Les Grecs, les Arabes et nous

Identités et traductions

Irène ROSIER-CATACH | Marwan RASHED | Alain LIBERA de | Philippe BÜTTGEN


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Une question

La question du « nous » européen s’est récemment nouée à plusieurs controverses sur la traduction et la transmission des savoirs.

Ces débats semblent d’abord érudits, lointains, spécialisés. Il s’agit de savoir quelle part les traductions arabes d’œuvres scientifiques et philosophiques grecques ont prise dans la diffusion de ces œuvres vers l’Occident médiéval. Après un siècle de travaux sur le sujet, certains veulent recalculer cette part, et la diminuer. Les « Latins » n’auraient pas eu besoin de la filière arabe; les « Arabes » n’auraient jamais su s’approprier le savoir grec. S’enchaînent des considérations générales sur l’essence des religions et « civilisations », un « judéo-christianisme » ouvert et accueillant à l’Autre contre un Islam agressif et fermé.

Que s’est-il passé ? La peur des Arabes et de l’islam est entrée dans la science. On règle ses comptes avec l’Islam en se disant sans « dette ». L’Occident est chrétien, proclame-t-on, et aussi pur que possible.

La nouveauté est là : l’Islam est devenu enjeu de controverses inséparablement politiques et érudites. L’islamophobie est devenue savante.

La réponse à donner devait donc être elle aussi savante et politique, œuvre de spécialistes tenus d’entrer dans le débat public, à partir de leur domaine de compétence propre.

Historiquement, ce livre est un manifeste pour l’unité de la sphère arabo-latine au Moyen Âge. Politiquement, c’est un manifeste pour les identités composites. On y évalue à leur vraie mesure ce que « arabe », « latin », « grec », « juif », veulent dire au Moyen Âge et à la Renaissance, la place de chacun dans la transmission en langues des sciences et de la philosophie. On voit comment tout cela se dit, ou ne se dit pas, dans le nouveau catholicisme de Benoît XVI, chez les historiens des « civilisations », sur Internet, dans l’enseignement au collège et au lycée.

Ce sont là les thèmes traités dans Les Grecs, les Arabes et nous, réflexion collective sur la constitution du « nous » européen à travers l’histoire des transmissions savantes.


Le moment arabe de la philosophie

On s’aperçoit de plus en plus clairement, de nos jours, que la connaissance du « moment arabe » est indispensable à une bonne vue d’ensemble de l’histoire de la philosophie – donc conduit à sa transformation en profondeur. Pour une raison factuelle tout d’abord : une multitude de textes grecs est conservée aussi en arabe, voire seulement en arabe. En mathématiques, la moitié de Diophante,  d’Apollonius, un livre important de Pappus ; en astronomie et en optique, la majeure partie de l’œuvre de Ptolémée, ne sont conservées qu’en arabe et/ou en latin traduit de l’arabe. En médecine, c’est le cas d’une portion importante des œuvres de Galien. En philosophie, celui d’œuvres cruciales d’Alexandre d’Aphrodise, le plus grand péripatéticien de l’Antiquité, de Thémistius, de Simplicius, de Jean Philopon – c’est-à-dire, en bref, de tout ce qui compte dans l’école aristotélicienne à partir du deuxième siècle de notre ère. Il paraît donc très difficile, aujourd’hui, de travailler sur les mathématiques hellénistiques ou la philosophie impériale sans connaître l’arabe. On n’a pas attendu ces dernières années pour savoir tout cela. La tradition arabe a été exploitée de manière « archéologique » dès le XVIIe siècle par les savants européens. Halley – celui de la comète –, à Oxford, donne à la fin de ce siècle une traduction latine des trois derniers livres des Coniques d’Apollonius, sommet des mathématiques grecques perdu en grec, en recourant à l’arabe.

