Biennale des revues de pensée critique des deux rives

Rapport de la première édition : Résistances et Utopies, du 12 au 15 décembre 2002 à Marrakech, Maroc


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Organisée par Transeuropéennes (Paris) et l'Association Chouala pour l'Education et la Culture (Casablanca), en coopération avec l'Université Cadi Ayyad (Marrakech), avec le soutien de la Fondation Européenne de la Culture à Amsterdam et le Ministère français des Affaires étrangères ainsi que l'Ambassade de France à Rabat.

 

Conclusions générales

Du 12 au 15 décembre 2002, à l'initiative de la revue internationale de pensée critique Transeuropéennes (Paris), et en partenariat avec l'Association Chouala pour l'Education et la Culture (Casablanca), ainsi que l'université Cadi Ayyad à Marrakech, une trentaine de représentants de revues de pensée critique se sont réunis à Marrakech, Maroc, pour la première Biennale des revues de pensée critique des deux rives, dans le cadre du programme de Transeuropéennes « Traduire entre les cultures en Méditerranée ».

Durant trois jours, ces intellectuels, femmes et hommes venus d’Algérie, Allemagne, Croatie, Espagne, France, Grande-Bretagne, Italie, Liban, Maroc, Serbie, Slovénie, Tunisie et Turquie, fondateurs, directeurs, rédacteurs en chef, membres de comité de rédaction des revues invitées, ont réfléchi ensemble sur les enjeux contemporains de la pensée critique, sur fond de crise internationale, de crise de la politique et des représentations symboliques.

La présence de revues de la région des Balkans, et en particulier des pays issus de l'ancienne Yougoslavie, dans cette rencontre entre les deux rives a été unanimement saluée comme un apport précieux, parce qu'il brise un face à face quelque peu convenu entre les intellectuels du Nord et du Sud et introduit un autre champ de référence pour évaluer les priorités, urgences, logiques de réduction à l'Un.

Pour des raisons de financement insuffisant, un nombre limité de revues était invité. Cette première Biennale n'a donc pas de prétention représentative. Elle s'est voulue simplement le point de départ d'un projet qui prendra corps par le biais de la réflexion collective, et qui trouvera son sens dans l'invitation faite à d'autres revues importantes de se joindre à la prochaine Biennale.

Certes, l'initiative de réunir des revues et de les mettre en réseau n'est pas nouvelle, et le projet doit aux initiatives d'Olivier Corpet en France vers la fin des années 1980, avec les actions alors pionnières de l'association Ent'revues. La nature du projet, dont l'idée a été développée avec la revue algérienne Naqd, n'en reste pas moins spécifique, répondant à une double exigence :

- réunir des revues qui travaillent toutes contre les thèses d'exclusion et d'hégémonie et qui jouent un rôle de défricheur pour les oeuvres de l'imaginaire et de la pensée;

- réunir des revues qui n'éprouvent pas de légitimité à s'identifier à l'imaginaire méditerranéen, mais qui développent un travail essentiel dans la perspective de la création d'un espace politique et culturel euro-méditerranéen.

Défendant la liberté d'expression et de création, les revues1 que la Biennale a réunies ont donc en commun de vouloir penser la crise de la politique, de résister aux forces de repli sur l'homogène et l'univoque et de déconstruire les discours dominants visant à simplifier le monde en une cartographie du bien et du mal. Elles ont en commun de se confronter âprement aux enjeux contemporains de nos sociétés, portant souvent des dynamiques prometteuses. Un même sentiment d'urgence les anime, à savoir celui de reprendre langue malgré les tendances lourdes qui nous éloignent les uns et les autres et qui limitent de plus en plus la circulation des personnes et des idées entre les rives, voire entre les pays d'une même rive.

Ensemble, les participants ont jeté les bases d'une réflexion pratique sur les conditions d'un espace public euro-méditerranéen, où les revues doivent nécessairement jouer un rôle central.

Quoique pointues dans leurs énoncés, les séances de discussion, élaborées sur la base des propositions écrites des participants, ont surtout permis de brosser un rapide état des lieux de la réflexion sur les modes d'assujettissement contemporains, sur l'articulation des différences (la traduction des cultures, pour reprendre le concept développé par Transeuropéennes) et sur les mouvements de l'altermondialisation. La question de savoir si les revues de pensée critique sont une nouvelle utopie a quant à elle été amplement développée lors de la discussion avec les étudiants et enseignants de l'université Cadi Ayyad, et sur leur invitation. Il en est ressorti une méfiance généralisée des animateurs de revues pour le caractère univoque de l'utopie, et pour le fait que les utopies du XXème siècle ont conduit au désastre. L’ouverture de la pensée, la mise en partage appellent au contraire à un lieu autre, à une hétérotopie. Et c'est sans doute de cette hétérotopie, de ce frottement à l'étranger que les jeunes Marocains, par exemple, ont le plus besoin, comme le rappelait Mohammed Chafiq.

