Politiques de la philosophie à partir de la modernité

Les philosophies indiennes et occidentales

Rada IVEKOVIĆ

Traducteur : RENAULT Didier


  • fr
  • en
  • Mode multilingue
  • Mode simple

La modernité1 qui avait été à l’origine de nombreuses ouvertures en direction des continents extra-européens, fut en même temps la grande rupture qui a rendu la traduction presque impossible en prêtant une dimension normative à de nombreux concepts, en particulier celui du politique. A travers un processus d’universalisation (une « occidentalisation »), des concepts et des termes d’origine « européenne » se virent pourvus d’une continuité généalogique et étymologique qui frappait d’une discontinuité correspondante ceux qui provenaient d’autres lieux et d’autres langues.

C’est mon ancien maitre Čedomil Veljačić, professeur de philosophie à Zagreb, Yougoslavie, avant de devenir moine bouddhiste au Sri Lanka sous le nom de Bhikkhu Ñânajîvako, qui m’a fait soupçonner qu’une antinomie de la raison pouvait en cacher une autre. Il faisait référence à deux antinomies susceptibles d’entretenir ce type de relation, mais sans les associer, bien que l’implication de leur collusion ait été plus qu’évidente dans son œuvre. L’une d’entre elle était la division de la raison pure qu’opère Kant entre une raison théorique, métaphysique ou spéculative d’une part et une raison pratique, éthique et esthétique de l’autre.

La seconde de ces antinomies était le hiatus entre « l’ouest et le reste » (un reste « indien » ou dans tous les cas non occidental) dans la philosophie et l’absence générale de considération du premier à l’égard du second. La valeur de la philosophie « indienne » ne faisait aucun doute aux yeux de Veljačić2. Le livre qu’il a consacré à « l’éthique de la connaissance »3 ouvrait une perspective comparative passionnante. L’auteur essayait d’y montrer que l’éthique de la cognition est ce qui, chez Kant comme dans la philosophie «  indienne » (principalement bouddhiste) pointe vers un domaine indivis de la raison en tant que dénominateur commun de la raison cognitive (théorique) et de la raison pratique. Veljačić s’intéressait à la justice cognitive, à la traduction philosophique (ses propres traductions sont exemplaires) et s’efforçait de franchir les frontières de l’esprit (mind). L’éthique devient par elle-même une méthode cognitive, de la même manière qu’au sein de l’école Vedanta, « connaître » le principe universel du brahman signifie fusionner avec lui. Ici, ce n’est pas la connaissance qui constitue un absolu. Cette approche laisse même une part de doute, cultivé par une discipline (yoga) à titre de « pureté » ou de « noblesse » de l’intellect. La liberté prônée par le bouddhisme et telle que la comprend Veljačić (nirvâna) est expérimentale et rigoureusement distincte d’une extase. Ce qui signifie également que la contemplation qui mène à elle (dhyâna; jhâna; ch’an; zen) est un art de vie abstrait qui comble une autre faille, celle qui sépare l’éthique de l’esthétique. C’est le point où la « philosophie thérapeutique » apparaît comme un art de la maîtrise et  de la connaissance de soi, de l’abnégation et de la joie. Elle est matérialiste par le biais d’une étrange boucle au cœur d’une politique délibérée de dépossession de soi. L’ultime thèse explicite de Veljačić « du point de vue de la philosophie européenne » est que « l’éthos de la cognition devient, à travers sa dimension métalogique,  le moyen d’un accomplissement cognitif d’un ordre plus élevé » (Ethos spoznaje..., op.cit., p. 38). Au-delà d’une approche purement thérapeutique et « méditative », cette philosophie de l’art abstrait de la contemplation pure porte au-delà de la raison. Les analogies que donne Veljačić et qui proviennent du contexte « indien » sont destinées à combler la faille de la raison au sein de l’existence même. Mais la première thèse, l’axiome « de la perspective européenne » énonce qu’ « il existe une philosophie qu’il est impossible de penser si l’on ne vit pas en harmonie avec elle » (op.cit., p. 13). L’auteur pense à Kant lorsqu’il note à propos du «  premier motif de la philosophie indo-européenne, fondé sur l’ethos de la connaissance chez Socrate, chez les Stoïques et les écoles apparentées de la philosophie hellénistique » que « tous ont en commun des influences orientales plus ou moins prononcées (op.cit., p. 15) »4. Cela ne revient pas selon lui à exprimer l’hypothèse d’une opposition dialectique entre le rationalisme et l’irrationalisme ; ce qui est visé, c’est plutôt l’érosion permanente du transcendantalisme critique qui le transforme en une dialectique positiviste « non-philosophique » (op.cit., p. 13). Au contraire, comme l’affirme sa deuxième thèse, « la discipline de la raison pratique est une discipline transcendantale-logique » (op.cit., p. 23). Le matériau métaphysique est « déterminé en intégrant des régions hétérogènes ». Veljačić s’intéresse à l’apparent retournement de la Critique de la raison pratique qui « contient et se rapporte » à la Critique de la raison pure, au sens où la fonction transcendantale-analytique de la première implique une région ontologique.