L’élément nouveau, aujourd’hui, c’est la conscience de plus en plus aiguë qu’il fallait mieux comprendre ce qui s’était passé en terre d’Islam pour saisir l’histoire au long cours de certaines traditions qu’on pensaient exclusivement européennes. Insistons sur le fait qu’il ne s’agit pas de venir réclamer, avec acrimonie, des états de service, mais d’une dynamique naturelle de la recherche elle-même. En deux mots : soit l’on aime retracer les traditions doctrinales et l’on en vient tôt ou tard à postuler, puis reconstituer, le ou les portions arabes du fil que l’on avait pris par le bout grec ou classique ; soit, plus analytiquement, on aime les problèmes conceptuels « purs » et on trouve son bonheur dans un champ où l’on n’est pas précédé par une armée de chercheurs. On a par exemple des dizaines de traités arabes sur le paradoxe du Menteur, que personne, en gros, n’a jamais ouverts, alors qu’on ne compte plus les études consacrées aux trois allusions grecques à cet argument.


Une polémique

Comme tout livre, celui-ci a un contexte. La parution, au printemps 2008, d’un livre de l’historien Sylvain Gouguenheim intitulé Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne a connu un retentissement inhabituel pour un ouvrage qui se donnait pour savant. Plusieurs journaux en firent leurs grands titres, relayant la thèse de l’ouvrage : « Et si l’Europe ne devait pas ses savoirs à l’islam ? » (Le Monde des Livres, 4 avril 2008). Bientôt, cette thèse devait être rapprochée du discours tenu par le pape Benoît XVI à Ratisbonne en septembre 2006 (Le Figaro littéraire, 17 avril 2008). Un embrasement sans précédent de la blogosphère fit le reste. La communauté internationale des historiens de la pensée médiévale a réagi à l’ouvrage de Sylvain Gouguenheim par plusieurs textes de protestation, dont le principal (« Oui, l’Occident chrétien est redevable au monde islamique ») est paru le 30 avril 2008 dans le journal Libération.

Nous présentons ci-après des extraits de l’Introduction de l’ouvrage
Les Grecs, les Arabes et nous, paru en septembre 2009, avec l’aimable autorisation des éditions Fayard. Comme le montre le premier extrait, il y a un contexte spécifiquement français de l’affaire : il n’y a pas de hasard à ce que la mise en cause de l’héritage arabe de la pensée occidentale vienne d’un pays où, depuis l’élection de son nouveau Président de la République en 2007, se livrent des débats ardents sur les notions d’« identité nationale », de « racines chrétiennes » et sur le bilan d’une colonisation du monde musulman commencée en 1830 en Algérie. Tout cela conduit à parler d’une « Restauration », c’est-à-dire d’une négation de l’héritage des Lumières. Cette négation prend en France des proportions considérables. Il n’empêche que la question posée, au-delà du contexte français, concerne l’Europe entière et ce qui, en elle, fait aujourd’hui l’objet de débats répétés : son ouverture au monde, à travers la traduction et la transmission des savoirs.


Un savoir de Restauration1

1811 : fin des Lumières révolutionnaires. Chateaubriand écrit l’Itinéraire de Paris à Jérusalem pour « voyager en Terre sainte avec les idées, le but et les sentiments d’un ancien pèlerin ». Il ajoute : « Si les sujets d’Omar, partis de Jérusalem, après avoir fait le tour de l’Afrique, fondirent sur la Sicile, sur l’Espagne, sur la France même où Charles Martel les extermina, pourquoi les sujets de Philippe Ier, sortis de la France, n’auraient-ils pas fait le tour de l’Asie pour se venger des descendants d’Omar jusque dans Jérusalem ? » L’« ancien pèlerin » renaît pour en découdre avec les « sujets d’Omar » et leurs descendants. La dislocation de l’Algérie commence vingt ans plus tard.

