du point de vue que l’on a sur elle, elle peut se déployer aussi bien comme un trope de la substantialité ou de l’absence. Si nous l’approchons comme substance, la traduction évoque l’image du filtre. Si nous l’approchons comme un vide, elle évoque celle de la traversée d’un pont.

C’est pourquoi la métaphore du filtre suggère celle de l’abîme, puisque ces deux métaphores  sont complémentaires. Toutefois, lorsque l’existence du filtre est transformée d’une substantialité telle qu’une barrière ou une membrane semi-perméable  en une insubstantialité comme celle d’une faille ou d’un abîme, on ne peut ignorer ce qui se produit à cette occasion : la détermination de l’espace que divise le filtre est subrepticement transformée. Lorsque l’espace est séparé en deux régions  par un filtre substantiel, aucune des deux ne possède un principe d’unité. En d’autres termes, les deux espaces ne peuvent parvenir à maintenir leur position qu’en étant séparés par un obstacle. En revanche, si le filtre est considéré comme non-substantiel, c’est l’espace lui-même qui se voit conférer des propriétés substantielles. A ce point, il nous devient possible de concevoir ces espaces séparés comme s’ils étaient pourvus d’une unité interne. Et si nous faisons un pas de plus, ces espaces acquièrent la capacité de devenir des unités autonomes pourvues d’un agencement organique.

Bien que nous provenions d’une direction opposée, cette compréhension antinomique de la traduction repose sur les présupposés communs qui considèrent qu’elle affirme et vérifie l’existence de deux régions spatiales distinctes ; elle est alors traitée comme l’instauration d’une connexion entre l’un et l’autre côté, des côtés préexistants. C’est justement la raison pour laquelle on recourt simultanément aux deux figures, celle du filtre et celle du vide.

Dans les deux cas, la représentation de la traduction fait appel à deux schémas, et la traduction y est représentée comme si elle était une interaction ou une passerelle entre deux espaces séparés et distincts. En d’autres termes, la représentation de la traduction est la schématisation de deux schémas, elle est un processus de co-figuration.

De toute évidence, dans le modèle de la communication qui voit la traduction comme une sorte d’alternance d’un code à l’autre, la désubstantialisation du filtre et la substantialisation de l’espace sont deux processus corrélatifs. Les deux espaces séparés par le filtre deviennent ainsi des espaces saturés de langues. Il en résulte que la traduction est représentée comme l’opération consistant à franchir le gouffre ouvert entre une langue et l’autre. Lorsque la langue est représentée comme un espace clos, on associe le filtre à une lentille placée devant l’objectif d’une caméra, et le nativisme linguistique commence d’exercer son pouvoir.

Un nouveau moment apparaît si nous nous orientons vers ce trope du filtre optique : l’espace devient alors spécifiquement un espace clos. Dans cette figure du filtre optique comme contrainte imposée à la subjectivité, ce n’est pas seulement que l’espace est délimité ; le « je » ou le « nous » sont  aussi prisonniers d’une intériorité déterminée. Si l’on adapte cette métaphore à la question de la langue, nous nous rapprochons de la perspective qui considère la langue native comme une intériorité.

Ce qui apparaît alors, c’est une image du « je » ou du « nous » confinés à l’espace de la langue native. Des perspectives culturalistes telles que les études sur l’identité nationale ou le discours sur la spécificité japonaise s’accompagnent du présupposé d’un « je » ou d’un « nous » en tant que nation ou qu’ethnie confinées à cet espace de la langue native. De ce point de vue, l’idée d’une subjectivité nationale relève en premier lieu d’un nationalisme épistémologique.
Lorsque l’espace délimité comme intériorité est déterminé en tant que clôture de la langue, de la culture, et de la subjectivité nationales, dans le cadre de la rhétorique de la traduction, je  le désignerai comme « région ». Il va de soi que le mot région  fait ici référence aux « études régionales » (area studies).