C’est là le paradoxe classique de Kant. La critique de la raison pratique intègre celle de la raison pure, ou la rend possible, de telle sorte que la discipline de la raison pratique devient formellement un domaine ontologique. En fait, la plupart des lecteurs effectuent un choix chez Kant (soit le formalisme de la raison, soit la raison pratique). Veljačić, lui, fait le choix de l’aporie. Il parvient à concilier les deux approches dans sa tentative de mettre en lumière l’importance, en un sens voisin de la perspective « indienne », de la conscience se purifiant elle-même dans l’expérience yogique. Chez Kant, la discipline de la raison pratique, avec sa dimension éthique, provient de la volonté ou de la raison. Mais il a entrevu que ce sont deux éthiques distinctes, complémentaires et hiérarchisées, qui peuvent se développer à partir de ce point : la première qui poursuivrait des « archétypes » en relation avec des « valeurs matérielles » individualisées, et la seconde située au plan d’une éthique « métaphysique », l’éthique kantienne à proprement parler, qui dépasse le plan archétypique. Veljačić s’efforce de subsumer la première forme à la seconde (de subsumer « Scheler » à « Kant »). C’est dans l’éthique « métaphysique » transcendant les archétypes (« Scheler ») que résident les principes généraux de Kant d’une métaphysique de la morale. L’une de ces éthiques se préoccupe des devoirs (la volonté), l’autre des buts à atteindre (éthique). Selon la lecture que Veljačić fait de Kant, la critique archétypale ou émotionnelle ne prend pas en compte l’intentionnalité intrinsèque de la raison pratique. Même pour Kant, il y a un modèle à imiter, celui du sage stoïcien. L’éthique des valeurs (des buts à atteindre) est neutre ou indifférente vis-à-vis de l’existence ou de la non-existence ; ou plutôt, une telle éthique est sans objet. Mais l’éthique du devoir (la volonté) est directement liée à l’existence (ou la non-existence) des valeurs. Aux yeux de Kant, la volonté dépasse le plan émotionnel pour atteindre des couches plus élevées et n’est pas limitée par l’éthique formelle. Veljačić considère qu’il est possible de fonder la discipline de la raison pratique « par-delà le bien et le mal » et de la relier à la raison pure. Il est intéressé par des solutions yogiques dans un sens proche de la seconde ligne kantienne, qui voit une norme dans la figure du sage : la raison devient pratique dans la coïncidence de l’éthique et de la cognition – d’une manière très proche des « écoles » indiennes. Il montre de quelle manière le yoga, en tant que philosophie pratique de la totalité des écoles « indiennes » comble la faille entre la raison pratique et la raison théorique et parvient à les relier. Mais ce résultat est également atteint par le recours à une éthique apriorique : il se réfère d’une part à l’évidence de la souffrance, mais il se redouble par ailleurs d’un a priori transcendantal qui nous fait dépasser l’avidyâ comme condition primordiale de l’être-dans-le-monde, de telle sorte que tout repose finalement sur le statut de la nescience (avidyâ).

L’éthique de Kant est elle aussi transpersonnelle. Selon la troisième thèse de Veljačić, le champ de la discipline de la raison pratique (noétique) est plus vaste que le domaine transcendantal-logique (noématique) : la pensée et son cadre transcendantal ne peuvent être symétriques ou coïncider. La même remarque peut être appliquée à l’éthique. C’est la raison pratique qui postule le noumenon, qui est théoriquement problématique parce qu’il n’est, face à son propre concept, que l’objet d’une perception non-sensible. Cette articulation n’introduit pas seulement une scission dans la scission (l’éthique dans la raison divisée), mais elle reconnaît indirectement la nécessité du partage de la raison comme une tension dialectique qui la pousse au-delà d’elle-même, ou comme un mouvement et un mode d’être constants de la raison. Chez Kant, la raison pratique est abstraite, formelle et transindividuelle, enracinée au-delà du plan personnel ; elle correspond à l’idéal stoïcien et aussi à l’idée indienne du dharma. Ses critiques considèrent qu’elle est donc vouée à être répressive. Veljačić pense qu’il est possible de trouver un compromis en fondant la discipline sur un terrain ontologique concret, visant la liberté en conformité avec ce dernier.

