Ouvrir la traduction

Brett NEILSON

Traducteur : DOBENESQUE Etienne


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Que signifie « ouvrir la traduction » (to open translation) ? Le terme implique le mouvement de la traduction au-delà de toute tâche fermée ou finie. Dans l’usage courant, il renvoie à une nouvelle écologie participative de la traduction qui fait son apparition sur Internet. Les praticiens de la traduction ouverte (open translation) opèrent dans des réseaux de production collaboratifs, en utilisant des outils logiciels libres pour produire des traductions accessibles gratuitement au plus grand nombre. Leur pratique est collective et disséminée. Pour nombre d’entre eux, elle constitue une plateforme pour contester le statut d’œuvre dérivée de la traduction et l’institution de l’autorité individuelle qui est à la base du droit de propriété intellectuelle. En ce sens, elle peut mettre en cause un pan important du capitalisme contemporain. Cet article soutient le projet de la traduction ouverte et entend y contribuer en interrogeant la manière dont les praticiens se représentent leur pratique. Je ne m’intéresse pas seulement à la manière dont elle est accomplie mais aussi aux mobiles politiques de ses partisans. À partir d’études qui mettent en question l’idée que les langues ont une existence individuelle avant l’acte de traduction (Sakai 1997), j’examine la manière dont la traduction ouverte pense le rapport entre les langues. Je me demande enfin si le sujet collectif qui se construit à travers ces pratiques de traduction collaboratives est une figure politique adaptée à la production du commun.

Les exemples de traduction ouverte sont multiples et ne se conforment pas à un idéal-type. On peut citer ainsi les sites meedan.net et globalvoicesonline.org. Le premier utilise la traduction automatique, la traduction assistée par ordinateur et la traduction humaine disséminée pour publier des reportages et des commentaires en arabe et en anglais. Le second utilise uniquement la traduction humaine pour publier en 18 langues le contenu d’un site qui rassemble des billets en anglais issus de plus de deux-cents blogs et journaux en ligne citoyens. Pour cet article, j’ai recueilli des informations sur la traduction ouverte dans une source primaire, le manuel Open Translation Tools. Ce manuel a été produit en juin 2009 par Aspiration (un groupe qui met en rapport des organismes de la société civile et des solutions logicielles) et FLOSSManuals (une plateforme de production de manuels pour l’installation et l’utilisation d’un certain nombre de logiciels libres). Open Translation Tools est le résultat d’un « book sprint » qui s’est tenu pendant cinq jours à Amsterdam. Une quinzaine de personnes se sont réunies douze heures par jour pour en développer le contenu. Leur travail est publié sur le site de FLOSSManuals et peut-être téléchargé gratuitement en PDF. À ce jour, le manuel, qui couvre les aspects techniques, mais aussi légaux et politiques, de la traduction ouverte, est le guide le plus complet sur le sujet.

Open Translation Tools (2009: 11) définit la traduction ouverte comme un « nouveau champ de pratiques qui émergent au carrefour de trois mouvements dynamiques de l’âge de l’Internet et de l’information » :

1.    Le contenu libre ou la publication de sources de savoir sous des licences ouvertes comme Creative Commons ou Free Document License, qui encouragent la redistribution, la transformation et la réutilisation extensive.

2.    Le logiciel libre, ou FLOSS (free/libre/open source software), qui constitue une alternative au logiciel propriétaire et aux formats de données fermés correspondants en permettant à ses utilisateurs d’accéder à son code source et donc de l’étudier, de le modifier ou de l’améliorer.

3.    Les modèles de production ouverts ou collaboratifs qui utilisent le caractère connecté mais disséminé d’Internet pour orienter des ressources humaines vers la production en commun d’un résultat spécifique (11).

La traduction ouverte est donc « l’ensemble de pratiques et de processus de travail engagés pour la traduction et la gestion de contenus ouverts à partir d’outils FLOSS, tirant parti de la nature ouverte d’Internet pour rendre ces contenus et ces outils et processus accessibles librement au plus grand nombre de contributeurs et de consommateurs ». Ces développements visent « à réduire les entraves à la participation aux échanges de savoir inter-linguistiques, et à contribuer à éviter la reproduction de la ‘culture d’expert’ omniprésente dans l’industrie de la traduction professionnelle ». Ce faisant, ils cherchent à opérer « le passage de la traduction comme sport individuel à la traduction comme sport collectif » (11).