C'est sans doute la question des modes d'assujettissement contemporains qui a été le plus amplement développée, donnant des perspectives de convergences intéressantes sur les perceptions de la servitude et sur leurs liens avec la réalité de la crise du politique. Le politique est attaqué par trois côtés : par l'économie fétichisée, et ce qu'elle implique d'exacerbation du désir de consommer (une machine de guerre contre le désir d'émancipation), de marchandisation de la pensée, de privatisation de l'espace public; par l'identité, qui veut enlever aux hommes la construction du sens en tant que vivre ensemble; par la technique, productrice d'unification du sens. La destruction du politique ouvre la voie à l'assujettissement et à la destruction de la subjectivité. Mais d'autres processus aussi contribuent à cette intériorisation de la servitude, notamment les processus de normalisation par la langue. Car le pouvoir n'exerce pas  seulement son emprise par la violence et par la guerre. Il l'accentue aussi par les jeux de normalisation qui, au fil des années, n'ont  cessé de s'intensifier. L'homme moderne serait-il plus empêtré dans les normes que l'homme classique ? La pensée doit-elle alors être une force d'émancipation contre les servitudes ? Ou n'est-ce pas plutôt une seule et même chose que de vouloir accéder à la pensée et à la liberté de pensée ?

 

Un débat fait d'écarts

Amplement traitée, la question de savoir si la lutte de l'altermondialisation a été abordée sous l'angle de l'analyse du mouvement altermondialiste lui-même (et qui voudrait que la pratique puisse se passer de l'institution, que l'on transforme la société sans accéder au pouvoir, selon la logique des Zappatistes). Ce mouvement ne prétend pas créer une nouvelle utopie, au sens d'une société heureuse. Il est dans l'hétérogénéité, à partir de quoi il n'est pas possible de penser un modèle. Il est évident qu'il y a eu là essentiellement un débat entre revues des pays de l'Union européenne et de Turquie, davantage qu'avec les revues du monde arabe, moins sensibilisées actuellement sur ces mouvements. L'un des points de divergence relevés dans le débat a porté sur le fait que, pour l'un des participants notamment, la mondialisation peut aussi permettre de dépasser les particularismes locaux étouffants, voire totalitaires, et de dépasser le contexte de la souveraineté nationale. Il s'agit par là de se réapproprier une certaine dimension universelle d'une mondialisation centrée sur l'humain, et qui s'opposerait à la mondialisation financière et économique. Mais la mondialisation est-elle le niveau ad hoc de dépassement des particularismes locaux ? N'est-ce pas plutôt à travers les processus d'intégration régionale, comme par exemple l'intégration européenne, que l'on résistera doublement, à la fois aux particularismes locaux, si l'Europe parvient à se développer de manière supranationale, et à la mondialisation néolibérale ?

Un autre point d'achoppement des discussions a porté sur les notions de communauté internationale, de deux poids deux mesures en matière de droit international, tantôt respecté (le cas du Kosovo peut être interprété ainsi), tantôt bafoué (comme c'est le cas pour les résolutions des Nations Unies sur le conflit israélo-palestinien, dont l'Etat d'Israël ne tient pas compte), et des moyens qu'a le droit international de s'imposer. Un débat vif sur la guerre et sa légitimité, tendu entre le cas du Kosovo et la perspective imminente d'un conflit en Irak est survenu, dont l'un des principaux intérêts est d'avoir fait surgir le moment de contradiction où nous sommes, et dans lequel aucun système idéologique ne peut se prévaloir de dire le vrai. Là encore, le rôle des organisations régionales, susceptibles de construire des pouvoirs équilibrant le monde unipolaire qui prévaut depuis la chute du Mur de Berlin peut apparaître pour certains comme central, et contesté par d'autres à cause de leur manque de crédit (critique des participants du mouvement altermondialiste sur le projet européen).

La question de la traduction entre les cultures, et de ce qu'elle implique de réflexion sur la négociation des différences, a été plus brièvement discutée, faute de temps. Il en est essentiellement ressorti que l'intertraduction est un processus de résistance contre l'oppression de l'a priori. La traduction et l'intertraduction des cultures revêtent un caractère subversif, car ce sont des processus qui vont à l'encontre de l'attrait de l'Un, de l'unique. Le monde arabe souffre aujourd'hui de cette répression de l'unique et de l'Un, du fait des logiques de répression menées sur tous les plans. Les mondes occidentaux (plutôt que le monde occidental)  souffrent aussi d'une réduction à l'Un du sujet politique réduit au statut de consommateur, et qui n'a plus d'autre fin que celle de  satisfaire immédiatement des besoins qui ont été stimulés par la publicité. Pour suivre les analyses du philosophe italien Fabio Ciaramelli, cette réduction à l'Un est celle de la réduction à l'immédiateté.

Plus effleurée que réellement traitée, la question de la traduction entre les cultures devrait être l'un des thèmes de travail de la prochaine Biennale, et donner lieu à une approche méthodologique sérieuse.

Effleurées aussi plutôt que traitées, certaines questions politiques touchant l'espace politique et culturel euro-méditerranéen, et en premier lieu le conflit israélo-palestinien, ont été peu discutées. Elles devront elles aussi faire l'objet d'une réflexion commune ultérieurement.

