XIXème Université d’été francophone pour les jeunes journalistes

Les réalités des frontières en Europe, du 10 au 30 septembre 2001 à l’université Marc Bloch (Strasbourg)


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Transeuropéennes, Paris ; co-organisée avec le Centre Universitaire d’études du journalisme et la chaîne ARTE. Avec le soutien de : Ministère français des Affaires Etrangères, Conseil de l’Europe, Fondation européenne de la Culture, Conseil régional d’Alsace, Conseil général du Bas-Rhin, Fondation Charles Veillon.

 

 

Conclusions générales

 

L’université d’été francophone co-organisée avec la chaîne de télévision ARTE et le Centre universitaire d’études du journalisme est destinée aux étudiants en journalisme, communication, sciences politiques, etc. qui se destinent au journalisme, ainsi qu’aux jeunes professionnels du journalisme. Elle porte sur les pratiques professionnelles et leurs techniques, mais aussi sur les contenus, et l’impact des messages et opinions délivrés par les médias sur l’imaginaire social et sur la vie politique. Elle met l’accent sur la rencontre avec des professionnels et sur la production d’un travail collectif à l’issue de l’université d’été.

La XIXe université d’été de Transeuropéennes qui s’est tenue à Strasbourg du 10 au 30 septembre 2001 a réuni 25 jeunes journalistes ou étudiants en journalisme, francophones, des 12 pays de la région pour mener une réflexion commune sur le thème des frontières en Europe. Le niveau de français était généralement satisfaisant ce qui a encouragé certains étudiants à une pratique plus assidue de la langue.

La différence des connaissances, de pertinence des analyses et, parfois même, d’intérêts, entre les étudiants sur les questions brûlantes qui touchent et qui ont touché les Balkans et l’Europe en général était particulièrement frappante cette année.

Pour une majorité d’entre eux, la réflexion de longue haleine (trois semaines) sur le thème des frontières et du territoire était une nouveauté, même si les frontières visibles et invisibles à différentes échelles font souvent partie de leur quotidien. La réflexion géographique l’était tout autant, avec les interventions de Jean-Christophe Victor (sur l’évolution des frontières en Europe, s’appuyant notamment sur des analyses cartographiques) et de Luc Gwiazdzinski (sur les frontières dans la ville : comment l’organisation urbaine reflète des réalités sociales, mais aussi des projets de société, du « vivre ensemble », et donc pourquoi sa prise en compte est éminemment politique).

Le programme a eu également pour but d’aborder la frontière et les territoires qu’elle délimite de diverses manières : dans ses dimensions exclusives, sécuritaires, souveraines ; mais également comme possibilité d’une transgression, d’une coopération : mise en valeur de la dimension européenne et franco-allemande d’une région frontalière telle que l’Alsace et d’une ville comme Strasbourg ; visite au Conseil de l’Europe ; visite à la SWR – Fribourg (chaîne régionale allemande développant des programmes TV et Radio avec la France et la Suisse) ; visite à la Laiterie (coopération artistique).

Le dénominateur commun de ces différents aspects de la frontière et du territoire a été de mener une réflexion sur les relations entre frontière et altérité, frontière et différence en Europe : la frontière est-elle une garantie à la différence ; son érosion entraîne-t-elle forcément une homogénéisation ? la différence conduit-elle forcément à la constitution d’une frontière, à la rupture de tout lien ? les frontières visibles et « établies » sont elles plus pertinentes que les frontières invisibles ? Quelles sont les dynamiques, les relations établies entre le « vivre ensemble » et les frontières en Europe ?

Avant leur arrivée à Strasbourg, les étudiants avait préparé des travaux dont l’objet était de présenter au groupe une expérience personnelle ou une enquête sur le passage d’une frontière (visible ou invisible). La qualité des travaux (textes, reportages vidéo, photos) et de la réflexion était généralement bonne, et les résultats très divers (de par les sujets, les régions, les échelles, les approches traités). La plupart des étudiants se sont attachés à décrire, analyser la frontière sans véritablement la « transgresser ». D’autres ont traité du passage de la frontière, de l’ouverture, mais ni dans un cas, ni dans l’autre les étudiants ont relaté une expérience personnelle pour mener une réflexion sur la frontière. Si ce point de vue « détaché » est avant tout journalistique, il laisse transparaître une attitude qui sera récurrente en début d’université d’été, et qui sera peu à peu être surmontée : la difficulté et, parfois même, la peur de s’impliquer personnellement pour ne pas provoquer de confrontations, comme ce fut le cas les deux premiers jours, où, comme ils l’ont eux même fait remarquer, les frontières qui les séparent étaient plus fortes que leur bonne volonté.