Il n’est pas inutile de s’arrêter brièvement sur la notion d’« ouverture » qui revient sans cesse dans ces définitions. Dans ce contexte, « ouvert » ne s’oppose pas à « fermé » mais à « propriétaire ». Comme le remarque Kelty (2008 : 177), l’ouverture est un concept à la fois technique et moral. D’un côté, il évoque des protocoles, des standards et des implémentations qui garantissent une interopérabilité entre différentes plateformes logicielles, contrebalançant ainsi la monopolisation des réseaux informatiques par des intérêts commerciaux particuliers. D’un autre côté, il exprime des idées juridiques et sociales sur la production, la distribution et le caractère modifiable des logiciels et de divers types de contenus, par opposition à la création d’une rareté artificielle par les droits de propriété intellectuelle.

L’« ouvert » est un peu plus que le « public », puisqu’il ne se construit pas simplement à travers la discussion au sens habermassien
de parole, écrit et assemblée. Il implique la capacité à construire, gérer, contrôler et modifier les infrastructures techniques et sociales qui rendent ces échanges possibles en premier lieu. L’ouvert offre des occasions de collaborer et de construire des collectivités indépendantes des formes traditionnelles de pouvoir constitué. Potentiellement, il donne la possibilité à tous les usagers de participer aux développements indépendamment de leurs intérêts ou de leurs aptitudes. Ceux « qui ne sont pas d’accord peuvent simplement ‘bifurquer’ et commencer leur propre branche de développement sans perdre l’accès aux moyens de production » (Schneider 2006). En ce sens, l’ouvert est une condition préalable à la production du commun. Mais en tant que condition préalable, il ne suffit pas nécessairement pour garantir la continuation de ce processus. En étudiant la pratique de la traduction ouverte, cet article entend interroger les limites au-delà desquelles cette condition ne suffit plus. Il suggère que la traduction ouverte doit cesser d’investir dans le rêve de bâtir des ponts entre les cultures. Il affirme au contraire que la production du commun serait servie davantage par une traduction ouverte visant non pas la communication de l’information entre groupes linguistiques mais l’institution de la relation dans des lieux d’incommensurabilité.

Entre l’humain et l’automatique

Pour Walter Benjamin (2000 : 259), « racheter dans sa propre langue ce pur langage exilé dans la langue étrangère [...], telle est la tâche du traducteur ». En écrivant ces mots en 1923, Benjamin ne pouvait se douter que la notion mystique de « pur langage » marquerait également la vision de Warren Weaver, l’un des pionniers de la traduction automatique. En 1949, Weaver concluait un mémorandum sur le sujet par une métaphore qui devait devenir l’une des plus fameuses de ce champ de recherche :

Ainsi, il est peut-être exact que la bonne manière de traduire du chinois à l’arabe ou du russe au portugais n’est pas d’essayer d’emprunter la voie directe, en criant d’une tour à l’autre. Peut-être est-ce de redescendre, en partant de chacune des langues, jusqu’au fondement commun de la communication humaine – la langue universelle, réelle quoique encore à découvrir – avant de ressurgir par une voie particulière appropriée (Weaver 1955: 23).