 

Le schéma du filtre et le monde

 

Cette schématisation présente la traduction dans une représentation du monde. L’espace scindé entre un amont et un aval par la membrane semi-perméable glisse rapidement vers l’espace d’une langue ou d’une autre, et prend rapidement la dimension de la division entre les espaces d’une langue nationale et d’une autre.  Thongchai Winichakul décrit  la transition historique au cours de laquelle le Royaume de Siam se transforma, au cours des XIXe et XXe siècles, d’un royaume encore dépourvu de limites territoriales bien définies en un État souverain au territoire cerné par des frontières nationales3. Il retrace le processus par lequel des relations interétatiques reliant différents États par un système tributaire furent transformées en relations internationales entres des États souverains définis par leurs frontières territoires respectifs. Dans Siam Mapped, Winichakul utilise le concept de « corps géographique « (geo-body) et, en décrivant le discours de la cartographie dans la politique thaïe, il analyse la transformation progressive d’un pouvoir souverain dépourvu de frontières nationales en un État souverain moderne à la territorialité clairement délimitée. Le geo-body ne se réfère pas uniquement à la représentation cartographique du territoire de l’État, mais décrit également la nation en tant que  communauté représentée comme une intériorité, et récemment définie comme une région délimitée. En d’autres termes, le geo-body est un dispositif imaginaire qui démarque un « nous » intérieur d’un « eux » extérieur, facilitant la formation de la souveraineté étatique par sa symbiose avec la figure d’une communauté nationale homogène qui permit aux sujets du royaume de Siam, pour la première fois, de commencer à vivre en tant que Thaïs. En outre, selon Winichakul, les habitants furent progressivement unifiés en tant que membres d’un État souverain unique, tandis qu’il était auparavant normal d’appartenir simultanément à des États différents. L’unification de la population ou de la nation de l’État thaï fut réalisée par des négociations avec les Anglais et les Français qui colonisaient progressivement des régions entourant la Thaïlande. C’est le processus par lequel le Royaume de Siam conquit sa légitimité au sein de relations inter-nationales. La colonisation de l’Indochine par les Anglais et les Français et l’émergence de l’État thaï moderne n’étaient pas contradictoires ; il s’agissait au contraire de processus se facilitant mutuellement.

 

On me permettra de présenter deux points qui expliquent en quoi l’étude de Winichakul est capitale pour une réflexion sur la traduction. En premier lieu, il montre clairement que la région dans laquelle se situe la nation ou la population fut formée par la démarcation constituée par la frontière nationale. En l’absence de la cartographie moderne et des méthodes de triangulation, il n’existait auparavant aucun moyen technologique qui permît d’élaborer une frontière nationale constante, et il n’y avait tout simplement aucun besoin d’une unification territoriale, puisque l’on disposait de moyens multiples pour définir l’intérieur et l’extérieur en relation avec la souveraineté de l’État. La diffusion d’usages qui distinguaient rigoureusement entre êtres humains « de l’intérieur » et « de l’extérieur », ou entre compatriotes et étrangers avait parachevé la légitimation systématique de la souveraineté de l’État moderne. Un autre point qu’il nous faut noter, et que Winichakul n’aborde pas directement, mais que l’on peut déduire logiquement de ses démonstrations, est que l’établissement d’une frontière nationale ne signifie pas seulement la reconnaissance mutuelle entre un État souverain qui monopolise le territoire et un autre État souverain limitrophe, mais qu’il implique, de manière plus générale, la sanction du monde inter-national. L’établissement d’une frontière nationale va de pair avec la reconnaissance du monde international constitué d’États souverains dont chacun est défini comme région circonscrite. Pour en revenir au trope du filtre, la reconnaissance d’une frontière nationale ne revient pas à diviser l’espace en deux parties, mais crée des espaces divisés par une délimitation d’espaces sous forme de régions circonscrites, et la création simultanée d’intériorités indépendantes formées par leurs langues respectives. Autrement dit, c’est ainsi que naquit la possibilité d’une communauté nationale dans le monde inter-national, et la formation de cette communauté exigeait la destruction de  l’ancien régime de relations diplomatiques fondées sur le système tributaire.

 

Le monde international ne se réfère naturellement pas à un système naturel de relations entre les populations mondiales. C’est un ordre global de reconnaissance mutuelle entre les divers États souverains dont la formation avait commencé au XVIIe siècle et qui se poursuivit jusqu’aux XIXe et aux XXe siècles, au cours desquels sont apparus l’institution de l’État-nation et le colonialisme moderne.