2008 : début de la Seconde Restauration. On annonce la création d’un « musée de l’Histoire de France » dont le but sera de « renforcer l’identité du pays », « l’âme de la France ». Un historien des chevaliers de l’ordre Teutonique, Sylvain Gouguenheim, publie un livre pour montrer que le savoir scientifique de la Grèce ancienne n’a que tardivement et minimalement transité du monde arabo- musulman vers l’Europe latine. Il écrit : « […] si l’Europe doit la Renaissance à l’Islam, il faut comprendre pourquoi ce dernier n’a pas en retour participé à cette Renaissance. On méconnaît ainsi souvent, ou l’on dévalorise, le passé européen, tandis que l’on vante celui de l’Islam. La honte et l’orgueil se font face ; il n’y a pas là de quoi bâtir un dialogue fructueux2. »

À défaut d’autre chose, l’auteur partage avec Chateaubriand une adéquation singulière à son époque. De manière frappante, il semble que toute Restauration, en France, doive s’accompagner d’une confrontation avec les Arabes.

Il faut être sensible à cette phrase, lâchée comme en passant : « La honte et l’orgueil se font face. » La honte, c’est bien sûr celle des Européens repentants. L’orgueil, celui d’un Islam infatué et patibulaire. Occident « honteux », Islam « orgueilleux ». Croisade à la Chateaubriand ? Caricature plutôt. Caricature d’une caricature.

Et reprise en main. La révision de l’histoire de l’islam médiéval est explicitement présentée comme une mesure d’accompagnement en vue d’une mobilisation autrement plus sérieuse, au lendemain du 11-Septembre. Sylvain Gouguenheim écrit : « Bizarrement, après que le monde occidental a été la cible d’un acte de guerre, il devient urgent d’enseigner que ceux qui l’ont commis sont les tenants d’une religion pacifique, et de rappeler que l’Occident lui-même fut violent. Qui cherche-t-on ainsi à dissuader3 ? »

Son livre contient d’autres déclarations du même genre : inaptitude de la langue arabe à la philosophie ; prédisposition de l’islam à la conversion violente ; effets bénéfiques avérés de la consommation de viande de porc autour du Bassin méditerranéen. Tout cela n’aurait à vrai dire que peu d’intérêt si ce dégoût ne s’accompagnait d’un nouveau projet historique, et si ce nouveau projet historique n’avait déchaîné l’enthousiasme de plusieurs prescripteurs d’opinion.

Le point est là : Aristote au Mont-Saint-Michel développe une vision du monde qui s’insère très précisément dans la philosophie de l’histoire sarkozyste, à la rencontre de ses trois axes majeurs : (1) exaltation de la France toute chrétienne, celle du « long manteau d’églises » jeté sur nos campagnes ; (2) revendication assumée de l’« œuvre positive » de la colonisation – puisque la science est, par essence, européenne ; (3) volonté de « liquider » définitivement Mai 68. Et l’on se trouve confronté à ce paradoxe, typique de notre temps, où l’auteur le plus en phase avec la doxa des idéologues officiels – on songe à celui qui, aux premiers jours de la Restauration (26 juillet 2007), composa l’inoubliable discours de Dakar – est décrit comme un parangon d’indépendance et de courage par diverses crécelles médiatiques.

La France a connu, au cours des cinquante dernières années, une floraison remarquable d’études historiques. Des Annales à la microhistoire, pendant longtemps la créativité théorique s’est trouvée de ce côté-là aussi. Que s’est-il passé ? On croyait acquis qu’il n’y a pas d’immédiateté historique, pas d’objet déjà là, pas d’essence préexistant dans une sorte d’évidence à l’investigation de l’historien ; en d’autres termes, pas de « doctrines », de « civilisations », de « cultures » ou de « savoirs » tout prêts à transiter – ou à ne pas transiter – d’un continent à l’autre, d’« Orient » en « Occident ». Si l’« Islam » des essayistes actuels est aussi caricatural que le méchant d’un combat de catch, sa critique participe elle aussi d’une parodie d’art martial. Le procédé, néanmoins, est reproduit si ostensiblement qu’il en devient, à l’encontre des sciences humaines aussi, une provocation qu’on aurait tort de prendre à la légère.