Le rêve d’une langue universelle qui surmonte les différences entre les langues et les opacités propres à la médiation et à la signification est un rêve très ancien qui peut prendre toutes sortes de formes. Elles sont souvent ordinaires, sentimentales ou, comme dans le cas de Benjamin, théologiques. La vision de Weaver d’une « langue universelle, réelle quoique encore à découvrir » est avant tout instrumentale. Ce n’est pas un hasard s’il est aussi le co-auteur (avec Claude Shannon) de The Mathematical Model of Communication (1949 ; trad. française : Théorie mathématique de la communication, C.E.P.L., 1975), qui voyait le bruit comme une simple interférence dans la transmission de l’information. Dans son mémorandum sur la traduction, il écrivait : « Quand je regarde un article en russe, je me dis : ‘C’est écrit en anglais, mais cela a été codé en symboles étranges. Maintenant, je vais procéder au décodage’ » (1955: 18). Mais malgré des décennies de recherche, cette approche de la langue comme code a donné des résultats limités pour la traduction automatique des langues humaines. La plupart des outils de traduction automatique en ligne privilégient aujourd’hui des méthodes fondées sur un corpus plutôt que sur des règles, en utilisant des techniques statistiques et d’immenses bibliothèques de textes traduits pour traduire d’une langue à l’autre. Dans ce contexte, le rêve d’une langue universelle, celui de Benjamin comme celui de Weaver, a totalement disparu.

Pour Raley (2003: 293), l’essor de la traduction automatique accompagne « une revalorisation du basique et du facilement traduisible (le non-figuratif, le non-littéraire) ; et une nouvelle économie et une nouvelle pragmatique de la langue et de l’échange d’information ». La traduction automatique postule la fixité des langues, ignore la rhétorique et le contexte et néglige l’influence des luttes politiques sur la traduction. À ce titre, elle « ne nous offre pas une nouvelle théorie de la traduction dans le contexte de la mondialisation, mais plutôt une autre dimension et un argumentaire renouvelé pour celle-ci » (293). Dans le cas de la traduction ouverte, toutefois, la traduction automatique est considérée comme un outil limité qui peut être utilisé pour faciliter le déroulement du travail dans le cadre d’un processus collaboratif. L’image adéquate est peut-être celle d’un assemblage de protagonistes humains et non-humains (Latour 2005). La représentation négative de la traduction automatique comme destructrice des dimensions figuratives et contextuelles du langage est remplacée par une autre où elle assume un rôle circonscrit dans le cadre d’un processus plus vaste de traduction humaine disséminée.

Open Translation Tools remarque que les systèmes de traduction automatique sont « bien en-deçà du seuil de qualité nécessaire pour permettre aux lecteurs de participer à des conversations et des débats avec des locuteurs d’autres langues » (2009: 1). Le manuel recommande d’« utiliser la traduction automatique là où elle est la plus forte, pour obtenir très vite une première version brute de traductions qui peuvent ensuite être retravaillées ou remplacées par des traducteurs » (139). Cela suppose la conception et l’implémentation de systèmes à code source libre qui peuvent coordonner ce processus collaboratif. Il y a un certain nombre de possibilités à cet égard. Les plateformes peuvent être des systèmes où tout le monde peut participer (crowdsourcing), des systèmes administrés accessibles uniquement aux participants autorisés, ou des systèmes mixtes où les propositions sont soumises librement puis modérées. Ils peuvent intégrer également des systèmes de réseautage social et de notation permettant aux utilisateurs d’évaluer les traductions soumises par leurs pairs. Tout le travail accompli dans ce cadre est intégré dans des banques de données (mémoires de traduction) d’où il peut être extrait pour contribuer à de nouvelles traductions. La difficulté tient au fait que pour la traduction ouverte, « l’éventail des outils disponibles reste incomplet et il est rare que les outils existants soient compatibles ou possèdent les mêmes standards pour les échanges de données » (12).

Les partisans de la traduction ouverte reconnaissent que « les questions régionales et culturelles dans le travail de traduction ne doivent pas être sous-estimées » (13). Mais ils ne s’intéressent pas à ce que la traduction peut nous apprendre sur la dynamique culturelle, le rôle des frontières ou les structures de la vie quotidienne dans un monde en pleine mondialisation. C’est l’opposition aux régimes de rareté et de contrôle institués par le régime des droits de propriété intellectuelle dominant qui constitue le moment politique de leur pratique. La question dès lors est de savoir si cette position accompagne ou encourage une politique de traduction adaptée aux dimensions culturelles de la mondialisation et à la production du commun.

