Troisièmes Ateliers culturels euro-méditerranéens

Censures et soumissions, du 26 octobre au 9 novembre 2002 à Naples (Italie)


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Organisés par Transeuropéennes (Paris) et Nuovo Teatro Nuovo (Naples) en coopération avec : Provincia di Napoli ; Accademia delle Belle Arti, Naples ; Istituto Universitario Suor Orsola Benincasa, Naples ; Istituto Universitario Orientale, Naples ; Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, Naples ; Institut Français de Naples. Avec le soutien de : Regione Campania ; Ministère français des Affaires étrangères ; Ambassade de France à Rome.


Résumé des conclusions générales


Du 26 octobre au 10 novembre, vingt-cinq jeunes artistes et chercheurs des pays du Bassin méditerranéen, ayant, pour les artistes, une réelle expérience et, pour les chercheurs, un niveau doctorant, ont été réunis par Transeuropéennes et Nuovo Teatro Nuovo à Naples, dans le cadre du programme de Transeuropéennes intitulé : "Traduire entre les cultures en Méditerranée". Sur les 31  personnes sélectionnées sur dossier et invitées par les organisateurs, six d'entre elles se sont vu refuser leur visa d'entrer par les  consulats italiens, et cela sans raison valable.

Ce thème de "traduction contemporaine des cultures", que Transeuropéennes développe depuis 1999, part de la nécessité de travailler sur les oeuvres contemporaines de l'imaginaire et de la pensée et du constat de la marginalisation depuis plusieurs années de la pensée ouverte. Plus encore, il semble que nous soyons aujourd'hui confrontés, de part et d'autre de la Méditerranée, à une profonde crise de l'imaginaire et de la pensée, à une crise aiguë des représentations symboliques, et à une fragilisation de celles et ceux qui font oeuvre.

Pour mieux appréhender cette réalité, Transeuropéennes a décidé d'ouvrir un travail de longue haleine sur la question des "censures et des soumissions". En effet, l'imaginaire et la pensée paraissent de nos jours être sous l'emprise d'une mentalité de servitude, de soumission à des systèmes de pouvoir qui, pour différents qu'ils soient, ont tous pour finalité commune une réduction à l'un, à l'unicité. Ces mécanismes ne sont jamais longtemps sans produire de complexes mécanismes d'autocensure et de refoulement.

Les Troisièmes Ateliers culturels euroméditerranéens, à Naples, ont donc développé ce thème à travers deux oeuvres littéraires du XXème siècle, Les Bonnes, de Jean Genet, et Al- Lajna (Le Comité) de Sonallah Ibrahim. Ce dernier a accompagné une partie des Ateliers. Les participants ont discuté les oeuvres et les thématiques dans le cadre de conférences de haut niveau et de rencontres avec des personnalités artistiques de Naples, et ils se sont approprié le thème et ses variantes dans le cadre des groupes de travail ou ateliers, dont le rendu a été présenté en fin de session au Nuovo Teatro Nuovo.

Très motivés, tant pour entrer en discussion avec les intervenants que pour oeuvrer ensemble à un projet artistique final, les  participants ont constaté à quel point ils s'étaient sentis libres d'aller jusqu'au bout de leur démarche et de leurs intuitions, et à quel point ils en sortaient renforcés. Dans le contexte contemporain de marginalisation de la pensée ouverte, tant sur la rive sud que sur  la rive nord, où les mécanismes de censure, flagrants au sud, sont doublés de puissants mécanismes d'autocensure (flagrants au nord), où les logiques de soumission de l'individu à une totalité prennent des voies différentes mais convergent vers une même réalité de servitude volontaire (cf. Etienne de La Boétie), le thème de travail choisi s'est révélé particulièrement pertinent.

Soutenu par le Ministère français des Affaires étrangères et l'Ambassade de France à Rome, et bénéficiant d'une collaboration avec la Province de Naples, ce projet attend encore malheureusement la confirmation de l'engagement financier de la Regione Campania (Italie), négocié et promis à de nombreuses reprises. Ce retard grève largement la capacité d'action aujourd'hui des deux organisateurs : le Nuovo Teatro Nuovo et Transeuropéennes.

Plusieurs institutions napolitaines prestigieuses se sont associées à ce projet. L'Accademia delle Belle Arti a accueilli l'ensemble des travaux durant quinze jours; l'Istituto Universitario Suro Orsola Benincasa a proposé aux participants dans ses locaux deux conférences essentielles à leur compréhension du contexte historique et culturel napolitain, l'Universita degli Studi di Napoli “L’Orientale” a accueilli et co-organisé la conférence publique de l'écrivain égyptien Sonallah Ibrahim; l'Istituto Italiano per gli Studi Filosofici a accueilli sous la forme d'une conférence publique le résultat des travaux des trois chercheurs ayant participé aux Ateliers de Marrakech, en 2000, qui avaient commencé une réflexion théorique commune alors et qui se sont retrouvés à Naples pour la finaliser. Enfin, l'Institut français de Naples a proposé une présentation publique du dernier numéro de la revue internationale de pensée critique Transeuropéennes sur le thème "Traduire entre les cultures".

Interdisciplinaires et interculturels par nature, ces Ateliers restent pour la majorité des participants une expérience fondatrice. Un travail de réseau s'ouvre désormais, avec le souci de redonner à celles et ceux qui le souhaitent la possibilité de travailler ensemble, et de les mettre en contact avec leurs pairs des sessions précédentes des Ateliers culturels euro-méditerranéens (Tolède, 1999 et Marrakech, 2000). Si cela était nécessaire, ils rappellent le bien fondé d'un travail approfondi entre les deux rives, adossé à la mobilité physique des individus, sans laquelle il n'est pas d'échange interculturel, à la mise en commun d'approches diverses, voire contradictoires, à la mise  en traduction non seulement des textes, mais des modes de représentation, des imaginaires, à la négociation des différences, non  seulement entre les cultures, mais au sein de chacune d'entre elles, voire en soi-même.

Différencier pour ne pas être soumis au pouvoir de l'Un, différer pour ne pas être soumis à la contrainte asservissante de la consommation immédiate, chercher la lenteur par quoi se libère la créativité individuelle et se risquer dans l'acte de la rencontre, tels sont brièvement quelques uns des dégagements qui ressortent de ce moment napolitain très intense.

 

 

Rapport d'activité et conclusions

 

Les "censurés" : six visas refusés par les consulats italiens

Alors que le nombre de candidatures retenues pour les Troisièmes Ateliers culturels euroméditerranéens était de 31, seuls 25 participants ont pu participer à ce programme. Malgré les efforts conjugués de Nuovo Teatro Nuovo, de Transeuropéennes, de la Province de Naples et de l'Ambassade de France à Rome, malgré l'intervention au Caire, à Casablanca et à Alger d'intellectuels proches du projet pour soutenir les démarches des "candidats" au visa italien, c'est à une regrettable situation de refus que se sont heurtés deux chercheurs en littérature française et un politologue du Maroc, un metteur en scène et un architecte d'Algérie, et une traductrice et critique littéraire d'Egypte. Ces candidats présentaient pourtant toutes les garanties requises pour une obtention de visa. L'arbitraire d'une telle décision, contrevenant aux exigences qui régissent le Processus de Barcelone (dialogue entre les cultures, soutien aux échanges humains et culturels) et aux droits de l'homme, a créé une atmosphère d'indignation et d'amertume dans le groupe et chez les organisateurs, qui ne s'est jamais estompée. Un jeune universitaire du Caire a en outre obtenu son visa avec six jours de retard, rejoignant les Ateliers à mi-parcours, non sans qu'il ait au préalable écrit une lettre ouverte aux participants et aux organisateurs des ACEM pour proposer que les participants s'emparent du refus de visa comme d'un thème d'écriture théâtrale.