Il considère la philosophia perennis comme le terrain commun de toute philosophie. Il pense que sa propre partialité  envers la philosophie « indienne » devrait suffire, indépendamment du contexte. Il procède comme s’il n’y avait pas d’histoire d’un différend entre les philosophies « indiennes » et « occidentales ». Il fait référence à une « philosophie indo-européenne »5 comme à un réceptacle, ou à une position ultimes et imaginaires. Qui a jamais prouvé ses axiomes ? Le « terrain commun » auquel pense Čedomil Veljačić n’est pas conditionné biologiquement. Il correspond aux « structures du sujet transcendantal, avec ses possibilités limitées de concevoir des idées créatives ». On pourrait l’appeler culture dans un sens plus large, impliquant avidyâ, l’ignorance ; un rempart contre l’ethnicisation. De la manière dont il le comprend, ce n’est pas le terrain d’un universalisme philosophique, mais plutôt une plage de « motifs éternels » dans l’histoire universelle de la culture, commune à l’humanité entière. La lecture de Kant par Gayatri Chakravorty Spivak dans son ouvrage Une critique de la raison post-coloniale6 nous a éclairés sur les risques du retranchement géographique. Veljačić pense toutefois que le rationalisme de Kant le met à l’abri des distorsions anthropologiques de ceux qui sont incapables de « distinguer les hypothèses généalogiques ». De même que chez Kant, il n’y a ici aucun a priori d’une connexion inhérente, nécessaire. Veljačić se préoccupe de rétablir la primauté d’une raison universelle et indivise comme fondement d’une philosophie comparative.

« […L]a source […] est, selon sa description phénoménologique, identique avec les caractéristiques fondamentales d’avidyâ (la limitation transcendantale de la cognition), raison pour laquelle la philosophie « indienne » dans son ensemble est essentiellement orientée vers un idéalisme transcendantal-critique de l’éthos de la cognition ». C’est une singulière boucle qui se referme, chez Veljačić aussi bien que chez Kant, et par laquelle un « apriorisme » de l’éthique cognitive « sauve » la raison pure d’une chute dans des facteurs empiriques. Cet « apriorisme » précède l’expérience pratique dans un accès direct à la pure raison pratique. Celle-ci est une sorte d’ « état » d’innocence et d’ignorance, une indivision, une plénitude éthique. Il est transcendantal, mais limité : la raison peut-elle embrasser ce qui est la condition de sa propre existence (la vie) ? Cette impossibilité est un paradoxe vécu de l’humain (ou peut-être de toute vie). La notion de karma comble cette faille tortueuse. C’est là l’a priori de la pensée « indienne » que l’on omet de prendre en compte. La raison pour laquelle la philosophie « indienne » ne fut pas reconnue en « occident », c’est la division normative de la raison. Non qu’elle soit incapable de diviser la raison : toute pensée vivante en est capable, et le fait effectivement.

Les connaissances portant sur l’origine apparaissent toujours scindées, fragmentaires. Notre dérive de l’origine se poursuit jusque dans l’intention de se la réapproprier, de produire une « culture »7. La différenciation sexuelle, comme toutes les autres, en tant que tissu de l’avidyâ (ignorance) est l’un de ces partages de la raison ; elle est liée à l’ignorance universelle à propos de l’origine. La théorie bouddhiste de l’origine interdépendante est une formulation de cette quête de l’origine, celle de la naissance et de la sexualité ou celle de la philosophie. Mais en tant que point de départ, l’avidyâ (ce qui est au-delà de la cognition, l’illusion transcendantale) ne se limite pas à la sphère sexuelle, qui est son « dernier recours ». L’oubli de la scène primitive (explicite dans le freudisme et implicite dans le bouddhisme), l’oubli de la douleur (duhkha) ou celui de « l’être » sont une seule et même chose. En ce sens, l’avidyâ, le « premier » principe du bouddhisme, signifie la limitation transcendantale de la cognition. La connaissance de ce qu’elle (dé)voile est la « parenthèse » d’une expérience soumise à une réduction phénoménologique et incapable de percevoir ses propres limites. Le langage et la pensée ne peuvent totalement rendre compte de leur origine ni de leur cadre. Le bouddhisme avait radicalement reconnu les limitations transcendantales. Faute de traduction, on pouvait donc désigner, devant le tribunal de la philosophie « européenne », toutes les écoles de philosophie indienne comme « mysticisme » ou « théologies ».