On ne rendrait pas justice au livre de Sylvain Gouguenheim si l’on se bornait à en produire le bêtisier. Quelle que soit sa méconnaissance du sujet, son minimalisme est un programme. Ce programme, c’est celui d’un retour à une bijection simple entre les essences et les discours, les « civilisations » et leurs « cultures », les lieux et les religions. On sait combien cette rhétorique est difficile à contrer, combien il est malaisé de défendre la thèse que non, décidément, un chat n’est pas un chat, qu’un savant d’Islam est autre chose qu’un islamiste cultivé, et qu’en l’occurrence la transmission des savoirs est un phénomène composite, où se rencontrent l’histoire de la philosophie et des sciences, l’histoire des techniques, de la théologie, des propagandes impériales, de l’enseignement, des échanges commerciaux, et d’autres encore. C’est une fois ces facteurs dûment pris en compte que l’on comprendra ce qui a pu se passer entre l’Europe et le monde islamique en matière de science et de philosophie. Et non pas en dressant des listes aléatoires d’ouvrages traduits et de savants classés par pedigree confessionnel.

[…]

Le virage savant de l’islamophobie

Aristote au Mont-Saint-Michel livre un nouveau symptôme. Personne n’y avait pensé jusqu’à sa publication : pourquoi ne pas confier l’islamophobie à des experts ? Non pas les experts qu’on attendait, skinheads ou retraités de la coloniale ; encore moins, bien sûr, les « spécialistes » ou « érudits », réputés islamolâtres ; mais de nouveaux experts, des savants à diplômes. Un prix d’Académie ne nuira pas à la cause ; Aristote au Mont-Saint-Michel en a reçu un. Il dote l’islamophobie d’un prestige inattendu pour elle. Sylvain Gouguenheim, ses inspirateurs et ses soutiens en ont produit la forme quintessenciée : l’islamophobie savante. Définissons-en quelques traits.

L’islamophobie savante se voudrait modérée. Personne ne dit que l’Europe ne « doit » rien aux savoirs transmis par les Arabes. L’islamophobie savante constate seulement qu’on a, sur ce point, beaucoup exagéré, et se demande pourquoi. Aristote au Mont-Saint-Michel propose un « rééquilibrage » qualifié, évidemment, de « scientifique » (p. 8). Le fair-play peut aller jusqu’à constater que l’apport des sciences arabes est longtemps resté sous-évalué. Il suffit d’ajouter immédiatement que ce n’est pas une raison pour, à présent, le surestimer, sauf bien sûr si l’on verse dans la « haine de soi4 ». L’islamophobie savante tient la balance. Les éclats de voix ne sont pas son genre.

L’islamophobie savante se croit synthétique. D’aucuns penseraient qu’il faut pouvoir éditer – ou à tout le moins lire – à peu près correctement une page d’arabe pour trancher du génie de l’Islam. Scrupules intempestifs ! Alors que les éditeurs de textes savent combien il peut être difficile d’interpréter une simple particule, l’islamophobie savante résume, en une phrase sentencieuse, des collections de livres et de manuscrits.

L’islamophobie savante n’aime pas les gentils. Une tradition d’orientalisme, fondée par Louis Massignon, se caractérise par sa croyance en les bienfaits réciproques d’un dialogue entre religions ; par l’idée que la spiritualité chrétienne peut apporter quelque chose aux musulmans, et la spiritualité musulmane quelque chose aux chrétiens. Pas seulement, dans chaque cas, une confirmation de sa supériorité intrinsèque, mais la découverte d’un écart qui rend chacun plus riche. Dans la bouche d’un dominicain, passe encore (encore que…), mais dans celle d’un musulman, voilà qui est trop gentil pour être honnête, nous prévient l’islamophobie savante5. N’allez cependant pas soupçonner qu’elle reproche à l’Autre de ne pas savoir dialoguer pour ne pas avoir soi-même à vraiment le faire ; ce serait bien du mauvais esprit de votre part.