Le début de cette université d’été a, en effet, été houleux avec des discussions (à la suite des présentations des étudiants) dérivant sur le conflit en Macédoine, l’attitude (ressentie par certains participants comme) hautaine de la part des pays ou institutions « occidentales », et, finalement, par les événements survenus aux Etats-Unis le premier jour de l’université d’été. Si les discussions qui ont traité de ce sujet ont été très sereines et constructives, l’impact majeur des événements du 11 septembre dans le programme a été, d’une part, l’annulation d’un cour théorique clé (« Frontières et Hommes frontières », Daniel Riot, directeur de la rédaction européenne de France 3, prévu le 12 septembre) et, d’autre part, la mobilisation des esprits, ce qui a souvent porté les discussions informelles et parfois formelles sur ce sujet.

Du fait de la pluridisciplinarité des étudiants et du programme, nous avons pu noter deux tendances dans le déroulement des travaux et des discussions : la difficulté pour certains à se positionner dans un débat, et, en même temps, la complémentarité des approches.

La difficulté à s’intégrer dans un débat vient peut-être de la formation de certains étudiants dans les écoles de journalisme ou de communication qui semble très inégale d’un pays, voire d’une université/ école, à un autre : Certains (particulièrement les étudiants d’Istanbul) bénéficient d’un bagage intellectuel très varié et riche, alors que d’autres semblent plus spécialisés dans la méthode ou dans l’approfondissement d’une discipline (sociologie/ philosophie) adoptant une approche plus déductive qu’inductive. Cette diversité des approches, des bagages intellectuels, des méthodes a été mis en valeur par la réalisation d’un travail en groupe (de 5 étudiants) sur les frontières dans la ville de Strasbourg qui s’est effectué en plusieurs étapes : travail de terrain durant une après midi en partant du centre de Strasbourg vers cinq quartiers périphériques de la ville, puis rédaction d’un texte accompagné de photos sur leurs observations, leurs rencontres, leurs analyses élaborées en groupe.

Ce travail a été bénéfique à plusieurs égards :

- il a permis de mettre en valeur, en complétant, la diversité, comme nous l’avons dit.

- il a permis de briser les dynamiques de groupes qui se sont créées durant l’université d’été.

- il a permis aux étudiants de se rendre compte des réalités sociales que la plupart d’entre eux n’imaginait pas et, particulièrement, d’une forme de « diversité » au sein de l’Europe « occidentale » que certains se représentaient comme un ensemble homogène.

- il a permis aux étudiants de mener un travail de réflexion sur une question, sociale, économique, politique en l’abordant par la notion de frontière, et donc de mettre en lumière une frontière invisible, « que l’on sent ».

Du contenu des travaux des étudiants sur les frontières dans la ville de Strasbourg ressortent deux traits fondamentaux.

Le premier valide la pertinence de la figure imposée. Il s’agit d’essayer d’identifier des frontières internes à une société supposée ou pensée comme homogène. Les travaux sur Strasbourg ont permis une mise en application de la notion de frontières invisibles, celles qui ne partagent pas les Etats (qui, paradoxalement, séparent des voisins le plus souvent semblables), mais les populations différenciées habitant dans un même quartier, généralement une banlieue défavorisée de Strasbourg. L’Etat postule l’unité en créant ses frontières. Toutefois, la réalité interne est tout autre, elle est faite de diversités. Les étudiants qui ont travaillé sur le quartier de Hohenheim, remarquent à quel point les gens de ces quartiers-là sont dans des communautés renfermées sur elles-mêmes. Ils ont tous conscience d’être rejetés de la société française par des attitudes discriminantes, mais ils font preuve eux même de ce même genre d’attitude entre eux en se méprisant suivant des caractéristiques liées à l’origine. Ils agissent de même envers les habitants du centre de la ville, plus riches.

Contrairement à ce que pourraient donner à penser les a priori sur ces quartiers, il n’y a pas d’esprit de corps parmi les populations qui y vivent. En réalité, ces territoires sont parcourus par des fragmentations liées, entre autre, à l’origine. Mais pas seulement. Des recompositions sociales s’organisent à une très petite échelle par le phénomène de bandes « territorialisées », comme a pu le remarquer le groupe qui a travaillé sur le quartier de Haute-Pierre.