L’éthique bouddhiste a son origine dans l’existence de la douleur, duhkha, qui provient du fait existentiel, mais non essentiel de la « non-unité ». La division est l’ordre naturel du devenir (tandis que « l’être » n’est même pas une catégorie). Ne faire qu’un avec l’altérité peut s’avérer fatal dans le cadre du monothéisme et quand la distanciation semble être l’unique échappatoire. Mais dans des contextes différents, comme dans le bouddhisme, la scission elle-même – qui est aussi présente en nous, ou entre le langage et la réalité dont il est impuissant à rendre compte dans sa totalité – peut être aussi réparatrice. En même temps que la scission, c’est l’irreprésentable qui se dissipe également. L’ignorance et la peine sont corrélées. La connaissance lutte ainsi contre l’ignorance de la seconde, qui est un fait de la vie. La douleur, telle qu’elle est comprise dans le bouddhisme, ne doit pas être identifiée à l’angoisse au sens existentialiste. Tandis que la psychanalyse voit dans la confrontation avec le néant une source de trauma, d’une possible désagrégation ou annihilation, et d’une panique existentielle, le śūnya (néant) du bouddhisme est un objet d’espérance. Bien qu’effrayant, il est bienvenu en ce qu’il est une issue hors du cycle des réincarnations. On est donc amené à en conclure que c’est le contexte culturel, historique et politique qui fait toute la différence. Le bouddhisme accorde une grande valeur au dépouillement de la subjectivité. Mais l’angoisse peut résulter d’une ignorance à propos de l’origine et de l’aspiration à trouver des fondements solides. La pensée de « l’occident » a cultivé ce conflit, tandis que les écoles bouddhistes, et d’autres écoles asiatiques, l’ont pris en compte tout en sachant qu’il n’y avait pas de fondement solide. Le Bouddha lui-même ne s’est jamais prononcé sur les questions ontologiques. Cela permet naturellement une philosophie relationnaliste (plutôt que relativiste) qui se garde des extrêmes du nihilisme et de l’absolutisme.

Dès l’émergence de la modernité, on s’est efforcé de construire des lignes généalogiques ininterrompues pour les concepts et les épistémés « occidentaux » ainsi considérés comme « universels ». Cette ligne généalogique résulte d’une interprétation d’étymologies européennes en tant que fondatrices et universelles. De là, on en déduit une continuité pour « l’occident » et une discontinuité pour les autres histoires et les autres épistémés, auxquelles on impute une discontinuité avec leur propre antiquité. Le passé de ces cultures est qualifié de « prémoderne » ou de « traditionnel », et donc tenu pour archaïque par comparaison avec la modernité universalisée. La même remarque s’applique aux femmes. S’il en est ainsi, c’est que la modernité est normative et universalisée. La projection de la notion de progrès avec ses exceptions constitutives est complice de la hiérarchie de cultures produites dans le temps et l’espace. Elle montre la dimension autoréférentielle du partage de la raison comme un regressus ad infinitum. La scission dans la raison apparaît à chaque fois qu’une règle et son exception sont proposées à titre d’explication. L’exception désigne la faille dialectique et constitue la limite transcendantale de l’esprit.