 

Les participants

Agés en moyenne d'une trentaine d'années, les vingt-cinq  participants, déjà expérimentés, venaient de presque tous les pays du pourtour méditerranéen1. Onze d'entre eux étudiaient la littérature, quatre le théâtre, six la philosophie et l'anthropologie, deux le cinéma, deux les arts plastiques. Le groupe comptait 13 femmes et 12 hommes. Les refus de visas ont entraîné un déséquilibre du groupe au profit de la rive nord, puisque six participants de la rive sud manquaient au rendez-vous. Néanmoins, l'esprit d'ouverture et la qualité d'écoute mutuelle qui ont prévalu au sein du groupe ont permis de pallier les effets de ce déséquilibre. Quoique très interdisciplinaire, le groupe était d'une belle homogénéité en termes de maturité, de curiosité intellectuelle et de niveau de connaissances. Cela a permis une rapide entrée en matière tant dans la réflexion thématique que dans le travail en ateliers. Par contre, le groupe n'était pas homogène dans son désir de travail collectif, quelques uns ayant eu tendance à rester sur leur quant à soi. Cette réalité du quant à soi a parfois été un frein à la négociation des différences, notamment sur des questions plus directement politiques.

 

Les langues, la traduction, l'intertraduction

Les langues de travail lors des conférences étaient l'anglais, l'arabe, le français et l'italien (de l'italien vers les trois autres langues). L'interprétariat simultané était assuré par une équipe  articulièrement compétente venue du Maroc, et avec laquelle Transeuropéennes avait déjà travaillé lors des Deuxièmes Ateliers culturels euro-méditerranéens à Marrakech en octobre 2000. Le travail en atelier reposait sur des pratiques d'intertraduction entre participants, à la fois délicates à mener et profondément nécessaires à la gestation des projets. La nécessité de communiquer en ateliers en vue de produire un travail intellectuel et artistique commun suppose une traversée des narcissismes, une exposition de  chacun à des formes multiples de communication (faisant appel au langage du corps) et une immersion dans la pluralité des langues "étrangères" puissamment créatrice. De même, la lecture polyphonique des extraits d'Al-Lajna et des Bonnes a été perçue comme un moment tangible de rencontre entre les langues, plutôt que d'expression d'une réalité hétéroclite. Ainsi que le soulignait une participante, il y a tout ce que l'on perd mais aussi tout ce que l'on gagne en passant d'un système linguistique à un autre.

 

Le poids du conflit israélo-palestinien

Plus que le discours dominant de la guerre des civilisations, par rapport à laquelle les participants n'ont pas vraiment éprouvé le besoin de se situer, c'est le conflit israélo-palestinien qui a généré le plus de tensions et de malentendus tant entre les participants qu'entre eux et certains intervenants. C'est autour des attentats-suicides commis par des Palestiniens contre les populations civiles en Israël que s'est cristallisé le malentendu, dans un contexte de méconnaissance générale des données du conflit chez les participants de la rive nord. Contrairement aux ACEM de Marrakech, en 2000, où la question avait été abordée en profondeur, malgré des désaccords virulents, les ACEM de Naples n'ont pas permis d'aller vers une discussion approfondie, seule à même de conduire au dépassement du  malaise qui s'était installé à l'occasion de la conférence publique de l'écrivain égyptien Sonallah Ibrahim à l'Orientale. La séance de  dénouement de la crise a certes représenté un moment d'apaisement permettant de repartir vers l'objectif commun des Ateliers, mais  elle n'a pas permis de dénouer suffisamment les paroles. Si la peur d'aller à l'irréparable a paralysé la discussion, on peut néanmoins  saluer le refus général de stigmatisation de l'autre qui a prévalu tout au long des Ateliers.

 

Naples, entre chaos et séduction

La ville de Naples a beaucoup compté dans ces Troisièmes Ateliers culturels euroméditerranéens, sans que l'on puisse lui reconnaître un réel bénéficie sur le travail des participants. En effet, logés en dehors de la ville, ceux-ci ont souvent dû passer beaucoup de temps dans les transports, rendus encore plus difficiles par les manifestations répétées contre le gouvernement italien, et qui bloquaient parfois l'accès à l'Académie des Beaux-Arts, où se tenaient les séances. Ainsi chacun passait-il du calme de la résidence surplombant la baie de Naples au mouvement urbain exacerbé et bruyant. Les ondes du tremblement de terre de fin octobre en Italie du Sud et de ses répliques, ressenties nettement, ont ajouté à la perception nettement chaotique de la ville.

Quoique fascinés par la vitalité et la polyphonie de cette ville et par son passé en intime écho avec la thématique de la résistance à la soumission (Révolution de 1799, ville de contestation ouvrière au XXème siècle), les participants des Ateliers n'ont donc pas pu faire à Naples une véritable place dans leurs travaux, si ce n'est à travers le livre collectif réalisé par l'un des groupes de travail, qui s'est construit, selon ses auteurs, sur une logique d'accumulation de strates historiques, de couches de couleur, propre à la ville. Et pourtant, incontestablement, Naples a nourri l'imaginaire et influencé la manière de se mouvoir, de penser, de travailler.

 

Les intercesseurs napolitains : l'équipe du Nuovo Teatro Nuovo et l'Accademia delle Belle Arti

Nuovo Teatro Nuovo est un haut lieu du théâtre expérimental en Italie. Installé dans un quartier populaire, le théâtre est en prise constante avec la réalité sociale napolitaine et il développe des formations au théâtre pour les jeunes en difficultés en même temps qu'il mène un travail exigeant de création. La tenue des ACEM à Naples a coïncidé avec un cycle de création de trois oeuvres théâtrales de Jean Genet par le metteur en scène Antonio Latella : Querelle, Les Nègres, Stricte surveillance. Cette programmation a influé sur le choix d'une oeuvre de Genet pour les ACEM, du fait des possibilités d'interaction qui se présentaient. Ainsi l'un des moments forts a-t-il été, pour beaucoup de participants, le spectacle Querelle, suivi le lendemain d'un long entretien avec Antonio Latella.

Si l'équipe de Nuovo Teatro Nuovo a guidé les participants des ACEM à travers la ville, au quotidien, elle les a également aidés de manière décisive à monter leurs productions de fin de session, par ses conseils, son dévouement et l'intérêt qu'elle portait aux travaux en cours. La dernière matinée, consacrée au rendu des Ateliers, s'est entièrement déroulée au Nuovo Teatro Nuovo, donnant aux jeunes artistes et chercheurs l'accès à une ritualisation théâtrale de leurs présentations.