Ce que nous montre clairement Thongchai Winichakul par son concept de geo-body, c’est l’interdépendance de trois processus : 1) la représentation du monde comme le topos de relations mutuelles entre des « corps de nations » (kokutai) ; 2) la détermination par la mesure cartographique de chaque région de la surface de la Terre sous forme de coordonnées ; 3) la division claire de la population en un intérieur et un extérieur de chacune des nations/ethnies. La relation de l’ « ici » et du « là-bas », ou la relation avec les « voisins » représente de manières diverses la vie telle que nous la vivons ; elle engendre, par la représentation de ces relations, un ordre défini dans cette vie. C’est dans le cadre de cet ordre que nous rencontrons les objets, les événements, les personnes que nous sommes amenés à incorporer à l’expérience de notre vie. Je me propose d’appeler  ce cadre général de l’expérience de la vie « le monde », un monde dans lequel coexistent une multiplicité de registres, le registre le plus familier de l’espace-temps dans lequel on définit « l’ici » et le « maintenant » et les relations contextuelles de l’ « avant » et de l’ « après » des événements et des actions, le registre qui exprime l’agencement  des pièces dans une habitation et la disposition des objets du quotidien, les registres de l’écoulement du temps quotidien, de la connaissance des lieux où se procurer et consommer les produits nécessaires à la vie quotidienne, des dates du calendrier, et jusqu'au registre de la représentation du territoire de l’État-nation. Tous ces registres sont indissolublement mêlés et se déplacent constamment. L’ordre total de ces représentations et la compréhension que constituent tous ces exemples sont ce que j’appelle ici le schéma du « monde ». Nous rencontrons de multiples phénomènes que nous intégrons à un ordre en les représentant : le monde est cet ordre de la représentation et de la compréhension.

 

Le filtre vu comme membrane semi-perméable et le filtre vu comme accessoire optique sont des tropes qui opèrent dans des registres différents. Dans la phrase « la traduction comme filtre », ni la frontière nationale ni la souveraineté étatique ne sont évoquées expressément. Les occurrences de ces tropes sont néanmoins intégrées dans le schématisme du monde et opèrent dans ce monde. La raison pour laquelle la traduction est  aujourd’hui considérée comme le transfert d’une information d’une langue nationale à une autre est précisément que, jusqu’ici, nos efforts de réflexion sur la traduction ne dépassent pas les bornes de ce schéma moderne du monde. Ainsi que je l’ai brièvement noté ci-dessus, dans la théorie de la traduction de Roman Jakobson, la traduction est d’emblée définie comme la communication d’une langue vers une autre. Jakobson distingue trois types de traduction : traduction intralinguale, traduction interlinguale et traduction intersémiotique. La traduction intralinguistique – la reformulation entre différents champs ou genres spécialisés, et la traduction intersémiotique – dans laquelle on convertit un contenu entre différents médias –sont traitées comme des aspects secondaires ou dérivés du genre le plus authentique de la « traduction interlinguale », et l’unité d’une langue considérée comme un donné naturel.4 La langue, ici, se confond avec la langue nationale ou ethnique. Il en résulte que, pour Jakobson, la « traduction proprement dite » est d’emblée définie comme traduction interlinguale. Le trope du filtre joue donc un rôle majeur dans la discussion de la traduction chez  Jakobson.

 

La représentation de la traduction et l’acte de traduire

 

Tant que la traduction est représentée comme le transfert d’information d’une langue dans une autre, le trope de la « traduction comme filtre » semble fonctionner sans difficultés. Il postule que dans la traduction a lieu la communication d’une information dont les signes sont transformés d’un système de code en un autre. Dans le trope de la « traduction comme filtre », l’énoncé avant la traduction et l’énoncé après la traduction sont tous deux considérés comme pourvus d’une signification déterminée. Certes, le moment de la traduction indique une rupture entre une langue et l’autre, mais c’est le recours à l’image du filtre qui crée cette discontinuité. Ici, le trope de l’abîme qui sépare un bord de l’autre semble saisir le moment essentiel de la traduction – l’image de l’abîme paraît illustrer à merveille la rupture et la discontinuité – mais il n’en reste pas moins que l’un et l’autre bord font tous deux partie d’un monde continu. Une dimension fondamentale est donc exclue du fonctionnement du trope. Bien sûr, et précisément en tant que  trope, il ne peut constituer une expression intégrale ou parfaitement adéquate, mais nous devons néanmoins constater qu’il élimine le moment essentiel de la traduction.