Le tournant linguistique de la philosophie « continentale » a dans une certaine mesure permis de mettre à l’épreuve le rôle du langage et de la pensée dans la subjectivation, tout en maintenant la fonction critique de la réflexion. Mais son horizon n’en est pas moins resté celui de la modernité. La philosophie « indienne », dans un contexte historique différent de celui de l’Europe, a effectué son propre tournant linguistique avec le bouddhisme (VIe siècle avant notre ère). C’est là un risque pour la philosophie telle que la comprend « l’occident ». De là, la pensée « indienne » s’est engagée dans des directions diverses. C’est également la raison pour laquelle elle n’a généralement pas été reconnue par les orientations philosophiques traditionnelles en « occident ». Mais le tournant linguistique a permis, comme il l’a fait pour la philosophie européenne des XIXe et XXe siècles, non seulement de mettre en doute l’ego, mais également de ne pas s’attarder sur une métaphysique du sujet, en cultivant l’incertitude à propos de la capacité du langage à être exhaustif. Cette fonction, relativement faible dans l’antiquité européenne (bien que Foucault l’ait rétablie par le biais de certaines thérapeutiques philosophiques8) permettait que fonctionne un mécanisme fluide du partage de la raison. La question du retard ne se pose pas dans la philosophie indienne. S’il n’y a pas de retard vis-à-vis  de la modernité, c’est parce que la norme de ce retard a été fixée à partir d’une position hégémonique dans la modernité (« occidentale ») elle-même. Les règles du jeu (sur lesquelles il n’y a jamais eu d’accord) définissent qui est « en retard » ; elles n’autorisent donc pas une lecture politique de la « philosophie indienne ». Un tel apriorisme est moderne, historiquement et géopolitiquement, c’est un produit de l’hégémonie et il est étayé par des méthodes comparatives.

De nombreux concepts philosophiques ont leur origine dans la Grèce antique (et au-delà, dans les sources auxquelles les Grecs ont puisé). Ils font partie de l’histoire factuelle de la polis et sont liés au développement de la philosophie grecque, et par la suite « européenne », ainsi qu’à la représentation de soi de l’occident. Cela est vrai également des concepts de la philosophie indienne. Pour ces dernières, il est toutefois plus difficile de franchir les frontières des philosophies internationales au-delà des stéréotypes orientalistes, parce qu’elles n’ont pas été portées par un mouvement universalisant. Le défi véritable pourrait consister à explorer les épistémés en les passant au crible de concepts d’une provenance différente. En quoi le savoir indien (ou chinois, ou yoruba, maya ou aborigène) se prête-t-il à un usage universel en termes, par exemple, d’autonomie politique (une notion issue de la généalogie occidentale) telle que nous la comprenons aujourd’hui ? Au contraire, comment traduire des concepts tels que mokša, nirvāna ou karma, si ou lorsqu’on les reconnaît ou qu’on les importe, même partiellement, dans un contexte européen9 ? Comment traduire en termes politiques ces notions généralement considérées comme esthétiques, mystiques ou culturelles ? Et ne devrions-nous pas nous méfier de cette tendance permanente à faire une lecture anti-politique de ces concepts et de cette histoire dès qu’ils ont une origine extra-européenne ou qu’ils proviennent de ceux dont la pensée n’est pas connue ou valorisée par le (ou les) courant(s) dominant (s) ?

Ce sujet est généralement évoqué en même temps que la recherche du dieu dans l’éthique de l’hétéronomie. La question se pose ainsi : « Quel dieu devons-nous servir ?10 », question dont Max Weber prend acte dans les temps modernes, et qu’il désigne comme celle de « la guerre des dieux11 ». La guerre des dieux est en réalité une guerre entre les hommes, qui, alors qu’ils enquêtent sur leur origine, se livrent à une guerre sur ou pour des valeurs. Le soupçon d’un partage originel légitime le plus souvent des « guerres de restauration » ou un nationalisme qui visent à dépasser la scission originelle en vue d’une totalité reconfigurée12. La plupart du temps, dans un mouvement circulaire, on fait la guerre pour mettre fin à une guerre, un objectif supposé la « justifier ». Dans un hymne du Rg-Veda (RV X, 121), l’unité originelle est restaurée sous la forme du « germe d’or », mais la nécessité d’un regressus ad infinitum vers des points de départ toujours nouveaux ne tarde pas à se faire jour, puisque l’origine elle-même a une origine. La guerre des dieux et des valeurs correspond aux pratiques politiques et sociales d’un temps et d’un lieu donnés. La question philosophique, derrière ce problème, est celle du partage de la raison. Elle est aussi celle des limites de l’horizon philosophique et politique. Le problème doit-il se résoudre à l’intérieur ou à l’extérieur de ces limites ?