L'Accademia delle Belle Arti (Académie des Beaux-Arts) a quant à elle mis à disposition avec générosité ses salles de cours, tant pour le déroulement des conférences et des Ateliers que pour la conférence de presse. Elle a constitué un cadre de travail particulièrement approprié, point trop formel, mais inspiré.

 

Fenêtres sur Naples : les partenariats universitaires et l'Institut français

Le projet a bénéficié d'un fort soutien des grandes institutions universitaires et de recherche napolitaines : Istituto Universitario Suor Orsola Benincasa, Istituto Universitario Orientale, Istituto Italiano per gli Studi Filosofici, ainsi que de l'Institut français de Naples.

A l'Istituto Universitario Suor Orsola Benincasa, deux remarquables conférences ont été proposées aux participants des ACEM. Celle de Stefano Causa a porté sur une introduction par l'histoire de l'art à la ville de Naples, sur la base d'une documentation iconographique. Celle de Marino Niola a mis en lumière les rapports de colonisateur à colonisé que constitue la lecture orientaliste de l'Italie du Sud par les voyageurs européens du XVIIIème et du XIXème siècles. Très originale dans son approche, cette conférence a ouvert des pistes de réflexion intéressantes sur "l'autre" de l'Europe, nouvelles pour beaucoup des auditeurs. Les deux conférences ont été suivies par une  visite de l'Istituto en compagnie de Marino Niola.

L'Universita degli Studi di Napoli “L’Orientale” a quant à elle accueilli une grande conférence publique à l'occasion des ACEM, dans l'un de ses amphithéâtres du centre historique. L'idée était que ses étudiants, mais plus largement le public napolitain intéressé, bénéficient de la présence à Naples du grand romancier Sonallah Ibrahim. Une soixantaine de personnes sont venues écouter l'écrivain égyptien Sonallah Ibrahim, en présence du vice-recteur de l'université. La conférence avait lieu en traduction simultanée (arabe/anglais/italien). Transeuropéennes et l'université ont exprimé le souhait de voir leur collaboration se poursuivre.

L'Istituto Italiano per gli Studi Filosofici de Naples a par ailleurs généreusement accueilli une conférence sur "Traduire entre les cultures : un concept au travail", à laquelle ont pris part, outre Raja Ben Slama, de l'université de la Manouba à Tunis, et Fabio Ciaramelli, de l'Università di Napoli Federico II, trois jeunes chercheurs ayant participé aux Deuxièmes Ateliers culturels euro-méditerranéens, à Marrakech en octobre/novembre 2000. A l'invitation de Transeuropéennes, ils ont travaillé durant quelques jours en résidence à Naples avant de présenter le résultat de leurs travaux au public de l'Istituto, malheureusement peu nombreux. L'accueil par l'Istituto Italiano per gli Studi Filosofici s'est clos sur un dîner accueillant, qui a permis d'approfondir les échanges.

La revue internationale de pensée critique Transeuropéennes ayant consacré un numéro, au printemps 2000, au thème "Traduire entre les  cultures", l'Institut français de Naples a convié son équipe (Dragan Klaic et Ghislaine Glasson Deschaumes) avec Fabio Ciaramelli et la metteuse en scène de théâtre Anne Torrès à rencontrer le public de l'Institut sur cette thématique. Cette conférence, peu fréquentée, à  la veille du week-end de la Toussaint, a néanmoins représenté un moment chaleureux, qui s'est poursuivi longtemps autour d'un verre d'amitié.

 

Un partenariat financier local gravement défaillant

Sans doute le manque de sérénité des organisateurs au cours de ces Troisièmes Ateliers culturels euro-méditerranéens doit-il beaucoup à la défaillance de la Regione Campania qui, après avoir manifesté son intérêt pour le projet dès décembre 2001 et promis une contribution financière conséquente dans le cadre d'un co-financement du  programme avec le Ministère français des Affaires étrangères, reste au printemps 2003 toujours redevable, tant au Nuovo Teatro Nuovo qu'à Transeuropéennes, des subventions permettant de couvrir une partie importante de coûts de production de ces Ateliers. Une partie de l'énergie des deux organisateurs, après les Ateliers, est donc passée dans la négociation incertaine de ces dossiers financiers que l'on pensait bouclés, qui ont pris le pas sur le suivi du projet.

De tels incidents portent préjudice à la capacité de structures indépendantes comme Transeuropéennes ou Nuovo Teatro Nuovo de créer sur le moyen et long terme des programmes de coopération dans l'espace culturel et politique euro-méditerranéen. Ils font ressortir par contraste la nécessité de développer de manière conséquente les ressources de la Commission européenne dans le cadre du partenariat euro-méditerranéen pour le spectacle vivant et les sciences humaines au sens large.

 

Le rôle de Transeuropéennes

Comme dans les Ateliers précédents, à Tolède puis Marrakech, Transeuropéennes a animé le conseil du programme, effectué le recrutement puis la sélection des participants, co-ordonné le contenu scientifique du programme, animé les principales discussions et les groupes de travail, notamment dans leur phase de démarrage. Les partenariats avec les instituts universitaires et de recherche à Naples ont été mis en place par le tandem Transeuropéennes / Nuovo Teatro Nuovo. L'organisation locale était prise en charge par Nuovo Teatro Nuovo avec une aide de l'équipe de Transeuropéennes. Transeuropéennes a mené l'évaluation auprès des participants et la synthèse budgétaire. Le suivi du réseau est désormais assuré par Transeuropéennes, qui souhaite inclure Nuovo Teatro Nuovo dans la poursuite du projet.

 

Une polyphonie heureuse

Quelque chose de propre à ce groupe et à ce moment napolitain est né du constat partagé des distances séparant les participants : contextes géographiques, politiques, économiques, sociaux, urbains, culturels parfois radicalement opposés; disciplines et champs d'expériences divers; rapports très différents au conflit du Proche-Orient ou perception différente du 11 septembre, voire des guerres d'ex-Yougoslavie.

Par leur posture, qui fut la quête prudente et risquée de l'autre, aux moyens du travail en commun et du vivre ensemble, les  participants ont ouvert entre eux un champ de résonances, sans jamais chercher à lui surimprimer une logique forcée de dialogue.  Lorsque le dialogue est venu, il a émergé comme un appel à synthétiser les échos, impressions, rêves, craintes, instants fugitifs.  L'écoute a été déterminante. La bande sonore imaginaire des ACEM reste marquée par le "frottement polyphonique des langues", pour  reprendre les termes d'une participante – l'arabe, le français, le napolitain, l'espagnol, l'italien, l'albanais, le turc, le grec, le serbe.