Open Translation Tools ne lésine pas sur la rhétorique quand il s’agit d’indiquer le rôle de la traduction dans l’univers mondialisé. Voyez l’exemple suivant :

La traduction est l’élément manquant dans un écosystème médiatique participatif mondial qui mène potentiellement à un monde caractérisé par une compréhension plus complète et plus nuancée des événements qui donnent forme à notre condition commune. Ce n’en est que plus vrai si ce dialogue pèse sur notre réponse au changement climatique et aux autres grands défis mondiaux... Tandis que les médias participatifs et les réseaux de savoir ouverts offrent aux citoyens mondiaux un meilleur accès aux contenus, le mouvement pour le logiciel libre sert de fondement aux économies du savoir émergentes partout dans le monde (2009: 9).

Ici, le rôle fondateur du logiciel libre est posé clairement. Les systèmes de traduction ouverte offrent de plus grandes chances de parvenir à la « compréhension » et de rendre les contenus accessibles aux « citoyens mondiaux ». Mais c’est le partage du code qui constitue l’infrastructure matérielle et intellectuelle des « économies du savoir émergentes ». C’est une image très différente de la vision d’une langue  universelle qui fournit le « fondement commun de la communication humaine » chez Weaver (1955: 23). Dyer-Witheford (2006) affirme que le mouvement pour le logiciel libre crée de nouvelles pratiques politiques d’association sociale. L’enjeu est la production d’un « commun en réseau » qui constitue « le levier stratégique » de la coordination complexe d’« autres secteurs du commun », comme ceux qui sont associés aux ressources naturelles et à l’aide sociale étatique. L’attribution de ce rôle central au logiciel libre est un trait de nombreuses analyses contemporaines sur la production du commun. Ce qu’il faut interroger, particulièrement dans le contexte des systèmes de traduction ouverte, c’est la manière dont ces analyses négligent (ou, tout au moins, subordonnent) le rôle de la traduction elle-même dans la fabrication des ressources de savoir communes. Pour souligner ce problème, il n’est pas nécessaire de se souvenir des formulations théoriques comme celles de Bauman (1999: 201) qui affirmait que « la traduction est le trait commun de toutes les formes de vie ». Il suffit de rappeler le rôle joué par la traduction dans l’histoire de la propriété intellectuelle.

La traduction comme dérivé ?

C’est un épisode bien connu de l’histoire du droit : le premier procès pour une question de droit d’auteur en Grande Bretagne porta sur le statut d’une traduction – constituait-elle une nouvelle œuvre ou n’était-elle qu’une version d’une œuvre existante ? En 1720, les héritiers de George Burnet (auteur d’un livre de physique en latin publié en 1692) portèrent plainte contre un groupe d’éditeurs qui voulaient publier une traduction anglaise de l’ouvrage. Comme l’explique Greene (2005: 147), le juge se prononça en faveur des libraires, en mettant en avant « l’argument lockien que les traducteurs avaient mêlé leur travail au texte en question et qu’on pouvait donc dire, du moins dans une certaine mesure, qu’ils étaient les propriétaires du nouvel ouvrage ». Un jugement similaire fut prononcé aux États-Unis en 1853. Dans l’affaire Stowe contre Thomas, un tribunal de Pennsylvanie décida qu’une traduction allemande non autorisée d’Uncle Tom’s Cabin (La Case de l’Oncle Tom) ne constituait pas une reproduction de l’ouvrage aux termes de la loi sur le droit d’auteur. Ce n’est qu’en 1870 que le Congrès américain revint sur cette décision en accordant aux auteurs une forme de droit dérivé sur les traductions. Au niveau international, ce droit ne fut étendu que lors de la Convention de Berne de 1886. Open Translation Tools (2009: 115) suggère que l’absence de droits de traduction avant cette date « était la conséquence de la configuration de l’industrie éditoriale de l’époque, dont les limites étaient définies linguistiquement ». Il n’y avait « pas de raison de faire pression pour exiger des droits de traduction puisque les maisons d’édition ne travaillaient pas sur d’autres marchés » (115). Ainsi, l’idée de la traduction comme œuvre dérivée serait une conséquence de l’expansion internationale de l’industrie éditoriale.