La Biennale a ouvert un espace hétérogène de paroles, où chacun a d'abord écouté, pris la mesure des différences qui n'ont pas manqué de s'exprimer. De cet espace de frottement de paroles, une mise en commun s'est faite, à travers la convergence de certaines priorités ou réflexions, et la création d'un projet commun qui a matière à s'ancrer solidement dans l'espace euro-méditerranéen.

Mais ce qui reste de cette première Biennale est aussi une atmosphère, une qualité d'être ensemble particulièrement intense, une générosité partagée. Un moment de bonheur, inattendu, fugace et dense. Qui donne sa tonalité au désir de poursuivre le travail en réseau.

Malgré son caractère trop bref, et parfois trop informel, la Biennale a également permis de s'inscrire dans une démarche de propositions, avec les traditionnels échanges de publications, de sommaires et de textes, mais aussi avec l'inscription dans le site de Transeuropéennes d'une partie réservée à la Biennale des revues. Une formalisation à plus ou moins long terme du réseau reste envisageable, si elle peut permettre de mieux servir l'objectif que se sont donné les revues réunies à Marrakech : contribuer à la création d'un espace public euro-méditerranéen.

 

Une invitation permanente à Marrakech

Tant pour l’Association Chouala, partenaire depuis 2000 de Transeuropéennes, que pour l’université Cadi Ayyad de Marrakech, avec laquelle nous avons inauguré un premier partenariat très réussi, la tenue de la Biennale à Marrakech est une source de mouvement pour la pensée, de motivation pour les étudiants et les enseignants (grâce aux débats publics organisés à cette occasion). La proposition nous a été faite, par conséquent, de revenir à Marrakech.

 

Printemps 2003

 

1  La plupart des revues invitées ont été créées dans les années 1990, à l'exception notable de la revue Al-Adab.

 

 

Participants

Khalid Al-Maaly, Directeur de la revue Uyun, Köln ; Eva Bahovec, Professeur de philosophie à l'Université de Ljubljana, représentant la revue Delta, Ljubljana ; Fethi Benslama, Ecrivain, psychanalyste, directeur des Cahiers Intersignes, Paris ; Raja Ben Slama, Maître de conférence en littérature arabe à l’université de Tunis, représentant La revue arabe des Droits de l'Homme, Tunis ; Mohamed Chafiq, Association Chouala, Marrakech ; Anna Maria Crispino, Directrice et fondatrice de la revue Leggendaria, Rome ; Jean-Paul Dollé, Philosophe, écrivain, professeur à l'école d'architecture Paris La Villette, membre du comité de rédaction de la revue Lignes, Paris ; Najib Fartmissi, Représentant de la revue Chouala, Casablanca ; Federica Giardini, Rédactrice à la revue Donna Woman Femme, Rome ; Ghislaine Glasson Deschaumes, Directrice de la revue internationale de pensée critique Transeuropéennes, et de l'ONG du même nom, Paris ; Asena Gunal, Membre du comité de rédaction et du secrétariat de rédaction de la revue Toplum ve Bilim, Istanbul ; Hikmet El-Hadj, Poète, journaliste, rédacteur à la revue Ouyn, Tunis ; Abdelhafid Hamdi-Chérif, Sociologue, membre du comité de rédaction de la revue Naqd, Paris ; Abdeljalil Hannouch, Doyen de la faculté des lettres de l'université Cadi Ayyad (Marrakech) ; Samah Idriss, Directeur de la revue Al-Adab, Beyrouth ; Djurdja Knezevic, Rédacteur en chef de la revue Kruh i Ruze, Zagreb ; Mustapha Laarissa, Professeur de Philosophie à l'Université Cadi Ayyad, Marrakech ; Thomas Lacoste, Directeur-fondateur de la revue Le passant ordinaire, Bordeaux ; Sabire Müge Sökmen, Comité directeur de la revue Defter, Istanbul ; Salah Niazi, Rédacteur en chef de la revue Al Ightirab Al Adabi, Surrey ; Miguel Riera Montesinos, Directeur de la revue El Viejo Topo, Barcelone ; Obrad Savic, Directeur de la revue Belgrade Circle Journal, Belgrade ; Rabeh Sebaa, Directeur-fondateur de la revue Confluences ; Oran Kerem Univar, Membre de la rédaction de la revue Birikim, Istanbul ; Abdelali El Yazami El Hassani, Rédacteur en chef de la revue Alamat, Meknès ; Gilbert Wasserman, Directeur et rédacteur en chef de la revue Mouvements, Paris.

Des professeurs et des doctorants de l'Université Cadi Ayyad de Marrakech, des intellectuels et artistes marocains ont été invités à accompagner ces rencontres. Nos chaleureux remerciements à l’équipe d’interprétariat simultané conduite par M. Majid Tamer.

 

Partenaires financiers

Fondation Européenne de la Culture, Secrétaire général : Gottfried Wagner ; Directrice des subventions et des programmes : Odile Chenal. Ministère des Affaires étrangères, Mission pour la coopération non-gouvernementale. Ambassade de France au Maroc, Service de coopération et d'action culturelle ; Conseiller de coopération et d'action culturelle : M. Jean-Christophe Deberre.