Le moment des Ateliers de Naples s'est construit comme une lente conquête de sa propre liberté de parole, un lent dégagement des  postures narcissiques, une lente mise en mouvement des corps et des esprits les uns vers les autres. Dans le rythme très rapide de Naples, le groupe, chahuté par les aléas de ses migrations quotidiennes et de ses obligations de rendu artistique et théorique, a ralenti  son regard, sa parole, a pris le temps de tâtonner, de chercher, de se chercher. Sans doute le travail sur des oeuvres contemporaines  y a aidé, obligeant les uns et les autres à quitter les représentations stéréotypées de l'imaginaire de l'autre, et à s'interroger sur les  conditions contemporaines de la création. Cette polyphonie a aussi été celle des lectures à haute voix, un matin de grand soleil, sur une terrasse napolitaine : un extrait de chacune des deux oeuvres lu dans chacune des langues disponibles, commenté en plusieurs  langues, partagé entre plusieurs langues, par la logique d'intertraduction. "La poésie du frottement entre les phonèmes", disait cette  participante déjà citée, a marqué durablement ces Ateliers.

Dans ces Troisièmes Ateliers culturels euroméditerranéens, et si déterminés qu'ils fussent dans leurs démarches respectives, aucun des participants ne s'est voulu le porte-parole de tel ou tel discours. Ce qu'ils ont partagé est le sentiment d'une urgence à assumer, et qui ne pouvait l'être que dans le faire ensemble et l'être ensemble. En ce sens, la journée ritualisée de rendu des Ateliers reste comme le point d'orgue du travail, fil tendu entre le risque de s'exposer et le désir d'aller au-delà de soi-même.

Ce travail extrêmement profond, qui a investi les thèmes de travail proposés avec obstination et détermination, et qui a laissé à chacun la liberté d'être ce qu'il est, pourrait être vu aussi comme une traversée des narcissismes, intrinsèquement libératrice.

 

Les oeuvres au programme : Les Bonnes (1954) et Al-Lajna (1981)

Les deux oeuvres ont été choisies tant pour le rapport que leurs auteurs ont entretenus avec la censure directe, voire la prison, que pour leur traitement de la thématique de la soumission. En outre, les deux auteurs ont en commun d'avoir circulé entre les rives. Genet à partir de la figure du vagabond, et sans jamais vouloir s'inscrire dans quelque appartenance que ce fut, a vécu dans les camps palestiniens et a longuement séjourné au Maroc. Sonallah Ibrahim est allé étudier à Berlin-Est puis à l'Institut cinématographique de Moscou et a fait l'expérience du monde soviétique.

Dans sa conférence, Albert Dichy a montré comment Jean Genet a été confronté à un double processus de censure : la  censure directe, sur certaines de ses oeuvres, et une censure indirecte consistant à enserrer l'oeuvre dans un processus de normalisation. Celui-ci a commencé dès les premiers livres de Jean Genet, publiés de manière clandestine et sans nom d'éditeur. Par la suite, les oeuvres de Genet ont été présentées dans un contexte qui visait à en diminuer l'impact. Cette "mise sous tutelle" des textes  s'est exercée par exemple sur l'oeuvre théâtrale Les Bonnes, créée par Louis Jouvet. La pièce était présentée au même programme qu'une pièce de Jean Giroudoux de peu d'impact. « L'oeuvre de Genet est entrée dans le monde littéraire accompagnée » (A. Dichy). Il  a fallu attendre 20 ans pour que Les Bonnes soit jouée seule au théâtre. Plus tard, Le Balcon sera mis en scène de manière scandaleuse (par Zadek puis Brook) de manière à désamorcer la violence scandaleuse du texte. Mais c’est toute la figure de l'écrivain Genet – dont l'oeuvre est née en prison – qui s'inscrit dans la résistance à la loi, au pouvoir, à l'enfermement. Genet ne se place jamais en tant qu'écrivain dans un rapport d'opposition à la loi, il est lové en stratège « dans la tradition dont il a assimilé la loi et dont il usurpe l'héritage » (A. Dichy). Sa résistance s'articule autour des notions de tradition et de trahison. Elle passe par la corruption de la langue.  C'est par ce biais que l'on peut comprendre le rapport de Jean Genet au vagabondage. Il est le vagabond sans visage ni identité, qui accepte la misère comme le prix à payer pour cela. Il est celui qui transgresse les frontières d'un territoire à l'autre, et il est en cela un  "transeuropéen" par excellence. Son militantisme prend sens ici. C'est parce qu'il ne s'est jamais situé dans une logique d'appartenance que Genet a été bien reçu chez les Black Panthers ou dans les camps palestiniens, où il a longuement séjourné.

Si l'on en vient plus précisément aux Bonnes, il faut se référer au fait divers dont l'oeuvre s'inspire (comme plus tard les oeuvres de Bernard Marie Koltès devaient s'inspirer de faits divers). Domestiques modèles (silencieuses), les soeurs Papin massacrent, en février 1933, avec une sauvagerie inouïe, leur maîtresse. Autour d'elles, l'espace de répression absolue avait été organisé, produisant une soumission absolue (quand aucun signe ne dit la soumission ni aucun signe ne dit la révolte). Jacques Lacan, dans son texte sur l'Affaire Papin, analyse le  trouble chez l'une et l'autre soeur en montrant que dans leur folie à deux elles ne font plus qu'un. Les sociétés totalitaires produisent de l'un, et produire de l'un, c'est produire un espace de mort. Sortir de la pulsion radicale d'emprise de l'un suppose une énergie de destruction ravageuse.

L'oeuvre de Sonallah Ibrahim a elle aussi été confrontée à la censure directe (pour le roman Cette Odeur-là). Mais la censure est aussi le contexte de toute son oeuvre, ce avec quoi il faut toujours compter. Le monde arabe en général est confronté à cette question, venue des pouvoirs politiques ou des pouvoirs religieux. On en voudra pour preuve la censure de  nombreuses oeuvres littéraires récemment au Caire2.

Pour Raja Ben Slama, le roman Al-Lajna pose les questions de la censure et de l'autorité, de la censure et de la jouissance. Le narrateur, qui n'a pas de nom, est celui qui exécute l'autre et s'exécute lui-même. Se tissent ici les liens étroits entre l'autodestruction résultant d'une soumission absolue à l'ordre et à la loi du comité et la jouissance du réprimé. La censure participe de la domestication, du joug. Dans Al-Lajna, elle va de pair avec la normalisation de l'individu, ici le narrateur, à qui on laisse croire un temps qu'il peut dégager un espace de vérité et de parole autonomes. La censure n'est qu'indirectement incarnée par le comité, dont la fonction première est de garantir la logique totalitaire.

En cela, Al-Lajna est d'ailleurs un roman de l'Est, de la dissidence, tel qu'on a pu les lire en provenance d'URSS, de RDA, de Tchécoslovaquie, etc. dans les années 1960 et 1970. Car plus qu'une instance de censure, le comité est une instance de soumission. Se présenter devant lui, c'est être dans l'absolue transparence. Il y a unicité entre public et privé dans le monde totalitaire d'Al-Lajna, et les frontières entre le public et le privé ont été détruites. La langue du comité est donc par excellence la langue de bois. Elle conduit littéralement le narrateur, c'est-à-dire le "suspect", celui que l'ordre doit assimiler (manger), en posture de silence absolu. La tentative du narrateur de se libérer en se plaçant hors la loi ayant tourné court, il ne reste plus à ce dernier qu'à se mouler dans une logique de soumission qui l'exclut radicalement du langage. Il est condamné au silence. C'est plus généralement le système du "socialisme réel", en tant que concept historique, qui est décrit ici comme envahissant l'imaginaire, l'inconscient individuel et collectif, la langue, l'espace urbain. Les éléments perturbateurs du système sont ceux qui ne peuvent participer de la jouissance de la transparence.