Le voyage d’un groupe du centre-ville vers Neuhof a placé également les enjeux sociaux au centre des débats. Il s’agit moins de traiter des origines des habitants, certes, pour la majorité d’entre eux, récemment arrivés en France, mais de leur pauvreté et des moyens dont ils disposent pour en sortir. Au juste, la plupart considèrent qu’ils n’ont pas les mêmes chances d’accéder à une certaine aisance que les habitants des quartiers du centre. Les employeurs auraient même tendance à les disqualifier plus facilement. Ils ont ainsi l’impression d’être contraints de vivre dans un ghetto social que beaucoup voudraient fuir.

Toutefois, un second trait souligne la difficulté non de l’appréhension (d’ailleurs à prendre ici au double sens que revêt le mot de « peur » et de « discernement ») mais de la restitution de ces phénomènes par les jeunes journalistes. Ils n’échappent pas aux glissements du sens dans leur tentative de « nommer ». D’emblée, les banlieues sont étranges et étrangères, et les étudiants avouent une sorte de malaise à s’y trouver. Par conséquent, la normalité réside au centre de la ville. C’est une distinction qui n’est pas interrogée. Tout comme est acceptée celle traçant une ligne entre « Français et immigrés », « jeunes et vieux », etc. Un groupe parle, entre guillemets, de la prégnance de populations à la « peau mate », non que le constat soit mensonger mais qu’il dénote la difficulté de nommer. Un autre prédit la délinquance prochaine d’un enfant de 10 ans. On trouve enfin, dans le catalogue des idées reçues, qu’un des quartiers visités n’est « sûrement pas la France mais un mélange dangereux de toutes les nationalités ».

Certes, les journalistes de l’Union européenne ou de France n’échappent pas non plus à ces perceptions caricaturales. Et, s’exprimant en français, pour eux langue étrangère, découvrant un pays et un univers qui leur étaient complètement étrangers avant leur arrivée, les étudiants des Balkans ont eu de la difficulté à trouver la juste distance. Ils ont ensuite témoigné de cette difficulté dans les séances de travail critique menées sur leurs enquêtes.

Enfin, note optimiste dans un ensemble qui dénotait plutôt l’inquiétude, les jeunes journalistes ont remarqué que, quelquefois, l’intégration semblait porter ses fruits et que l’évolution des mentalités était possible, ainsi que l’adhésion à des normes et des valeurs communes, quelles que soient les origines des populations. Il est vrai, toutefois, que cet espoir émanait du groupe qui avait visité une banlieue où se mélangeaient les habitants de riches villas avec ceux des habitats sociaux voisins.

Ces travaux en groupe ont été largement plébiscités et même sollicités. Une des remarques qui nous ont été adressées fut de ne pas avoir eu le temps de réaliser d’autres travaux similaires. Si la plupart des textes sont en grande partie descriptifs, ils sont en revanche très bons du point de vue du style « journalistique » que certains ont employé, ainsi que des remarques et des observations.