L’islamophobie savante paraît sélective. Elle ne dénonce pas, comme mythes historiographiques, tout « Âge d’or » et autres « Grands Siècles », mais se concentre sur Bagdad et Cordoue. En histoire européenne, elle mentionne souvent Copernic et rarement Galilée, souvent saint Thomas et rarement l’Inquisition, souvent le retour du grec et rarement la défenestration des parpaillots. Qui trop embrasse, dit-on, mal étreint.

L’islamophobie savante se rêve subtile ; elle aime à distinguer. Elle nous apprend à définitivement séparer le Grec de l’Arabe, et donc l’Arabe de « nous ». Elle nous apprend en outre que l’Islam n’est pas l’islam. Argument récurrent : il y a bien eu transmission, mais elle nous vient de ce qui, dans l’islam, est civilisation, culture (« Islam » avec capitale), et surtout pas religion (« islam » avec minuscules6). La meilleure preuve en sont les Arabes chrétiens, pour leur part excellents traducteurs. Il suffira d’être musulman pour ne pas savoir transmettre. La distinction s’achève là où la complexité commence.

Modération, rééquilibrages, casuistique : il y a un style du savoir en Restauration. Celui d’un savoir intégralement réactif : réactif à ce que lui-même définit comme une doxa sur la transmission arabe du savoir grec à l’Occident latin. Il y a longtemps qu’un savoir n’avait pas été dramatisé de la sorte, et, avec lui, le sujet du savoir. L’« affaire Gouguenheim » a été un huis clos à trois : le public assoiffé de connaissances ; les « spécialistes » fatalement pervertis ; et l’Expert proclamé qui tout révèle en endossant successivement les deux rôles. Le « nous » de l’appartenance – « nous » grec, arabe, européen – s’est branché immédiatement à un « nous » du savoir – nous les braves gens, nous les érudits, nous les vulgarisateurs. Quelque chose s’est noué ici, peut-être pour longtemps. C’est cela que nous chercherons à comprendre.

[…]

Les Grecs, les Arabes et nous

Explorons les combinaisons. Cela a d’abord donné : les Grecs et nous, un siècle d’Allemagne romantique et savante, de Hölderlin à Wilamowitz, entre rêverie et érudition. Les Arabes et nous est venu ensuite : rapport colonial, postcolonial, un siècle encore de découvertes et de soupçons, de Loti à Saïd. Les Grecs et les Arabes furent d’abord associés par les médiévistes, à travers la représentation d’un « rationalisme » gréco-arabe opposé en bloc au Moyen Âge « latin », à sa théologie du surnaturel et de la liberté : rapport thomiste, néo-thomiste, dans sa version forte, celle d’Étienne Gilson. Aujourd’hui, ce sont les Grecs contre les Arabes, au nom du « grand logos » chrétien : rapport néo-thomiste encore, mais dans sa version faible, celle de Benoît XVI, du discours de Ratisbonne et de la « déshellénisation du christianisme ».

Les Grecs et nous, les Arabes et nous, les Grecs et les Arabes. Nous ne voulons d’aucun de ces couples. Qui, nous ? L’article de foi de l’islamophobie savante, le fin mot de son essentialisme, est : les Arabes sont des Arabes, il nous faut être autre chose. La thèse est tenable, peut-être, pour un savoir qui réduit le signifiant « arabe » au Coran et à Averroès, comme il résume le signifiant « grec » à Aristote, aux Évangiles et à une Byzance de pacotille. C’est le savoir de la nouvelle Restauration : est-ce encore un savoir ? Au passage, on efface les juifs, on oublie les Latins, « nous autres Latins », nos Latini, comme disait le clerc ou le savant du Moyen Âge. Quel est ce Moyen Âge tellement incomplet ? Quelle Europe – mais bien plus : quel monde possible avec des élisions pareilles ? Et quel « nous » possible avec si peu de choses ?