La censure dans Al-Lajna est donc étroitement reliée à la domestication, au joug. Le comité garantit le caractère totalitaire de l'ordre. Sa langue est la langue de bois. Elle est un laboratoire pour la création d'un nouvel individu qui est prêt à renoncer à tout et à se fondre dans l'Un. Mais au-delà de la référence à la réalité historique du "socialisme réel", c'est une forme plus universalisante de la logique totalitaire de réduction à l'Un qui est décrite par le roman Al-Lajna – dévastatrice s'il en est puisque conduisant à l'autodestruction.

Ces deux oeuvres du programme ont en commun de montrer que la question de la censure et de la soumission ne se résume pas à une entrave à la liberté. L'enjeu est la mort. Tant que la censure est représentable, faisait remarquer Fethi Benslama, il est facile de nous prendre à témoin de son entrave. Quand le monde arabe était colonisé, l'agent de la soumission était identifié. De même, quand quelqu'un soumet quelqu'un d'autre de manière visible, il est possible d'agir. La censure qui ne peut être représentée et qui n'est pas visible est celle qui a pour enjeu la mort. Elle se déroule dans un espace caché, et elle est terrifiante à cause de cela. Les deux oeuvres tentent de représenter l'irreprésentable. Et c'est pourquoi elles nous permettent de sortir de l'horreur et de la fascination. Dans l'une comme dans l'autre, l'autocensure est plus redoutable que la censure. Quelqu'un, quelque chose a réussi à se faufiler à l'intérieur de nous. Cette intériorisation de la censure et de la soumission est la marque d'Al-Lajna.

 

La soumission et l'enjeu de liberté

La double conférence inaugurale de Fethi Benslama entendait saisir la thématique « censures et soumissions » dans sa double dimension, psychique et politique, ces deux éléments essentiels qui font l'être humain. En termes psychiques, on peut penser la soumission comme une maladie, mais qui n'est pas différente des autres maladies humaines. La différence entre la normalité et la pathologie n'est pas une différence de substance, mais une différence quantitative. Il faut par ailleurs penser le politique non comme substance, mais comme ce qui a lieu entre les hommes, qui est institué, et qui peut de ce fait être détruit par la soumission et la servitude.

Il faut entendre la soumission comme un degré supérieur d'assujettissement. La relation de pouvoir entre le maître et l'esclave est une relation conflictuelle. La soumission vise à épuiser la vie. Mais si le maître épuise la vie de l'esclave, il n'y a plus d'esclave. Le maître doit donc maintenir l'esclave en vie, à savoir dans une forme de résistance. Le maître est donc lui-même l'esclave de son esclave. Le renversement de la relation maître-esclave de la dialectique hégelienne se joue autour de la mort. Celui qui risque sa vie est celui qui va devenir le maître. D'où la logique de terreur, qui repose sur le renversement du maître pour garder sa vie.

Selon Platon, c'est par les lois que les hommes accèdent à la dignité – et à la liberté. Il n'est pas d'ordre humain qui se constitue sans interdit. L'enfant par exemple ne comprend pas la loi, mais il comprend l'interdit. « Tu peux voir sans toucher. » Si la séparation entre toucher et voir n'a pas lieu, les conséquences sont terrifiantes. Les lois chez les êtres humains s'intègrent par l'interdit, qui aide par les mots à séparer les choses. Le langage (« Ne touche pas ») est le seul moyen humanisant de faire accepter la loi des hommes et de faire exister l'ordre social. Ce qui abolit le langage, c'est la pulsion d'emprise, liée au pouvoir : « Je veux prendre sans différer. » C'est cette immédiateté qui abolit le langage, qui fait que les mots ne vont plus prendre leur place. Il n'y a de soumission (de confusion) que là où le langage s'abolit.

Pour Fabio Ciaremelli, dont la conférence portait sur les rapports entre consumérisme, conformisme et servitude de nos jours dans les sociétés dites "développées", cette immédiateté, qui se présente sous la forme de la "bonne nouvelle", est opératrice de soumission. La publicité est une sorte d'évangile de la technologie accomplie qui envahit notre vie quotidienne. La publicité est une vraie « Païdeïa », efficace, qui opère le passage de la condition de l'infans (celui qui ne parle pas, au sens propre du terme) à la forme d'être social. Qu'est-ce que la publicité fait de l'individu ? Elle le socialise en en faisant un consommateur qui aspire à la satisfaction immédiate de ses besoins. Pour ce faire, elle joue sur « sa majesté le bébé » qui est en chacun de nous, et qui réclame l'assouvissement. Sur notre narcissisme. La société de consommation songe à nous faire revenir à l'état onirique de l'infans, qui hallucine en attendant l'assouvissement. Elle soumet l'antique toute-puissance du désir à la consommation, au besoin. Dans ce contexte, articulé aux processus de globalisation, la socialisation représente d'une certaine manière une menace pour la créativité de la psyché individuelle – pour l'imagination.

Car, ainsi que Fethi Benslama l'a montré, l'un des grands pouvoirs de l'être humain pour gagner son indépendance est l'imagination. L'hallucination est fondatrice du sujet humain en tant que sujet. L'invention de soi-même passe par l'imagination, qui me permet de ne pas me soumettre totalement à l'autre, au réel, à l'immédiateté. Si un sujet humain ne peut plus fantasmer, il tombe malade. La première force contre la soumission, c'est la force intérieure de m'inventer un espace imaginaire.

 

Différenciation et résistance

Différencier soi de l'autre, différencier le réel de l'imaginaire, différencier le besoin du désir, différencier l'autre, se différencier soi-même, c'est sortir de la soumission. La confusion de l'autorité est une des conditions de la soumission. S'il n'existe qu'une seule autorité, le pouvoir risque de s'exercer de manière aveugle. Sortir de la soumission, c'est donc montrer que l'autre est différencié. Lorsque les Palestiniens se présentent à la Cour suprême israélienne, il s'agit de montrer que les autorités sont multiples chez le maître. Il s'agit de retourner les instances de celui qui oppresse les unes contre les autres. Les Palestiniens, rappelle Fethi Benslama, ne remporteront pas la victoire contre la colonisation si les Israéliens ne se révoltent pas contre la politique de leur propre gouvernement. Il faut jouer avec le fait que l'autre n'est jamais total.