L’émergence des droits de traduction est une tentative singulière de contrôler juridiquement la propension insolente de la traduction à défier le droit de propriété intellectuelle. Que cela se produise dans un contexte d’expansion transfrontalière n’est pas anodin. Apter (2009: 89) remarque que la traduction révèle les limites de la propriété intellectuelle parce qu’« elle est un genre particulier qui, à rebours des valeurs et des mythes romantiques de l’originalité avant-gardiste, exalte l’art de la copie, affiche son statut de dérivé et porte fièrement le fardeau de la prédication sur l’antécédence littéraire  ». Dans le contexte mondialisé qui est le nôtre, où la mobilité des hommes et des technologies conteste et multiplie les frontières, ce processus s’est complexifié et intensifié. Dans le cas des services de traduction en ligne, cette situation est particulièrement nette. Pariant sur l’arrivée d’une traduction automatique de qualité, Ketzan (2007: 206) prédit « des violations du droit d’auteur massives à  l’échelle mondiale ». Les dispositifs légaux actuels ne peuvent pas faire face à ce scénario. Katzan suggère des mesures comme l’introduction d’une balise « Ne pas traduire » qui permettrait aux concepteurs de sites Web d’identifier le contenu qui ne peut pas être traduit. À partir de ces propositions, Open Translation Tools (2009: 114) en appelle à un « travail de recherche et un travail juridique » sur la question de la traduction des contenus numériques.

À l’évidence, la loi sur la propriété intellectuelle de la traduction est entrée dans une nouvelle crise provoquée par les avancées technologiques qui mettent en cause son applicabilité. Tout se passe comme si le statut de dérivé de la traduction avait éclipsé la notion d’originalité. Il y a ici un autre enjeu que la simple disparition de l’aura de l’œuvre d’art qui était, pour Benjamin, la marque de la reproductibilité technique. Ceci parce que la dérivation est autre chose que la reproduction. Elle n’est pas la réplique d’un original mais elle introduit une nouvelle couche de signification et de valeur qui donne lieu à une rencontre avec l’intraduisible. Si Benjamin concevait la reproductibilité de l’œuvre d’art en rapport avec la production capitaliste de  marchandises, peut-être est-il juste d’analyser aujourd’hui la dynamique de la traduction par analogie avec le fonctionnement des produits dérivés financiers. 

Ce parallèle soulève de nombreuses difficultés et il faut l’envisager prudemment. Il est important de ne pas réduire la traduction à une machinerie qui, comme le dérivé financier, transforme la différence en indifférence et considère toutes les qualités spécifiques de la vie comme des attributs échangeables du risque. Comprendre la dérivation à l’œuvre dans la traduction par analogie avec le dérivé financier suppose de se rappeler comment ce dernier, qui n’était à l’origine qu’un contrat spécialisé pour créer une sorte d’assurance sur le prix des marchandises, en est venu à jouer un rôle central dans la finance mondiale. Les dérivés ne concernent plus seulement des catégories de produits spécifiques – des transactions sur des matières premières comme le blé, le coton ou l’orge. Depuis les années 1980, il y a eu une expansion rapide des produits dérivés purement financiers dès l’origine et dont la valeur ne pouvait pas être conçue comme dérivée du prix d’une marchandise sous-jacente. Depuis 1990, le marché de ces dérivés d’actifs financiers a éclipsé par sa taille et son importance celui des dérivés d’actifs physiques (Bryan and Rafferty 2006: 39-67). Comme l’a montré la crise financière depuis août 2007, ces produits dérivés jouent désormais un rôle dans la fixation du prix des marchandises elles-mêmes.

