Le milieu de nulle part

Présentation du travail réalisé en août 2008 auprès des Réfugiés tchétchènes en Pologne

Christiane VOLLAIRE


Notre projet met en interaction un travail philosophique de terrain né dans l'été 2008 auprès de réfugiés essentiellement tchétchènes en Pologne, et un travail photographique fait dans ces lieux d'hébergement et de rétention. Les photographies ne montrent pas les personnes, le texte ne présente pas les lieux. Mais la parole des personnes est marquée par les lieux de leur assignation, comme les lieux, vides sur les images, sont marqués par la présence des gens. Et c'est de cette co-présence, ou de ce que le sociologue Abdelmalek Sayad aurait appelé une "double absence", que ce travail est tissé.


Rendre visible

 

Visibilité contre clandestinité

Les entretiens, informels, obtenus au hasard des rencontres dans un couloir, au détour d'une allée, sur le pas de porte d'une chambre, dans l'espace commun d'un hall, d'une salle de classe ou d'une cuisine collective, ont été bien sûr sollicités mais jamais arrachés. Mes interlocuteurs voulaient parler, et certains même se sont battus contre les barrières de la langue, parfois contre celles qu'opposaient certains responsables de centres ; parfois aussi contre celles du regard des autres, pour entrer en communication. Tous savaient que nous ne pouvions rien pour eux, que nous n'étions membres d'aucune ONG et n'avions aucun pouvoir administratif ou décisionnel. Mais tous savaient aussi que ce livre allait exister, qu'il transmettrait leur parole et montrerait leurs lieux de vie en transit. Et tous voulaient que cela soit su.

Ce désir de visibilité, ce désir d'apparaître dans l'espace public, est l'objet philosophique de ce travail.

Car la vie des demandeurs d'asile est d'abord une vie marquée par la clandestinité, une vie soustraite au regard commun dans la mesure même où elle est exposée au contrôle. Une vie toujours offerte au double langage, à la duplicité des pouvoirs politiques sur leurs terrains d'origine où ils sont à la fois offerts à la violence et assignés à demeurer ; mais aussi sur leurs terrains "d'accueil", où ils sont répertoriés en vue de l'expulsion ; fichés pour pouvoir être non pas intégrés, mais éjectés. Ou, au mieux, autorisés à résider mais sans pouvoir accéder ni au logement ni au travail.

 

Violences de l'occulte

Les personnes que nous avons rencontrées constituaient évidemment une élite : celle que constituent tous les réfugiés qui ont réussi à survivre à la violence de leurs dirigeants, à celle de la police, à celle des passeurs, à celle de leurs compagnons de route, à celle des infiltrés de leurs lieux d'origine qui continuent souvent à les poursuivre, à celle parfois de leur propre famille, à celle de la promiscuité, à celle des mafias omniprésentes, qui infiltrent aussi bien les pays d'origine que les pays d'accueil, et sont aussi présentes dans les centres d'hébergement. Car le sans-droit est celui qui, parce qu'il n'est pas protégé par les pouvoirs légitimes, est le plus exposé aux pouvoirs occultes. Et les pouvoirs politiques qui refusent le droit d'asile abandonnent très sciemment les demandeurs à cette violence-là.

Mais cette élite de la survie est elle-même extrêmement diverse dans ses représentants, issus d'une grande variété de milieux sociaux et destinés à cohabiter dans les mêmes centres.


Rendre audible

 

Interroger ou questionner

Mes questions étaient totalement élémentaires : Pourquoi êtes-vous parti ? Où voulez-vous aller ? Comment vivez-vous ici ? Et puis celle-ci : Quelle image positive gardez-vous de votre lieu d'origine ? Mais, à mon grand étonnement, aucune de ces questions très simples ne leur avait jamais été posée sous cette forme-là. Et tous me disaient parler ici pour la première fois de ce sur quoi ils n'avaient jamais été interrogés. Du moins n'avaient-ils pas l'impression d'avoir été interrogés en vue d'ouvrir un espace d'attention, mais seulement formellement questionnés en vue de fournir des informations. En quelque sorte, mis à la question mais jamais sollicités à la parole.

Mes raisons pour le faire n'étaient nullement désintéressées : je voulais comprendre, et je voulais écrire. Mais il se trouvait que nos intérêts coïncidaient, et de cette coïncidence est souvent (évidemment pas toujours) né quelque chose d'une étrange relation de confiance et de soulagement, dans un contexte qui ne s'y prêtait guère. 

Des relations, parfois commencées sous le signe d'une légitime défiance, ou même d'une hostilité, se sont souvent dénouées.

 

Régimes de vérité et scénographie de l'accueil

Dans tous les cas, le régime de l'entretien n'est pas un régime de vérité. Et la façon dont s'articulent sincérité, authenticité et véridicité, déjà difficile à tous les niveaux d'une existence relativement simple, devient, dans des situations aussi limites que celles auxquelles on est affronté ici, particulièrement complexe. Je n'ai donc en aucun cas recherché ni mis en place ce que Foucault appelait le régime de l'aveu. Je ne demandais à personne de prêter serment, mais seulement de me parler. Et les convergences de leurs discours étaient déjà suffisamment éclairantes. Bien des choses m'ont évidemment été cachées, et le désir de visibilité de ces personnes ne me donnait nullement ni le droit ni l'accès à leur intimité, ou à ce qu'elles estimaient nécessaire de ne pas dire. Et il est arrivé que mon interprète, très attentive, refuse à juste titre en certains contextes de traduire certaines questions.