Mais soi n'est jamais non plus total. Dans le monde moderne, nous pouvons tous être des auteurs, au sens de causa sui, qui s'autogénère. Dans les sociétés traditionnelles, au contraire, nul ne se considère comme auteur. Celui qui raconte est le sous-traitant de l'autorité suprême (qui s'engendre elle-même). Une des façons de présenter Dieu en arabe, c'est d'écrire « Houa » (Il) en miroir. Quand l'identique se touche, il n'y a pas de miroir. Le narcissisme, c'est quand quelqu'un n'est plus séparé de son image. La soumission absolue est la soumission à soi-même, quand rien ne me sépare de mon image. Il n'y a de soumission qu'au narcissisme.

Or l'être accompli comme totalité (celui dont tous les désirs sont accomplis immédiatement) ignore le différé du temps, a rappelé Raja Ben Slama en introduisant sa conférence sur Sonallah Ibrahim par une référence à la lecture que Lacan fait, dans L'Ethique de la Psychanalyse, de l'Antigone de Sophocle. Différer, c'est différencier. Il existe un écart temporel entre le désir et son accomplissement. Etre individualisé, c'est être dans cet écart. L'appel à notre autonomie (se donner sa propre loi) est adéquate à la nature d'un être désirant.

Le concept même de sujet est donc lui-même différencié. Il est, rappelle Fethi Benslama, le lieu de la contradiction entre porter (sub-jectum) et supporter, subir et être actif. Il se différencie de l'individu (celui qui ne peut être divisé) et de la personne (la représentation symbolique de l'individu). Etre sujet dans une société, ce n'est pas seulement être soumis, mais c'est être aussi acteur. Là est la révolution moderne du citoyen (celui qui invente les lois), et le monde moderne est celui qui pousse le plus loin possible l'antagonisme entre liberté et assujettissement.

A travers la lecture que Jaqueline Risset fait de Georges Bataille, nous en venons à la figure de l'écrivain. Il est celui qui fixe par excellence les limites de la soumission. « La littérature, comme le rêve, est l'expression du désir, et par là de l'absence de contrainte. » (G. Bataille) L'écrivain est du côté du gaspillage, du don (et non dans l'économie de l'accumulation). De là la dimension diabolique de la littérature, si l'on en revient à la devise du démon, du diable : « Non serviam ». La littérature exige la liberté, elle requiert la mise à distance entre ce que j'écris et ce que je suis. L'erreur fantastique est de confondre la fiction et la réalité. Il faut donc, selon Bataille, comprendre les données de l'incompatibilité fondamentale entre littérature et engagement. Nul ne peut servir un maître sans nier en lui-même la souveraineté. Maintenir le désir de souveraineté (comme un horizon) est un des enjeux de la littérature. La vie doit être affirmée comme liberté, même si nous ne sommes pas complètement libres. Pour Bataille, c'est dans la communication que l'homme se réalise. Souveraineté et communication sont presque synonymes pour lui. Bataille a reproché à Genet de confondre la souveraineté et la souveraineté dégradée (la souveraineté royale), lorsque Genet se voulait l'égal du prince. Pour Bataille, c'est dans Le Captif amoureux que Genet retrouve une liberté fondamentale, car il est dégagé de l'asservissement à une cause.

 

Les systèmes de jouissance et la mort

Ainsi que l'a montré Fethi Benslama, les rapports entre plaisir et déplaisir sont des rapports d'économie. La jouissance, va, elle, audelà du plaisir. Elle n'a pas de régulateur. Elle s'adonne sans limitation possible, au risque d'aller vers sa propre destruction. Et vers la destruction de l'autre. Dans la relation de dépendance, on "prend" (cf. l'emprise) le corps de l'autre et l'on ne considère plus que l'autre a l'autonomie de son corps : il est alors transformé en objet sexuel permanent, au-delà de sa volonté. La loi règle le problème de la jouissance, et non celui du plaisir. Les systèmes totalitaires sont des systèmes de jouissance de l'autre. La jouissance veut déborder les lois. Dans un système de type despotique, un individu incarné (le despote est le "berger", celui qui veut être l'Un) soumet l'ensemble à sa jouissance. L'Un incarné est celui qui a le pouvoir d'enchantement par lequel nous abandonnons notre propre volonté. Dans le monde arabe, il n'y a que des despotes. Les modes d'assujettissement modernes sont d'une autre nature, ont des capacités de destruction plus grandes. Car si les sociétés modernes ont réduit l'enchantement du despote, elles ont inventé les sociétés totalitaires, où le développement scientifique conduit à la création d'une société homogène. C'est quand la répression devient une source de jouissance chez le réprimé que la répression atteint un degré terrifiant. « Jouir de ce que l'on subit est un mécanisme plus terrible que la peur. » (F. Benslama)

 

Réflexion collective sur les conditions de la création des oeuvres de l'imaginaire et de la pensée

La question du statut des penseurs et des artistes, et celle des conditions de création des oeuvres de l'imaginaire et de la pensée ont été omniprésentes à Naples, tant grâce aux artistes qui ont transmis leur propre expérience en qualité d'intervenants que grâce à l'engagement de chacun des participants sur ces questions.

La réflexion sur le statut des intellectuels et des artistes dans la société ne s'épuise pas au fil de générations, bien au contraire. La nécessité d'historiciser cette réflexion s'est imposée d'elle-même dans les débats, notamment ceux qui ont opposé la jeune génération des intellectuels du monde arabe (une partie des participants) à Sonallah Ibrahim. Dans sa conférence publique, ce dernier a fait porter aux colonisations successives de l'Egypte depuis l'Empire ottoman jusqu'à aujourd'hui avec l'ultralibéralisme américain, le poids de la faillite des intellectuels égyptiens. Cette interprétation a été fortement contestée par certains participants, désireux de poser la question de la responsabilité en termes nouveaux, selon eux moins confortables. Néanmoins, dans ses deux interventions, S. Ibrahim a souligné qu'il existe un profond respect pour l'autorité, en Egypte, qui fait que l'on diffère sans cesse la question de la responsabilité. Il a dénoncé les attitudes de servilité des écrivains, dont certains n'hésitent pas à intégrer un gouvernement, une autorité, et y perdent leur identité. Une des preuves en est que beaucoup d'intellectuels anciennement marxistes sont devenus islamistes3 quand ils n'ont pas émigré vers les pays du Golfe ou l'Occident ou pris des fonctions de servitude.

Dragan Klaic a ouvert sa conférence en faisant référence à la prise d'otages de l'automne 2002 dans un théâtre de Moscou. Les théâtres ont toujours été des lieux d'assassinats et d'émeutes. Le théâtre est partie intégrante de l'imaginaire social. Il reflète généralement la dimension du pouvoir dominant. Aujourd'hui, la fonction dominante du théâtre est commerciale. Mais parfois le théâtre reste une véritable subversion, qui met en scène de nouvelles formes de rapports sociaux. Il peut devenir un laboratoire, une machine utopique et non plus seulement une critique de la réalité. La valeur de transgression du théâtre reste néanmoins minoritaire. Le théâtre est là en général pour embellir l'ordre présent. Très souvent, d'ailleurs, de nos jours, le théâtre a intériorisé les contraintes qui sont les siennes : la dépendance à l'égard du nombre d'entrées, des subventions publiques, voire du mécénat industriel. Les censures directes (pour des raisons religieuses, morales, politiques) restent moindres par rapport à une autre censure, plus sourde, celle des intimidations et pressions souterraines. C'est souvent dans le fossé creusé entre les mots et les gestes de l'acteur, dans cette zone esthétique, que réside la subversion.