 

Quel est ce moment indispensable ? Pour qu’une traduction ait lieu, il faut rencontrer une forme quelconque d’incompréhensibilité ou d’inintelligibilité. L’incompréhensibilité ne peut pourtant être réduite au défaut d’une interprétation correcte ou d’une signification adéquate5

Lorsque nous comprenons ou articulons quelque chose dans le monde, il semble en découler le présupposé suivant. Je prends pour exemple la division entre « ici » et « là » pour éclaircir ce que j’entends par ce présupposé. Ce qui est en question, c’est une situation telle que : « ici » désigne le terrain occupé par ma maison, et « là » celui de la maison de mon voisin. « maintenant » désigne aujourd’hui et « bientôt » demain. La division du calendrier en jours distingue « aujourd’hui » de « demain ». Ou, à titre d’exemple, une ligne distingue la propriété de mon voisin et la mienne, et elle est enregistrée au cadastre. Mais ce qui nous permet d’insérer cette division, c’est que ma maison et celle de mon voisin se trouvent sur un terrain continu, ou que demain succède à aujourd’hui. On ne peut insérer une rupture que là où il y a une continuité. Lorsque la surface de la Terre ne consiste qu’en possessions territoriales marquées d’un système de coordonnées, ou lorsque le temps est agencé selon l’ordre chronologique du passé, du présent et du futur, nous sommes alors dans le monde en tant que schéma. Il en résulte qu’une division ne peut avoir lieu que dans un monde donné, continu, et uniquement tant qu’elle ne peut éliminer ou altérer cette continuité. En d’autres termes, la continuité du monde est la garantie que nous pouvons sans difficultés créer et déplacer des divisions au sein de cet ordre de compréhension donné. L’incompréhensibilité est exclue de ce monde de la continuité.  Dans ce monde, elle est supposée ne pas exister. Dans la mesure où il est possible d’instaurer des divisions dans ce monde continu, nous ne sommes pas supposés rencontrer une situation quelconque qui échappe à la compréhension. Si la traduction est une réponse à une situation dans laquelle « je ne comprends pas », comment devons-nous repenser la relation de la traduction et du monde à laquelle nous nous sommes tenus jusqu’ici ?


De toute évidence, le filtre est un trope pour une coupure de ce genre. Il est aussi bien un marqueur de la « compréhensibilité » (wakaru koto) que de la « divisibilité » (wakerareru koto). Et pourtant, ce que l’on attend de lui, c’est qu’il indique le lieu de l’incompréhension. Il serait ainsi un instrument dont la caractéristique principale serait de représenter « l’incompréhension » comme si elle avait été « comprise ». C’est dire que nous devons nous défier du trope de la coupure lorsque nous réfléchissons au problème de la traduction.

Jusqu’ici, j’ai insisté sur une distinction rigoureuse entre la représentation de la traduction et la traduction comme acte, puisqu’il nous faut être prudent à l’égard des figures de la coupure. Celle-ci n’exprime pas une discontinuité, au contraire elle fonctionne comme affirmation de la continuité. Je me suis efforcé en conséquence d’être aussi précis que possible à l’égard de la locution « la traduction comme filtre », et cela précisément parce que les connotations de la coupure sont à l’œuvre dans ce trope : la traduction y est scellée dans le registre de la « compréhensibilité », éliminant par là-même son moment le plus crucial qu’exprime la phrase « je ne comprends pas ». Afin d’éviter toute confusion entre la traduction comme acte et sa représentation, il nous faut examiner de plus près cette situation d’ « incompréhensibilité ». 