Quelque chose de l'ordre d'une scénographie se nouait toujours autour de ces entretiens, et celle-ci était souvent aussi éclairante que la parole elle-même. L'apparition ou la disparition de certains intervenants, les silences ou les regards de certains autres, leur mode d'intervention dans le dialogue, la manière dont une collation était amenée, dont une table était disposée ou une chaise avancée, me disaient qu'en ces lieux-là nous étions les invités de ceux qui n'étaient invités nulle part. Et que ces lieux de relégation, par un effet d'aberration de l'espace-temps, s'ouvraient à chaque fois sur l'immensité d'un nouvel espace : celui d'un projet d'existence dont tout, dans nos dispositifs juridiques, vise à obstruer la réalisation.


Rendre intelligible

 

Formes affolantes de l'irrationalité politique

Ce qui sera mis ici en évidence est donc d'abord la forme de folie induite par une prétendue raison politique. A tous les niveaux de nos rencontres, de nos entretiens et de notre réflexion apparaît cette forme destructrice de l'irrationalité politique se présentant sous les oripeaux de la raison d'Etat. Et c'est cet oxymore d'une rationalité radicalement irrationnelle qui nous a concrètement saisis ici.

Foucault affirmait en 1983, dans un entretien intitulé Structuralisme et post-structuralisme :

"Je n'admets absolument pas l'identification de la raison avec l'ensemble des formes de rationalité qui ont pu, à un moment donné, à notre époque et tout récemment encore, être dominantes dans les types de savoir, les formes de technique et les modalités de gouvernement ou de domination, domaines où se font les applications majeures de la rationalité "1

C'est tous les jours et dans les propos et les comportements de chacun que nous avons pu vérifier la pertinence de cette analyse. Les formes de rationalité mises en œuvre par les systèmes politiques contemporains à l'égard des migrations sont tout sauf une manifestation de la raison.

Et les réfugiés ne dénonçaient pas seulement la folie directement criminelle et meurtrière des pays qu'ils avaient fui, mais la folie administrative, différemment destructrice, des pays où ils demandaient à vivre. "Ce système rend fou" était une phrase qu'on entendait souvent. Et il n'y avait effectivement aucun sens à l'errance circulaire qu'on leur imposait sans fin d'un refus d'asile à un autre. Comme le dit l'un des demandeurs d'asile interrogés :

"En Tchétchènie, vous n'avez aucune chance de vivre normalement pour des raisons physiques : c'est dangereux. Ici, c'est plus en sécurité, mais le danger est psychique ou moral, et il peut vous détruire".

 

Duplicité et désesthétisation

Mais ce système rendait aussi fous ses propres responsables : responsables des centres qui ne savaient comment répondre à des demandes de soin, d'amélioration de l'hébergement, de sécurité dont ils étaient supposés avoir la charge. Médecins ou infirmiers qui retournaient leur impuissance en indifférence ; administrateurs qui ne parvenaient pas à donner les informations juridiques qu'on leur réclamait, tant elles étaient contradictoires ; garde-frontières qui laissaient apparaître la honte qu'ils éprouvaient à sanctionner et à enfermer des sujets qui n'avaient pas commis d'autre délit que celui de vouloir survivre.

De cette honte et de ce non-sens des directives européennes, de cette folie administrative de la décision juridique et politique, témoignait la duplicité des régimes de langage à laquelle les réfugiés étaient en permanence affrontés. Les lois supposées protectrices étaient précisément celles qui les exposaient au danger en les livrant au non-droit et au non-lieu.

Mais ce non-lieu est aussi ce que j'appelle un régime de désesthétisation : empêcher des sujets d'habiter, ce n'est pas seulement les empêcher d'assurer leur survie physique, mais aussi leur interdire de se représenter à eux-mêmes, d'avoir part à l'espace commun qui permet de s'identifier comme humain, ce que montrait Hannah Arendt, dans son esai sur l'impérialisme, à propos des sans-droit.

Ainsi des processus de désesthétisation sont-ils liés à cette contradiction radicale : un effacement des frontières dans la globalisation des circuits financiers et des réseaux de communication, dans le temps même d'une intensification des frontières comme obstacles à la circulation des personnes. La modernité des spatialisations économiques s'y affronte à un archaïsme des représentations de l'espace national.


Ce travail de terrain, effectué dans des centres de réfugiés majoritairement tchétchènes en Pologne, met donc en évidence les différents niveaux de ce régime de duplicité, inscrivant le biopolitique non pas seulement dans la perspective classiquement foucaldienne d'un régime de contrôle, mais dans les contradictions internes d'un contrôle accru et d'une dérégulation. Sans cesse, les migrants sont confrontés à cette duplicité juridique et politique qui fait de la "régulation des flux" une pure et simple amorce de la disparition des personnes. Les régimes de duplicité contemporains, en usant du double langage juridique pour euphémiser la réalité de la violence, sont donc au fondement d'une véritable perversion du politique. 

Et cette duplicité mondialisée s'avère, pour les migrants, véritablement terrorisante : livrant les sujets au double langage de l'abandon et de la protection, elle laisse en suspens au-dessus d'eux une menace, implicite et au sens propre affolante, d'extermination.

 

 

Note

1  Michel Foucault, Dits et Ecrits, Gallimard, 2001, p. 1266.