Kant penche dans le sens du partage de la raison : de celui qui règne entre la raison pratique et la raison théorique à celui du cru et du cuit, de la « nature cuite » et de la « nature crue, sauvage13 », ou de la faille entre le sujet et le non – ou pas encore – sujet (G. Chakravorty S., p. 14). La culture traite de cette situation, mais il n’y aurait pas de raison sans une culture engendrant une faille par sa prise de distance avec les origines. G. Chalravorty S. montre à quel point le concept kantien de culture, supposé neutre et universel, est situé géographiquement, et par conséquent à quel point le sujet lui-même est différencié. C’est là une composante de la modernité, ainsi que l’a montré Sarah Kofman à propos de la question féminine. L’histoire du colonialisme n’est pas conforme à la typologie ni à la progression de la raison qu’avait imaginées Kant. Ce dernier avait reconnu le caractère autoréférentiel de la raison, mais n’est pas moins complice de son usage normatif. C’est là son antinomie : si la solution se trouve hors de la philosophie (en excluant à la fois le « polythéisme » et la raison théorique), soit il nous faut adopter une approche divine axiomatique et mettre fin au récit (en s’arrêtant à une origine, un dieu ou une valeur) soit nous pouvons penser une sorte de « neutralité axiologique et non théorique » supposée mener au relativisme que l’on a reproché à Weber.

La théorie pratique d’une philosophie contemplative, thérapeutique, féministe et non égocentrée en tant qu’art de vivre éthique et esthétique, et politiquement engagé, peut nous aider à comprendre le fonctionnement du partage, qui possède à la fois une dimension normative et une dimension émancipatrice. La liberté ne serait alors pas un objet extérieur qu’il s’agit d’atteindre, mais cette « région » dans laquelle le sujet est libéré de lui-même pour se tenir auprès des autres. Si l’autre est en nous, le sujet n’est tel que dans sa capacité en tant que liberté14, impersonnelle ou transpersonnelle. Toute identité n’est-elle pas transindividuelle ? Selon Etienne Balibar, l’identité est à la fois individuelle et collective, et jamais purement l’un des deux, elle est ambivalente15, une fiction16 construite sur le principe de l’exclusion. L’identique dont nous nous prévalons se rapporte à l’hégémonie – la capacité de convaincre et de s’imposer – et à une hiérarchie. Le meilleur exemple en est la nation. Mais le déplacement de la raison partagée est bénéfique dans la mesure où il peut contribuer à maintenir la fluidité du processus de raisonnement. Le partage de la raison est ici un pharmakon : à la fois le remède et le poison (Derrida17). La raison fonctionne grâce au partage. Ce dernier n’est jamais total, comme l’affirme D.P. Chattoppaddhyaya lorqu’il critique la séparation des deux extrémités ou des deux sens du « partage » : « le réaliste officiel est attaché, de manière en un sens précritique, à un concept d’un soi -témoin qui d’une façon ou d’une autre (mais je ne vois pas comment en réalité) parvient à ne pas s’impliquer ou interagir avec l’autre18 ». Mais c’est Kalidas Bhattacharyya qui perçoit le mieux la dynamique impliquée par ce phénomène. Il est intéressant de citer la reformulation qu’il a donnée de sa théorie des points de vue contradictoires, dans laquelle il fait référence à son père, le philosophe K.C. Bhattacharyya, mais dont on sait aussi qu’il a puisé des éléments dans le bouddhisme et le jaïnisme. Voici comment il reconsidère ses échanges avec un autre philosophe, S.N. Ganguly : « J’avais longtemps soutenu la validité alternative de principes authentiques même lorsqu’ils sont contradictoires […] sa thèse était qu’après tout, les deux thèses opposées doivent être saisies par la même personne […] [pour laquelle] l’une de ces thèses doit être ineffable […] C’est là, m’expliqua-t-il, le domaine de l’ineffable, qui n’est pas nié entièrement mais qui constitue un « douloureux vide » […] Il l’appelait le Silence19 […] ». L’ « autre champ » dans lequel s’est déplacée la thèse contestée est ce que Jean-François Lyotard appellera plus tard un  régime de phrases20 . Mal à l’aise avec les alternatives qu’il a lui-même mises en lumière, K. Bhattacharyya manque d’une « métaposition » qui lui permettrait l’évaluation, ou, en accord avec la philosophie Mâdhyamika, il évite l’accélération métaphysique du partage, mais néglige aussi malheureusement les opportunités de son arrière-plan dynamique. L’alternance, le partage et les alternatives sont destinés à rester.