 

Le discours hétérolingual

 

En premier lieu, nous ne pouvons négliger que l’ « incompréhensibilité » est essentiellement un fait social. Elle ne peut survenir que si je coexiste avec un « vous »,  et les fondements de la socialité apparaissent dès cette coexistence. On pourrait bien sûr chercher à me réfuter immédiatement, en me demandant si un acte quelconque est concevable hors de la sphère de la socialité, mais je me contente pour l’instant de ce constat élémentaire que la traduction prend place dans cette sphère de la socialité. Comme je l’ai remarqué plus haut, la traduction  relève dans une certaine mesure de la citation ; elle ne peut survenir sous des formes immédiates telles que « je parle » ou « j’écris ». La traduction est une énonciation ; mais, dans la mesure où elle est une citation, elle est imitative et rétrospective, et c’est en raison de cette référentialité rétrospective vis-à-vis  d’un autre texte précédent que, lors d’une traduction, je trahis ma propre spontanéité. En outre, la traduction présuppose un différentiel entre deux personnes, l’une qui comprend et l’autre qui ne comprend pas. Et c’est l’étrange sujet que l’on nomme « traducteur » qui articule le différentiel entre les deux. Il serait ainsi passablement trompeur de prétendre que la « compréhensibilité » est un indice d’une connexion sociale entre les individus tandis que l’ « incompréhensibilité » exprimerait l’absence de cette connexion sociale. L’existence d’une situation d’incompréhension présuppose une relation entre sujets. Si la « compréhensibilité » exprime simplement une situation dans laquelle la communication s’effectue, l’ « incompréhensibilité » doit également être une situation ou la communication a lieu. « Je ne comprends pas » exprime clairement la situation dans laquelle les limitations du modèle de la communication se révèlent le plus explicitement. La traduction a lieu dans une socialité aléatoire,  dans une relation sociale du pari.

La traduction n’a pas lieu entre une langue et une autre. La représentation de la traduction postule précisément  l’image d’une langue comme une totalité close et unitaire. Autrement dit, c’est la figure de la « traduction comme filtre » qui régit la représentation de la traduction, et cela parce que le schématisme de la traduction transforme l’ « incompréhensibilité » en « compréhensibilité » par la projection (tôsha) ou le projet (kitô) de la traduction dans le monde. Nous pouvons donc en conclure que, lorsque l’on représente la traduction comme la communication d’une langue à une autre, ces deux langues sont représentées comme des « régions » closes. C’est pour cette raison que j’ai évoqué précédemment le schéma opérant lorsque nous représentons la traduction comme « schéma de la co-figuration »6. Le schéma de la co-figuration donne ensuite naissance à l’anticipation institutionnalisée selon laquelle ce sont les différences entre les langues qui sont la cause de l’ « incompréhensibilité ». Toutefois, au lieu même de l’incompréhensibilité se produisent des tentatives diverses, par des auteurs divers, d’effectuer la traduction, et il n’est pas toujours possible de modeler ce lieu de l’ « incompréhensibilité » en lui donnant l’image de la membrane semi-perméable ou de l’abîme ouvert entre des langues représentées spatialement. « Ne pas comprendre » est une situation qui se produit partout – ou dans une extériorité qui n’est pas simplement la réversion de l’intérieur – et pourtant, en raison de la configuration du monde international, l’on suppose que nous devrions pouvoir nous comprendre mutuellement dans le cadre d’une langue identique. Nous en venons ainsi à imaginer un monde dans lequel l’incompréhensibilité et la compréhensibilité sont assignés aux territoires d’États souverains délimités par la cartographie et aux sites des langues et des cultures nationales. En d’autres termes, l’acte de traduction est situé dans un schéma du monde en tant que totalité continue de ceux qui disent « je comprends ».

Ici, la traduction comporte une ambiguïté. La représentation de la traduction consiste à présenter l’ « incompréhensibilité » comme « étant déjà compréhensible » et l’acte de traduction vise également à transformer ce que je ne comprends pas en « quelque chose que je comprends ». Mais la dimension de la transformation de « ce que je ne comprends pas » en « quelque chose déjà comprise » dans la représentation de la traduction est entièrement différente de la dimension consistant à transformer le « non compréhensible » en « compréhensible » dans l’acte de traduction.