Selon Martin (2007: 154), les dérivés « multiplient les moyens qui rendent l’interconnexion possible, augmentent la densité et l’intensité de la dépendance mutuelle et accroissent l’ampleur des transactions portant sur les interdépendances ». De ce point de vue, il est peut-être plus juste de parler des dérivés comme traductions que de la traduction comme dérivé. En introduisant de la différence dans des lieux d’incommensurabilité, la traduction ne cherche pas nécessairement en effet, comme les dérivés, à recréer du commensurable par-delà les frontières ou à « empaqueter » toutes les qualités dans le « corps-valeur » (154). Contrairement à l’œuvre d’art reproductible, elle dépasse et met en cause la logique de la marchandise. En d’autres termes, elle ne relève pas d’une dynamique de l’original et de la réplique mais elle constitue un moyen de mêler différentes qualités et différentes formes. À ce titre, la traduction n’est pas une activité secondaire mais une pratique sociale à part entière. Elle peut d’ailleurs jouer un rôle considérable dans la contestation de la propriété intellectuelle et dans la production du commun. Cela est particulièrement vrai lorsqu’elle se manifeste en conjonction avec le développement de logiciels libres. Mais cette combinaison n’est pas suffisante en elle-même pour créer une opposition efficace aux technologies d’accumulation contemporaines. Partout où la traduction est tenue à des des fins de communication, d’accroissement de la compréhension ou d’atténuation de la différence, elle est sujette à la saisie du capital.

L’ouvert hétérolingue

Dans une série d’ouvrages importants, Naoki Sakai défend l’idée que la traduction ne jette pas des ponts entre les langues mais au contraire, les sépare. Plus précisément, il repère une disjonction radicale entre la représentation de la traduction comme échange de valeurs égales entre des communautés linguistiques distinctes et pleinement constituées et la pratique de la traduction, qui est potentiellement infinie et crée de la continuité à partir de la discontinuité. Est-il possible, demande-t-il, d’« isoler et juxtaposer » les langues « comme des unités individuelles, comme on peut le faire des pommes par exemple, et au contraire de l’eau » (2006: 72) ? C’est justement ce que fait la représentation courante de la traduction comme transfert d’un message entre une langue et une autre. L’enjeu est ce que Sakai appelle le mode d’adresse homolingue, « c’est-à-dire un régime de mise en rapport d’une personne avec d’autres dans l’énonciation, par lequel le destinateur adopte la position représentative d’une société linguistique présumée homogène et se met en rapport avec les destinataires, qui sont également représentatifs d’une communauté linguistique tout aussi homogène » (1997: 4). À l’opposé, il développe le concept de mode d’adresse hétérolingue, qui décrit « une situation où l’on s’adresse à quelqu’un comme un étranger à un autre étranger » (2006: 75). En cherchant un rapport avec des publics mixtes et divers, l’adresse hétérolingue travaille à la production du commun « par le fait même de ne jamais présupposer le caractère commun ou considérer que la compréhension va de soi – au-delà ou à l’intérieur des frontières d’un État-nation » (Morris 1997: xv).

Mezzadra (2007) étend la portée de cet argument en rapprochant l’adresse homolingue de la tentative du capital de réduire les formes de vie hétérogènes au langage abstrait de la valeur. À l’opposé, il rattache l’adresse hétérolingue aux pratiques sociales de coopération et de lutte qui œuvrent à la constitution d’un nouveau sujet politique. Ce qu’il faut se demander, c’est comment ces dynamiques de traduction et d’adresse se rattachent au sujet collectif de la traduction ouverte. Dans la mesure où il s’agit d’un sujet bâti à travers la production, la distribution et la modification des logiciels libres, il est engagé dans des pratiques de collaboration et de lutte qui peuvent créer des ressources cognitives communes. Si certains penseurs mettent en question la façon dont les initiatives pour le logiciel libre « présupposent une économie capitaliste pour leur fonctionnement » (Shaviro 2008), ces pratiques peuvent aussi ouvrir des espaces à partir desquels lancer et élargir des luttes contre ce même système. Hardt et Negri (2004: 340) imaginent « une société en ‘source libre’ (open source), c’est-à-dire une société dont le code source est révélé de sorte que tout le monde puisse collaborer à la résolution de ses bugs et créer de meilleurs programmes sociaux ». La difficulté est d’étendre les pratiques du code source libre des réseaux informatiques au domaine social dans son ensemble. Le problème est aussi de parvenir à le faire en évitant ce que Pasquinelli (2008: 74) appelle l’impasse du « numérisme (digitalism) », c’est-à-dire « la croyance en une parfaite symétrie du technologique et du social ». La traduction ouverte offre une voie possible, puisqu’elle passe du code source au domaine socialement riche du langage et de la traduction, en essayant de construire des « communautés qui s’engagent à jeter les ponts (bridging) d’un réseau polyglotte, à sauvegarder les langues les moins parlées et à rendre les outils et le savoir accessibles à un public mondial » (FLOSSManuals 2009: 2). Toutefois, l’emploi du terme « bridging » implique déjà une dérive vers l’adresse homolingue qui met en danger l’émergence d’un commun fondé sur la production plutôt que sur les droits de propriété.

