Dépasser ou conforter les limites politiques ?

Des droits de l’homme à la révolution politique au Bahreïn.

Elaa’ AL SHEHABI


« A partir du moment où l’on conçoit les droits politiques des citoyens, sans faire référence aux droits universels ou « métapolitiques » de l’homme, c’est la politique même que l’on perd. Autrement dit, on réduit la politique au seul jeu « post-politique » de la négociation des intérêts particuliers ».


Parmi les pays traversés depuis 2011 par des mouvements révolutionnaires, nous pouvons avancer qu’aucun n’a défendu avec autant de ténacité que le Bahreïn - au sein comme hors du gouvernement- l’enjeu et la rhétorique des droits de l’homme.  Face aux procédés policiers répressifs, à la discrimination confessionnelle et à la marginalisation croissante des droits des citoyens et des groupes d’opposition, de nombreux acteurs politiques ont d’instinct réagi en tentant de s’élever au-delà du terrain politique, afin de placer l’Etat dans le « métapolitique », en usant de la rhétorique universaliste des droits de l’homme. La popularité de ce discours procède de ce que Wendy Brown   nomme  « le projet politico-moral » centré sur les droits universels (pré-politiques) que possèderait chaque être humain, plutôt que sur ceux attachés à la citoyenneté, ou à l’appartenance à une collectivité politique déterminée.


Cet article critique tentera d’évaluer ce qu’est devenu le combat militant pour la promotion des droits de l’homme au cours des révoltes du printemps arabe, en prenant le Bahreïn comme cas d’étude. Nous essaierons ici d’établir comment, au fil des soulèvements dans ce pays, le rôle des militants des droits de l’homme et des activistes politiques s’est tendanciellement transformé, en fonction de leurs différents rapports au discours droit-de-l’hommiste dominant, ainsi que de leurs prises de position face au pouvoir. Si l’on se rapporte au débat confrontant les théories d’Ignatieff, de Brown et de Zizek, on constate que le projet politico-moral des droits de l’homme vient concurrencer d’autres projets politiques désireux d’une justice capable de tenir à distance les responsables politiques, par qui l’ancien Etat répressif cherche à se reproduire dans le sillage des révoltes arabes.  


On comprend parfaitement que les militants des droits de l’homme dénoncent la torture, les arrestations arbitraires, les atteintes à l’intégrité physique des manifestants. On comprend qu’ils souhaitent briser le joug policier. Cependant, l’exclusivité de ces dénonciations se fait au détriment de celles décriant le joug économique et politique omniprésent. Il est désormais temps de revenir aux dossiers politiques et économiques que sont l’absence d’égalité et de justice, et de les repenser. Car ce sont bien ces enjeux-là - de dignité, de liberté et de justice- qui sont à l’origine du combat populaire dans ce pays.

Le contexte


Le Bahreïn voit aujourd’hui se multiplier de nouvelles organisations des droits de l’homme. Huit organisations non gouvernementales ( ONG), spécialisées dans ce domaine, se sont récemment créées : « l’observatoire  bahreïnien des droits de l’homme », « la fédération bahreïnienne des droits de l’homme », « le réseau bahreïnien des droits de l’homme », « l’organisation euro-bahreïnienne des droits de l’homme », « l’organisation bahreïnienne de formation et de lutte contre la violence » ( bravo !), «  le centre bahreïnien des droits de l’homme », et « l’association bahreïnienne des droits de l’homme ».
De leur côté, les partis d’opposition (comme Al Wifaq par exemple) en sont venus à adopter la rhétorique des droits de l’homme, et à en faire leur nouveau cheval de bataille. Nombre de leurs membres les plus en vue ont ainsi été missionnés à Washington, Genève ou Londres, pour faire pression sur la communauté internationale, afin que la question des droits de l’homme soit mieux prise en compte.


L’expansion des ONG locales ou internationales, de leurs procédés et de leurs institutions, confère une importante valeur ajoutée au capital organisationnel que se partagent les nouveaux acteurs de la société civile, non seulement au Bahreïn, mais dans tous les pays du Golfe. «  Human Rights Watch », « Amnesty International », «  Human Rights First », « Physicians for Human Rights »  sont actuellement les ONG internationales les plus actives dans le suivi de la situation du pays, même si elles opèrent souvent à distance étant donné que l’accès au territoire leur est très fréquemment refusé.