Je rencontre par hasard une étrangère, mais je ne comprends rien à ce qu’elle dit. Je peux peut-être tenter de m’expliquer la raison de mon incompréhension par l’abîme entre mon japonais et la langue inconnue que j’imagine qu’elle parle ; cette référence à l’abîme entre les deux langues me permet de transformer mon incompréhension en une compréhension de cette dernière. Cependant, en représentant une autre langue comme un domaine clos dont je suis sans aucun doute exclu, je comprends mon incapacité à comprendre ce qu’elle dit comme l’abîme entre deux langues.  Je m’empresse d’ajouter que c’est là une solution idéaliste du problème de l’incompréhension. Il existe cependant une autre possibilité d’interaction. Je ne comprends pas ce qu’elle dit, et je cherche donc des termes communs, les fragments de quelque héritage colonial qu’elle et moi pourrions partager, et je m’efforce de rendre une collaboration possible par le recours à des sources de signification non linguistiques, comme des gestes ou des cartes. C’est là naturellement ce que font les enfants lorsqu’ils rencontrent quelqu’un qu’ils ne comprennent pas. Ce que l’on s’efforce d’atteindre par cette méthode n’est ni la signification originale, ni l’interprétation adéquate. C’est simplement une manière de transformer l’incompréhensibilité en une sorte de compréhensibilité. Cette tentative de dire « je vais essayer de vous comprendre » a d’emblée une dimension collective, une forme de contemporanéité. Je n’hésite pas à désigner cette approche comme une solution matérialiste du problème de l’incompréhension.  L’incompréhensibilité est affaire de socialité. Nous apprenons qu’elle est constituée de multiples strates et qu’elle implique de nombreuses relations potentielles. Notre tentative de traduire révèle que nous sommes impliqués dans une multitude de relations potentielles d’incompréhension, dans lesquelles nous nous découvrons nous-mêmes.

Un acte de traduction en suscite un autre, parce qu’il se produit dans un cadre de socialité. La traduction est une répétition, et l’on peut entrevoir cette essence de la traduction. Lorsque je parle de la traduction, je souhaite également approcher l’acte de traduction à partir de cette perspective.

Dans le même temps, il serait erroné de croire que l’acte de traduction peut totalement excéder la dimension de sa représentation. Comprendre par le biais de la traduction signifie revenir au monde, pour s’apercevoir que ce monde auquel nous revenons a été transformé. Ainsi que je le notais au début de cet article, le « discours hétérolingual » est un refus de la solution idéaliste de la situation d’incompréhension.

 

En guise de conclusion

 

Depuis l’apparition du romantisme allemand au XVIIIe siècle, ainsi que les arguments sur l’interprétation proposés par l’école Sorai ou d’autres projets dont les monuments sont au-delà de ma compréhension, la traduction a été l’institution centrale des Humanités et il serait impossible de comprendre la formation des langues européennes ou celle du japonais moderne sans prendre en compte directement  l’institutionnalisation de la traduction. En outre, le régime de la traduction a toujours accompagné les projets de construction des nations. On a souvent soutenu, par exemple, que l’idéal de la démocratie n’était réalisable que dans le medium d’une langue nationale homogène. Cette logique consistant à imaginer une société fondée sur le présupposé d’une langue nationale ou ethnique ne joue cependant plus le rôle qu’elle a pu jouer dans le passé. De nos jours, le sujet démocratique ne s’incarne pas dans la nation ou l’ethnicité, mais dans la figure de l’immigrant et du réfugié, des éléments hétérogènes vis-à-vis  de l’homogénéité supposée de la nation. Il s’avère nécessaire de penser la démocratie non plus selon la figure de la nation, mais selon celle de l’étranger en nous-même, autrement dit de considérer une société démocratique non plus fondée sur une langue nationale, mais sur la traduction7.

Dans cet examen de la rhétorique de la « traduction comme filtre », j’ai essayé de montrer de quelle manière la représentation de la traduction est soumise à ses limitations historiques. J’aurais pu aborder d’autres problèmes en analysant les formes multiples que peut prendre la traduction et, par extension, l’appauvrissement de la forme comme résultat de la formation de l’État-nation. J’aurais pu, par exemple, consacrer davantage de place à montrer que l’unité d’une langue nationale ne se rencontre pas dans l’expérience, mais qu’elle ne peut exister que comme idée régulatrice. Ces questions ont été cependant traitées en d’autres endroits. En étudiant la figure de la traduction comme filtre dans sa relation avec la figure du monde international, j’ai souligné le fait que la représentation de la traduction fonctionne par une reproduction du monde international.