La postmodernité, l’un des modes de la modernité, à théorisé la crise du sujet déjà annoncée par de grands noms de la philosophie et de la littérature, et incarnée en politique par le phénomène du totalitarisme. La mondialisation et l’effritement de l’État providence ont contribué à aggraver cette situation. La crise du sujet est un coup sérieux porté au politique et à l’espace public. La biopolitique intervient désormais directement sur les corps, sur la « vie nue », sur de pures surfaces, avant même toute socialisation politique. Et tandis que certains philosophes contemporains, chacun à sa manière, affaiblissent le politique en introduisant à leur insu une limite ou une détermination, cette dimension reste ouverte chez Foucault, que d’autres préservent pour une « histoire alternative » toujours concevable.

Outre qu’il laisse une faille entre la raison spéculative et la raison pratique, telle qu’aucun lien entre elles ne puisse être mis en évidence grâce à la première (ce qui est précisément le problème), Kant fait également l’hypothèse de dieu comme autorité extérieure21. Dans la Critique de la faculté de juger, la division de la raison est elle-même située dans la raison (« occidentale »). La philosophie « indienne », quant à elle, évacue toute question d’un partage de la raison. Cela est dû à un tournant linguistique précoce. De fait, la plupart des écoles, aussi bien âstika (orthodoxes) que nâstika (hérétiques), en particulier depuis le bouddhisme (et même avant, dans les Upanishads), ne se fondent pas sur la séparation des raisons mais au contraire sur un « comme si » il existait un fondement ou un axiome crédible, bien qu’ils soient compris comme une absence. C’est donc la philosophie « européenne », et par la suite « occidentale » qui annihile la philosophie « indienne » et engendre une faille qui court entre les deux philosophies. Chez Kant, cette césure est marquée à l’intérieur de sa propre philosophie. La raison pratique, à laquelle Kant donne la priorité, tout comme la philosophie « indienne », fait face à une double contrainte, puisqu’elle fonctionne par l’analogie, et non par la cognition (Chakravorty S., p. 25). La séparation entre les philosophies à l' « est » et à l’ « ouest », leur non-reconnaissance mutuelle, ne peuvent être révoquées de l’intérieur de la philosophie « occidentale » en tant que telle. Ce qui s’impose, c’est un déplacement radical ou une contamination mutuelle, une traduction. La comparaison n’y suffit pas.

La confusion des niveaux que l’on observe chez Kant ne rend pas cette tâche aisée. Il emploie en effet le même mot, Vernunft, pour désigner la raison à portée universelle et la raison particulière, individualisante. D’autres mécanismes d’universalisation nous ont appris que lorsqu’il y a un lien direct – et une dénomination commune – entre l’universel et le particulier, c’est que l’on est en présence d’une construction hégémonique. Dans l’injonction de se connaître soi-même, la raison est divisée entre la dimension du sujet et celle de l’objet. De ce point de vue, c’est le cogito cartésien qui vient le premier à l’esprit, mais l’histoire est pourtant aussi ancienne que le logos, scindé en lui-même par l’injonction du gnōthi seautón (connais-toi toi-même) et reproduisant des solutions de continuité par l’intersection, par exemple, de généalogies masculines et féminines dans le plan patriarcal vertical. Le même mécanisme produit la « virginité » de Marie, qui, alors qu’elle donne naissance au logos, n’a pas d’Évangile. Elle n’est ni un sujet à part entière, ni un simple objet, elle est un objet manqué et un instrument d’auto-accomplissement de l’autre.

Les femmes sont assignées à l’ordre du voir (de l’objectivation). Une dimension échappe à l’ordre du voir (darśana) et c’est peut-être l’ordre de la voix (vāk) ou celui de l’entendre (śruti), ce qui signifie également que l’image présuppose qu’on l’entende, ou qu’elle n’a une cohérence interne que si elle est traversée par la voix. Ou peut-être qu’elle est porteuse, de manière toute aussi inexplicable, de significations et de symbolisations. L’ « indivis » lui-même, l’origine, est déjà scindé. L’identité – en tant qu’identité avec soi-même – n’est-elle pas toujours la fissure intime du soi qui pointe vers la dualité constitutive, la forme simple de la pluralité qui nous habite ? La persona, le masque des acteurs romains, nous révèle cette pluralité de la « personne ». Et le français « personne » désigne à juste titre aussi bien l’individu (person) que son absence (nobody).