Certains ont souligné l’opportunité que ce travail leur a donnée de pouvoir s’exprimer, partager des points de vue sans pour autant être jugés par les autres participants. Cet espace de libre expression, sans pression de jugements, qu’est celui des universités d’été a été apprécié de la même manière, même s’il a été difficilement pourvu au début. Cette envie d’échanger était notamment celle des étudiantes de Belgrade, comme pour envisager de nouvelles perspectives et une nouvelle ouverture. La question du Kosovo est, à ce titre, une des frustrations de cette université d’été, qui tient plus à une question de personne, que de position. Alors que la guerre en Bosnie et la situation après Dayton ont été plus souvent évoquées, et ont fait l’objet de discussions douloureuses (notamment après la projection du documentaire Gorazde, psychogéographie d’une frontière), celles-ci ont eu le mérite d’aboutir et de briser la glace des émotions, chose qui ne s’est pas produite à propos de la guerre du Kosovo, sûrement à cause de la différence numérique des participants du Kosovo (un seul) et de Serbie (trois), alors que les tentatives et les espaces de discussions étaient bien réels. Cela montre encore une fois la nécessité de passer par des phases douloureuses de discussions et de débats pour aboutir à une atmosphère de travail plus constructive et solidaire. Nous avons cependant ressenti une fragmentation plus accentuée au sein du groupe que les années précédentes : l’ambiance générale et les travaux en groupe étaient généralement bons, mais l’attirance linguistique l’a souvent emporté conduisant certains petits groupes à se comporter parfois comme des « délégations ». Il est intéressant de noter qu’au sein de ces petits groupes (en tout cinq – six personnes), le besoin de s’attacher à des certitudes (pour ne pas dire vérités) politiques ou intellectuelles était une caractéristique face à l’apprentissage et l’intégration d’outils critiques à cette même notion de certitude/ vérité (autant durant les cours théoriques que les travaux en groupe ou les discussions). Cette attitude ne doit pourtant pas être perçue comme un échec : elle montre que l’idée et l’approche de Transeuropéennes ne laisse pas indifférent. « L’apprentissage de la différence » et l’affirmation individuelle est un processus parfois plus difficile pour quelques uns que pour une majorité d’entre eux , et ceci est avant tout lié aux étudiants en tant qu’individu, et ensuite seulement aux différentes sensibilités de chacun. La constitution de groupes n’est pas non plus un obstacle au dialogue, mais elle le modifie parfois lorsque certains se réfugient derrière une « protection » nationale et se présentent au groupe en tant que « représentants ». Cette position n’est pas plus évidente pour les étudiants qui l’adoptent mais c’est pour eux, semble-t-il, la moins inconfortable.

Ces jeunes et futurs (ou déjà) journalistes de la région qui se trouvent ou se trouveront en position directe de multiplication d’opinion ont donc mené un travail commun de reconnaissance des différences, mais aussi des similitudes à plusieurs niveaux : entre eux, entre leurs pays respectifs et avec l’Europe, qui apparaît comme une aspiration certaine mais lointaine. La connaissance de l’autre et la reconnaissance de la différence ont été perçues par tous comme une première étape au dialogue et au travail constructif sur une base commune : faire des frontières visibles et invisibles des lieux d’échanges et de coopération plus que des remparts à la communication. Des propositions de projets ont d’ailleurs émergé dans ce sens : le désir de créer à Istanbul une structure locale d’échanges, de dialogue et de réflexion ; l’idée de réaliser à Belgrade une manifestation culturelle et politique de réflexion sur les frontières.

 

Conclusions rédigées par Sébastien Babaud et Christophe Ingels.

 

 

Intervenants


Jean-Pierre Bouteiller
: journaliste aux Dernières Nouvelles d’Alsace (Strasbourg) ; Alain Chanel : Directeur du CUEJ (Srasbourg) ; Guy-Pierre Chomette : Journaliste (Paris) ; Xavier Delcourt : journaliste, enseignant au CUEJ (Strasbourg) ; Ghislaine Glasson Deschaumes : Directrice de Transeuropéennes (Paris) ; Luc Gwiazdzinski : Maîtres de conférence en géographie à l’Université Louis Pasteur (Strasbourg) ; Jean-Marie Haeffele : Rédacteur en chef, L’Alsace (Mulhouse) ; Michael Haertle : journaliste à SWR Fernsehen (Fribourg) ; Jacques Laurent : Responsable de la section documentaire, ARTE (Strasbourg) ; Thomas Morawski : Journaliste, Bayrischer Rundfunk, ARD (Münich) ; Frédéric Sautereau : Photographe (Paris) ; Svetlana Slapsak : Anthropologue, professeur à l’Institutum Studorium Humanitatis (Ljubljana) ; Jean-Christophe Victor : Enseignant en géopolitique au Collège Inter Armées de Défense, à l’Université Paris I, directeur du Lepac, présentateur de l’émission « Le dessous des cartes » (Paris) ; Jean-Pierre Worms : sociologue (Paris) ; Zelimir Zilnik: Cinéaste (Novi Sad).

 

 

Les partenaires


Centre Universitaire d’études du journalisme, Université Robert Schuman ; Directeur : Alain Chanel.

ARTE ; Responsable de l’unité documentaire : Jacques Laurent.

Université Marc Bloch, U.F.R. de Philosophie, Linguistique, Informatique, Sciences de l’Éducation ; Président : Daniel Payot.

Co-directeurs : Ghislaine Glasson Deschaumes, Alain Chanel, Jacques Laurent. Chargés de projet : Silvie Camil, Sébastien Babaud, Emeline Simien. Programme hors les murs : Sanja Lucquet-Basaric.