 

Le monde international moderne s’est développé selon deux axes fondamentaux. Le premier est le mouvement en expansion constante de la marchandisation, tandis que l’autre est le mouvement d’encerclement qui cerne les multiples différences « incompréhensibles » dans la tentative de les abolir dans le sens des différences « compréhensibles » du système de la coexistence des États-nations. Le premier de ces mouvements est bien connu comme celui de l’accumulation du capital, tandis que nous ne disposons pas encore d’une compréhension adéquate du second. L’État-nation se préoccupe de la « vie » de la population qui réside dans les bornes des territoires de l’État dans la mesure où c’est nécessaire pour le diriger, mais ce n’est là qu’un aspect de la biopolitique de la nationalité. Il  constitue aussi sa souveraineté en expulsant hors de ses frontières nationale des corps qui traversent son territoire, à moins qu’il ne les y enclose. Le façonnage du sujet national s’accompagne toujours d appareils d’expulsion et  d’intégration de ceux qui ne font pas partie intégrante de la population nationale. En outre, l’auto-légitimation  de la souveraineté d’État s’oriente toujours davantage vers le registre de la sécurité. C’est justement pour cette raison que des auteurs comme Zygmunt Bauman et Giorgio Agamben comparent l’État-nation au « camp de concentration ». Le mouvement de l’accumulation du capital et celui de la partition de l’humanité globale en États-nations marchent de pair et sont complices. Ainsi, si nous voulons rendre compte de la mondialisation, il nous faut en premier lieu examiner la structure du façonnage de la subjectivité de la part de l’État-nation. On ne peut éluder la question de la traduction parce qu’une analyse critique du capitalisme ne peut être effectuée sur le fondement du présupposé du sujet national8. En effet, la représentation de la traduction postule l’unité d’une langue nationale, et c’est cette unité qui a constitué le noyau des techniques de façonnage de la subjectivité nationale. C’est l’invention d’une manière nouvelle de représenter la traduction qui nous permettra de poursuivre la quête d’un mode d’existence collective qui ne sera ni nationale, ni ethnique.

 

1 Naoki Sakai, “Introduction. Writing for Multiple Audiences and the Heterolingual Address” in Translation and Subjectivity: On “Japan” and Cultural Nationalism, Minneapolis,  University of Minnesota Press, 1997.

2 Roman Jakobson, “On Linguistic Aspects of Translation,” in Selected Writings, vol. 2, The Hague & Paris, Mouton, 1971, p. 261].

3 Thongchai Winichakul, Siam Mapped : A History of the Geo-body of a nation (Honolulu, University of Hawaii Press, 1994).

4 Roman Jakobson, Selected Writings vol. 2, op.cit., p. 261.

5 Sur l’éthique de  Watsuji, cf. Watsuji Tetsurō zenshū, vols. 10 & 11 (Tokyo: Iwanami Shoten, 1962); Watasuji Tetsuro’s Rinrigaku, Yamamoto Seisaku & Robert Carter trans. Albany, SUNY Press, 1996; A Climate, a philosophical study, trad. Geoffrey Bownas, Hokueseido Press, 1971.

6 cf. l’introduction à Translation and Subjectivity, op.cit.

7 Cf. Étienne Balibar’ “Europe: Vanishing Mediator?” in We, the People of Europe?: Reflections on Transnational Citizenship, trans. James Swenson (Princeton: Princeton University Press, 2003). Nous, citoyens d'Europe ? Les frontières, l'État, le peuple, Paris, La Découverte, 2001. 

8 Cf. Naoki Sakai et Jon Solomon, “Introduction: Addressing the Multitude of Foreigners, Echoing Foucault” in Traces (4): Translation, Biopolitics, Colonial Difference, eds. Naoki Sakai & Jon Solomon (Hong Kong: University of Hong Kong Press, 2006), 1-35.

 

 

 

notes