La révolution épistémologique qui sera capable d’ouvrir les uns aux autres les mondes distincts et de combler la faille de la modernité devra en passer, au-delà de la comparaison, par la traduction, en respectant et en traversant des généalogies multiples des concepts et des visions du monde.

 

 

Notes

1  Cet article est en partie tiré de mon livre inédit The Politics of Philosophy (manuscrit en anglais).

2  Cf. Rada Iveković, "Nasljedje Čedomila Veljačića. O nekim problemima komparativne filozofije", in: Sudesika. Bhikkhu Ñânajîvako - Čedomil Veljačić, ed. by Siniša Djokić, Zagreb, Antibarbarus 1997, pp. 69-81 ; "The Politics of Comparative Philosophy", in Beyond Orientalism. The Work of W. Halbfass and its Impact on Indian and Cross-Cultural Studies, ed. by Eli Franko and Karin Preisendanz, Amsterdam – Atlanta, Rodopi 1997, pp. 221-235.

3  Čedomil Veljačić, Ethos spoznaje u Evropskoj i u indijskoj filosofiji, Belgrade, BIGZ 1982.

4  Bhikkhu Ñânajîvako, Schopenhauer and Buddhism, Kandy, Sri Lank, Buddhist Publication Society, 1970.

5  Veljačić, op. cit., p. 15. De ce point de vue, je crains de l’avoir critiqué quelque peu hâtivement dans mes travaux précédents, puisque je déplaçais les implications de sa pensée dans un champ « civilisationnel » et donc éventuellement « racial » sans comprendre entièrement le contexte, ni son objectif principal de dépasser les antinomies de la raison.

6  A Critique of Postcolonial Reason. Towards a History of the Vanishing Present, Cambridge, Mass., Harvard UP 1999.

7  Fethi Benslama, Une fiction troublante. De l’origine en partage, Paris, Aube 1994.

8  M. Foucault, L’Herméneutique du sujet. Cours au Collège de France. 1981-1982, Paris, Hautes Etudes - Gallimard – Seuil 2001.

9  R. Iveković, « Subjectivation, traduction, justice cognitive », Rue Descartes n° 67, 2010.

10  Rg-veda X, 121 (Hiranyagarbha Prâjâpatya).

11  Max Weber, The Sociology of Religion, transl. Ephraim Fishoff, Beacon Press new ed. 1993; cf. Michael Löwy, La guerre des dieux. Religion et politique en Amérique latine, Paris, Félin 1998.

12  Tetsuya Takahashi, Can Philosophy Constitute Resistance?, Tokyo, UTCP 2008.

13  G. Chakravorty Spivak, A Critique…, op.cit., pp. 12-13; 34 ff.

14  Krishna Chandra Bhattacharya (1875-1969).

15  E. Balibar, La crainte des masses. Politique et philosophie avant et après Marx, Paris, Galilée 1997, p. 45-46.

16  E. Balibar, in Balibar-Wallerstein, Race Nation Classe. Les identités ambiguës, Paris, La Découverte 1991, p. 19.

17  Derrida, La Dissémination, Paris, Seuil, 1972 ; Derrida, Platon, Phèdre : Suivi de La pharmacie de Platon, Paris, Flammarion 2006.  

18  D.P. Chattopadhyaya, “Love and Expression”, in Communication, Identity and Self-Expression. Essays in Memory of S.N. Ganguly, ed. by S.P. Banerjee & Shefali Moitra, Delhi, OUP, 1984, p. 160.

19  K. Bhattacharyya, « Sachin Ganguly as I knew him », Communication, Identity and Self-Expression, op. cit., p. 2. Voir également “Different Notions of Freedom Compared and Evaluated” dans la même collection, pp. 101-116; Alternative Standpoints in Philosophy, Calcutta, Das Gupta & Co. Ltd. 1953; Shefali Moitra, “Alternative Standpoints: At the Foundation and Culmination of Kalidas Bhattacharyya’s Philosophy”, in Freedom, Transcendence and Identity. Essays in Memory of Professor Kalidas Bhattacharyya, ed. by P.K. Sengupta, New Delhi, ICPhR and Motilal Banarsidass, 1988, pp. 1-14.

20  J.F. Lyotard, Le Différend, Paris, éditions de Minuit, 1983.

21  Kant, Critique de la raison pure, Paris, PUF, 2004, p. 110 ff.

 

Traduit de l'anglais par Didier Renault