Open Translation Tools (2009: 11) décrit la traduction sociale en ligne comme une manière pour « les traducteurs de devenir [...] de fait, des ponts, en décidant quel contenu transporter entre les communautés linguistiques ». De même, il mentionne la construction d’un « indice de compréhension mondial » qui « serait défini par l’ampleur et la vitesse du transfert du savoir et de l’information entre communautés linguistiques » (115). Ici, la conception homolingue de la traduction comme transfert d’un message entre des groupes linguistiques séparés et pleinement constitués est bien en place. On pourrait même dire que ce modèle de traduction est inscrit dans les systèmes de traduction ouverte au niveau du code, dans la constitution de banques de données statistiques pour la traduction entre « couples de langues » ou le regroupement des utilisateurs des sites de traduction selon leur appartenance à des communautés linguistiques spécifiques. Selon moi, une telle représentation de la traduction nuit à la production du commun en séparant les communautés linguistiques et en plaçant le traducteur dans la position souveraine de décider quel contenu transporter entre ces groupes.

Si l’on veut imaginer un système de traduction ouverte adapté au mode d’adresse hétérolingue, il ne suffit pas de purger les programmes et les manuels de cette représentation de la traduction. Il faut aussi se demander comment des pratiques sociales collaboratives peuvent déloger le sujet collectif de la traduction ouverte de sa position d’arbitre neutre et transcendant. Pour Sakai (2006: 75), le traducteur ne peut occuper ce lieu puisqu’il « est intérieurement clivé et multiple, dénué de position stable ». Le « je parlant » et le « je signifié » ne sont pas censés coïncider en traduction (74). Ainsi, le traducteur « ne peut pas être un ‘individu’ dans le sens d’individuum, l’unité indivisible » (75). Comme l’explique Morris (1997: xi), l’aptitude à traduire « n’est pas la propriété d’individus qui ont ‘un talent pour la traduction’ mais une condition de socialité complexe et variable ; pour beaucoup, l’apprentissage de nombreuses langues n’est pas un don, un plaisir ou un outil commercial mais un processus contraint orchestré par les héritages douloureux de l’histoire ». La traduction ouverte offre la possibilité d’activer cette socialité, avec tout ces héritages, et de la libérer dans un processus disséminé et collaboratif qui constitue un nouveau sujet politique, à la fois collectif et multiple.

L’enjeu n’est rien moins que le renouvellement des instruments de la traduction ouverte. Ce n’est pas une tâche facile, techniquement et politiquement. Mais la vision d’un système de traduction collaboratif qui combine le travail des hommes et des machines, forge de nouveaux types de rapports sociaux et s’adresse à des publics mélangés et linguistiquement hétérogènes ne devrait pas être impossible à réaliser. L’importance de la source libre, du contenu libre et du pair à pair (peer to peer) dans cette vision évoquent la production de ressources communes dans la sphère numérique. De même, la mise en cause hétérolingue de l’assise unitaire et ethno-nationale des langues suppose la production de nouveaux types de communité (commonality) dans le domaine social. À cela s’ajoute le besoin de repenser le travail de traduction en se détachant du volontariat et par un effort de réexamen et de redéfinition du concept d’exploitation dans les conditions mondiales actuelles. Compte tenu de ces paramètres, il est également nécessaire de construire un programme flexible de traduction : la question du contenu à traduire demeure sans réponse et sans solution politique. La voie est pleine d’obstacles et la synthèse n’est pas facile. Mais dans cette tâche, les penseurs qui s’intéressent à la dynamique politique et culturelle de la traduction et les praticiens de la traduction ouverte ont à apprendre les uns des autres.



Références bibliographiques


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Traduit de l'anglais par Etienne Dobenesque