Les Grecs, les Arabes et nous. Nous ne séparons pas ; nous, historiens et philosophes, prenons tout ensemble. Les textes qui suivent. ne comparent rien à personne, ni les Grecs aux Arabes, ni les Arabes aux Latins, ni les « chrétiens » aux « musulmans », ni l’« Orient » à l’« Occident ». Délibérément, ils évitent les lieux de mémoire, Bagdad et Cordoue tout autant qu’Athènes, Oxford ou le Mont-Saint-Michel. En lieu et place, ils relient les points, comblent les manques, retracent, comme le disait encore Gilson, les « cheminements secrets » propres à la matière doctrinale7. Ce faisant, ils soutiennent bien une thèse : celle de l’unité du savoir arabo-latin. Mais ils défendent simultanément une méthode : celle qui affirme que cette unité ne se démontrera pas avec des « plus » et des « moins » (« plus » de grec ici, « moins » d’arabe là-bas, ou l’inverse), et que les « n’exagérons rien » de la nouvelle Restauration sont définitivement hors sujet.

Un tel programme est, tel quel, un programme politique. Les Grecs, les Arabes et nous : faudra-t-il dire alors que nous sommes des Grecs et des Arabes ? Pour le formuler dans des termes qui continuent d’exaspérer les Restaurateurs, les appartenances sont « volontés d’appartenance », les identités, « déclarations d’identité8 ». Cette identité-là, grecque et arabe, grecque et arabe parce que latine et parce que juive, n’est pas moins métaphorique, c’est-à-dire : pas moins choisie, qu’une autre. Sans doute est-elle plus complète, moins tronquée, et en ce sens – en ce sens-là au moins – plus vraie.

Il reste à dire pourquoi nous la choisissons. Les Arabes sont des Arabes, dit l’islamophobie savante, de peur qu’eux aussi ne soient grecs, comme nous le soutiendrons. Cela ne se dit qu’à la troisième personne : « eux les Arabes », ceux qu’on désigne de loin, des banlieues aux universités, sur tout le trajet de l’islamophobie savante. Qui aujourd’hui peut dire « Nous les Arabes » sans s’attirer les pires soupçons ? Raison de plus, aujourd’hui, pour que nous le fassions. Les Grecs, les Arabes. Et nous ? Nous les Grecs, bien sûr. Nous les Arabes, pas moins. Mais nous les Latins, aussi bien, nous les juifs, nous tous les absents de la nouvelle Restauration, nous tous les autres, nous qui n’entrons pas dans les « synthèses », « helléno- chrétiennes » ou celles que l’on voudra, nous les composites.


 

Notes

1  L’extrait qui suit du livre Les Grecs, les Arabes et nous est publié avec l’aimable autorisation des éditions Fayard (NDR), que la rédaction remercie.
2  Sylvain Gouguenheim, Aristote au Mont-Saint-Michel. Les racines grecques de l’Europe chrétienne, Paris, Seuil, « L’Univers historique », 2008, p. 17.
3  Ibid., p. 261, n. 7.
4  Rémi Brague, « Das islamische Volk ist das belogenste », entretien dans Die Presse (Vienne), 22 avril 2008.
5  Id., « Averroès était-il un gentil ? » [in] Au Moyen du Moyen Âge. Philosophies médiévales en chrétienté, judaïsme et islam, nouv. éd. rev. et corr., Paris, Flammarion, « Champs-Essais », 2008, p. 397-412.
6  Id., « En quoi la philosophie islamique est-elle islamique ? », ibid., p. 108-132.
7  Étienne Gilson, La Philosophie au Moyen Âge, 2e éd. rev. et augm., Paris, Payot, 1944, p. 661.
8  Alain de Libera, Penser au Moyen Âge, Paris, Seuil, « Points », 1996, p. 105.