On ne peut faire une histoire de la censure au théâtre sans se référer à tous les mécanismes de résistance qui ont prévalu, que ce soit sous des régimes d'extrême-droite nationaliste comme le franquisme (le franquisme interdisait aux Catalans d'utiliser leur langue au théâtre, et ainsi les Catalans ont-ils développé un théâtre du mouvement) ou dans les pays du bloc de l'Est : le théâtre de "petite dimension", le théâtre étudiant, le théâtre amateur, mais aussi les représentations privées. L'étude du théâtre dans la Guerre froide fait apparaître la tentative permanente de jouer au jeu du chat et de la souris, de tester les limites du possible. Mais elle fait également apparaître les processus d'"autocensure par anticipation" qui dominaient la création.

Présentant son travail sur la trilogie de Jean Genet au Nuovo Teatro Nuovo, Antonio Latella a expliqué comment il entend se dégager des modes conventionnels de communication au théâtre par un travail minutieux sur l'espace, par une surexposition (au sens quasi photographique du terme) des acteurs à leurs émotions et à celles du public (par le biais de la nudité, le cas échéant). Capter la vie, l'énergie vitale, est le moteur de son travail, dans une recherche qui se veut au plus proche de l'esprit de l'oeuvre, mais aussi de la figure de Genet. Ce n'est pas la vision d'Anne Torrès, pour qui la nudité sur scène, si elle ne répond pas à une nécessité réelle, risque d'engendrer une soumission du corps de l'acteur et de l'acteur en tant qu'être humain à la volonté d'emprise du metteur en scène.

Pour l'acteur et metteur en scène de théâtre napolitain Enzo Moscato, faire oeuvre, c'est consommer la trahison. Traduire un texte est une oeuvre de trahison. On crée autour de l'auteur une sorte de sarcophage. Pour Moscato, le travail de traduction se fait sur la scène, porté par l'intuition. De la traduction peut naître l'harmonie ou la disharmonie. Jouer Genet, ou les autres, c'est trahir, car l'acteur est dans le présent, et ils sont le passé. Pour Moscato, résister (à l'ordre établi, aux discours dominants, etc.), c'est essayer de « contaminer les choses ». Originaire d'un quartier à la fois populaire et noble (le quartier espagnol), Moscato dit être le seul parmi sept  enfants à avoir étudié. Il dit avoir appris la langue italienne comme une langue étrangère. Et n'être pas certain d'avoir consommé la trahison jusqu'au bout. A celles et ceux qui pourraient rêver d'une éternité à travers l'oeuvre théâtrale, il répond par l'éphémère : le moment éphémère de la scène est un feu.

Ces multiples paroles, qui livrent des approches parfois contradictoires, doivent être considérées comme des points de cristallisation de la réflexion sur l'oeuvre artistique ou celle de la pensée théorique. Aucune d'entre elles ne s'est présentée comme une clé, mais au contraire comme une piste de réflexion parmi d'autres pour penser le rapport à la société, au monde, aux logiques de domination.

Les débats et discussions avec les participants n'ont cessé de les confronter à la question des rapports entre la censure et la liberté de pensée et de création, ainsi qu'à la question des formes de résistance aux modes d'assujettissement contemporains, qu'ils soient politiques (les despotes dont souffrent beaucoup de sociétés du monde arabe), socio-économiques (l'individu réduit au statut de consommateur) ou médiatiques (« La figure contemporaine de la soumission, en Europe, ce sont les médias », dira l'un des participants avec force).

Des questions douloureuses ont été posées avec un véritable sentiment d'urgence, elles ont amené à mettre à jour des pistes méthodologiques intéressantes. A la question posée par un metteur en scène de la rive sud, de savoir « Comment écrire contre la crise actuelle ? », Fethi Benslama a répondu en faisant prévaloir sur la question du comment faire la question de savoir comment cela est fait. Il a proposé de partir de la méthode psychanalytique, qui va du temps du voir (le diagnostic) au temps de comprendre (le lien) puis au temps de conclure (qui permet de mobiliser les moyens). Il faut se représenter l'irreprésentable de la censure et de la soumission. Il faut produire quelque chose qui empêche que cela se reproduise, et pas seulement l'abattre. Car la hâte de conclure participe de la création d'un espace de confusion.

Comment réinvestir le mot résistance ? Comment résister sans s'autodétruire ? Dans la résistance existe une censure, qui peut être énorme. (Cela s'appelle le « politiquement correct », a fait remarquer l'une des participantes.) Il faudrait non seulement se demander ce qui résiste au mal, au tyran, à l'agresseur, mais aussi ce qui résiste à la résistance. La résistance contre le bien pour soi est la chose la plus compliquée qui soit.

Comment résister à l'atrophie du symbolique dans les sociétés modernes, si ce n'est en opérant un ralentissement individuel par rapport au contexte où l'on est ? La traduction, au sens large du terme, mène à la suspension du temps. Elle est un premier pas vers la créativité individuelle.

 

Cinq propositions pour l'imaginaire et la pensée : le rendu des travaux

Difficile d'opérer ce ralentissement souhaité dans une période de temps strictement déterminée et relativement courte : les quinze jours de séjour à Naples, le retour chez soi ensuite. Pourtant, d'une certaine manière, c'est ce à quoi sont parvenus les participants de ces Troisièmes Ateliers culturels euroméditerranéens, en conduisant leurs travaux de groupe.

Quoi de plus lent que la production d'un livre, à savoir sa conception, son écriture, qu'elle soit photographique, littéraire ou théorique, sa réalisation à la main ? Lenteur aussi, à faire coïncider des lectures d'un thème commun depuis des langues et des paroles différentes, polyphonie longuement élaborée de l'atelier poético-théâtral dont la lenteur de déroulement reste comme un moment magique de cet atelier. Lenteur encore de la gestation des deux projets de théâtre à proprement parler : dans les deux cas un souci d'écriture, une maturation du texte à partir des éléments thématiques discutés, la première plus nourrie d'ironie, la seconde plus nourrie de tragique. Dans les deux cas, une scène courte, dense, jouée dans l'espace du Nuovo Teatro Nuovo, mais portant en elle la marque de cette lenteur. Enfin, une rapidité du geste des plasticiens sur le papier blanc accroché sur le mur noir du théâtre, et une lenteur de leur transformation préalable à ce geste vers une polysémie des identités…

Pour Anne Torrès, qui a accompagné et encadré pendant dix jours le travail des deux groupes de théâtre, la force de ces cinq ateliers est d'avoir permis aux participants de mettre leurs relations en scène. Si « un corps en scène ne suffit pas à faire théâtre », c'est le risque pris de « la mise en relation entre les corps qui fait le théâtre ». Chacun des événements proposés recelait, selon elle, quelque chose de fulgurant du théâtre. Dans le premier atelier théâtral, elle a souligné la confiance « aveugle » en l'autre, que l'on va chercher dans le public et sur qui repose le bon déroulement sur scène. L'accord qui en naît a été le temps de cette performance. Dans la présentation du livre au public, il y avait quelque chose d'élémentaire du théâtre – le secret de ce qu'on livre, en donnant les uns aux autres le livre comme à cet autre soi-même dont le public a besoin. Avec la scène théâtrale s'inspirant directement des textes de Genet et Ibrahim, c'est notamment le son (l'écho) dans lequel cela nous parvenait le travail, qui disait quelque chose du théâtre. Avec l'atelier de poésie, quelque chose de fulgurant nous a été offert, une « atmosphère très pure du théâtre, quand les protagonistes comprennent pourquoi ils sont ensemble ». Enfin, la performance des plasticiens a ouvert la scène des coulisses, celle à laquelle celui qui regarde le tableau n'a pas accès.

Lenteur même de la parole dans la salle de conférence, à cause de l'écho omniprésent. Mais aussi effervescence de la parole.

La méthode des Ateliers en général, et du travail en groupes plus particulièrement, a été saluée par les participants. C'est le sentiment de liberté, à la fois d'être soi-même et de créer ensemble de toute pièce le projet final qui a prévalu dans les évaluations. Nombreux ont été les participants à saluer le fait qu'ils aient pu prendre le temps (lenteur, encore) de « tâtonner », de chercher sans exactement savoir encore ce qu'ils cherchaient. Si la dimension du cinéma ou des arts plastiques a manqué, et si les jeunes artistes ou chercheurs ont malgré tout eu de la difficulté à se démarquer de leur support ou de leur outil de prédilection et à pratiquer pour eux-mêmes l'interdisciplinarité, il n'en demeure pas moins que le travail accompli a été ample et ouvert, tourné vers le futur. Nombreux sont les participants qui ont fait des propositions constructives pour les futurs ateliers, tant en ce qui concerne le choix des oeuvres que la méthode, et qui ont manifesté le désir de poursuivre ensemble ce qui a été engagé.

L'économie des moyens mais aussi la limitation temporelle ont été saluées comme des contraintes stimulantes pour l'imagination. Le passage à l'acte de la rencontre, à travers le faire-ensemble, a constitué pour beaucoup une victoire, un espoir. Il est remarquable de noter que jamais en ces quinze jours n'a prévalu la fascination de la censure ou de la soumission. Les ACEM tiennent une partie de leur réussite au fait qu'ils ont pris la forme d'une tentative, poétique et pratique, de dégagement. Ils se sont traduits pour certains par une prise de conscience du moteur puissant de l'autocensure et par la volonté nouvelle de s'en dégager.

 

Notes

1  Albanie : 1; Algérie :  1; Egypte : 2; Espagne : 1; France : 3; Grèce : 1; Italie : 3; Liban : 1; Autorité palestinienne : 2; Monténégro : 1 ; Syrie : 1; Tunisie   2; Turquie : 2. Visas refusés : Maroc : 3; Algérie : 2; Egypte : 1.

2  Voir le numéro 3 du CEDEJ au Caire, diffusée par les éd. Complexe. Remarquable mise en perspective de la censure égyptienne dans les dix dernières années.

3  Ce qui n'est pas sans rappeler l'évolution de bon nombre d'intellectuels marxistes ex-yougoslaves vers l'ethnonationalisme au début des années 1990.

 

 

Intervenants, Organisateurs, Partenaires


Fethi Benslama, Ecrivain, psychanalyste, professeur à l'Université Paris VII (Paris) ; Raja Ben Slama, Maître de conférence en littérature arabe à l’université la Manouba de Tunis (Tunis) ; Isabella Camera d'Afflito, Professeur de littérature arabe à l'Universita degli Studi di Napoli “L’Orientale” (Rome/Naples), traductrice et éditrice ; Stefano Causa, Professeur d'histoire de l'art à l'Istituto Universitario Suor Orsola Benincasa ; Fabio Ciaramelli, Professeur de philosophie à l'Universita de gli studi di Napoli Federico II (Naples) ; Igina di Napoli, Directrice artistique de Nuovo Teatro Nuovo (Naples) ; Albert Dichy, Ecrivain, directeur littéraire de l'Institut pour la Mémoire de l'Edition Contemporaine (Paris/Caen) ; Sameh Fekry, Chercheur doctorant en littérature comparée, traducteur (Le Caire) ; Augusto Guarino, Professeur de littérature espagnole, vice-recteur de l’Universita degli Studi di Napoli “L’Orientale” ; Ghislaine Glasson Deschaumes, Directrice de la revue internationale de pensée critique Transeuropéennes, et de l'ONG du même nom (Paris) ; Sonallah Ibrahim, Ecrivain (Le Caire) ; Dragan Klaic, "Théâtrologue", président de The European Forum for Arts and Heritage (Amsterdam), membre du comité de rédaction de Transeuropéennes ; Antonio Latella, Metteur en scène de théâtre (Naples) ; Sélila Mejri, Maître-assistante à l'Institut supérieur des langues de Tunis (Tunis) ; Ferdinando G. Menga, Doctorant en philosophie, Université Tübingen (Allemagne/Naples) ; Enzo Moscato, Acteur, metteur en scène de théâtre (Naples) ; Marino Niola, Professeur d'anthropologie à Istituto Universitario Suor Orsola Benincasa di Napoli (Naples) ; Jacqueline Risset, Ecrivaine, traductrice, professeur de littérature à l'université de Rome (Rome/Paris) ; Anne Torrès, Metteur en scène de théâtre (Paris). Coordination scientifique : Ghislaine Glasson Deschaumes.

Co-organisateur : Nuovo Teatro Nuovo ; Directrice artistique : Igina Di Napoli ; Directeur général : Angela Montella ; Chargée de production : Giuliana Ciancio ; Administratrice : Lucia Simeone ; avec la participation de : Marco Ponticello et Bruno Travaglione.

Partenaires : Accademia delle belle Arti ; Directeur général : Prof. Alfredo Scotti ; nous remercions Professeur Giulio Baffi. Istituto Universitario Suor Orsola Benincasa di Napoli ; Recteur : Prof. Francesco de Sanctis ; nous remercions : M. Gennaro Carillo. Universita degli Studi di Napoli “L’Orientale” ; Vice-recteur : Prof.ssa Lida Viganoni ; Vice-recteur : Prof. Augusto Guarino. Istituto Italiano per gli Studi Filosofici ; Directeur : Prof. Antonio Gargano. Institut Français de Naples ; Directeur : M. Pierre Berthier.

Partenaires financiers : Regione Campania ; Dtt. Antonio Bassolino, Presidente. Ministère français des Affaires étrangères, Mission pour la coopération non gouvernementale. Ambassade de France à Rome, Service Culturel ; Monsieur Patrick Talbot : conseiller culturel.

Nous remercions chaleureusement l'équipe d'interprètes conduite par M. Majid Tamer (Casablanca) : Catherine Delaruelle, Pierre Lanotte, Francesca Rodriguez, Antonella Spagnoli, Bachir Tamer, Sabir Taraouat, Nicole Wright.