La marginalisation politique de l’opposition locale consistant à punir et à affaiblir les activistes de la société civile a, de fait, favorisé la création d’ONG plus fortes et mieux organisées. Ces dernières jouissent désormais, par rapport à l’Etat, d’une indépendance juridique, financière et politique, qui auparavant relevait de l’impossible. Le capital logistique constitué à l’étranger ainsi que les modalités de contrôle imposées par l’Etat sont appelés, à long terme, à avoir un véritable impact sur la création de nouvelles forces du changement. Les membres de ces organisations sont devenus d’excellents orateurs, en réseau les uns avec les autres à travers le monde. A présent, ce sont eux qui représentent le mouvement populaire dans les conférences internationales sur la société civile, reléguant ainsi les politiciens au second plan.


Des tribunes internationales, tel que le Conseil des droits de l’homme des Nations Unies, constituent désormais de nouveaux fronts dans la bataille cyclique livrée contre l’Etat. En septembre 2012, à l’occasion de la réunion du Conseil des droits de l’homme sur la situation au Bahreïn, pas moins de soixante-dix militants d’opposition se rendaient à Genève, alors que le gouvernement envoyait un nombre à peine équivalent de ses représentants. Ce jour-là, on pouvait voir s’affairer dans les couloirs du Conseil des droits de l’homme des Nations Unies plus d’une centaine d’observateurs bahreïnis.

Le pragmatisme pour dépasser le dogmatisme

La notion de droits de l’homme véhicule une référence commune, à la fois « bonne » et non-conflictuelle. En cela, elle a le pouvoir de « garantir le discours du minimum autour duquel des agendas foncièrement différents peuvent converger » (Samuel Moyn, «  The Last Utopia », Harvard University Press, 2010). Elle a, de fait, servi de force unificatrice à différents groupes de l’opposition bahreïnienne. Mais, si le mouvement civil s’était cantonné à cet objectif minimum, s’il s’était contenté de prendre la défense des victimes ou de s’en montrer solidaires, il est probable que les révolutionnaires et les activistes des droits de l’homme qui l’incarnent auraient trouvé, en accord avec les politiciens, un terrain politique commun, ainsi qu’un compromis à leurs différends.


« Les droits de l’homme prennent la forme d’un propos moral axé sur la douleur et la souffrance, au lieu d’être un propos politique axé sur la justice pour tous ». Dans la pratique,  la rhétorique dominante droit-de-l’hommiste aime se considérer « anti-politique» (Brown, 2004) et défendre des principes moraux universels formulés de telle sorte qu’ils ôtent toute légitimité à d’éventuels arguments politiques, comme par exemple celui sectaire qu’utilise l’Etat bahreïnien pour justifier la violation des droits de ses citoyens.


En 2012, suite à l’ingérence au Bahreïn des forces du « Bouclier de la Péninsule » sous commandement saoudien, alors même que se ravivaient les violences interconfessionnelles et que les procès arbitraires devenaient la règle (en application de la loi de sûreté nationale), trente-six citoyens ont été tués en prison ou au cours des manifestations.  Des milliers d’autres ont été arrêtés ou démis de leur fonction. Les militants des droits de l’homme ont inlassablement dénoncé ces abus et appelé à « la fin de la souffrance »- qu’ils ont d’ailleurs su documenter avec grande précision pour avoir personnellement subi des sévices en prison ou bien avoir eu un proche victime des mêmes traitements. Certains disent être devenus militants « par la force des choses », comme c’est le cas de nombreux médecins qui, après avoir séjourné en prison, se sont vus retirer le droit d’exercer leur profession. Ces derniers ont, à l’évidence, puisé de la force dans le concept des droits de l’homme. Cependant, le fait que cette force ne tende qu’à la seule « fin de la souffrance » procède d’un dolorisme et d’un pragmatisme « problématiques », pour reprendre les termes de Brown (2004).


Il n’est pas fortuit que le régime s’en prenne à ces nouveaux militants, qu’il livre aux abus policiers. Les plus populaires des activistes sont ceux qui ont participé directement, dans la rue, au mouvement de protestation révolutionnaire et qui croupissent en prison depuis les débuts du soulèvement de mars 2011. C’est le cas par exemple d’Abdel Hadi Al-Khawaja et d’Ali Abdallah Hassan Senghass. D’autres ont également franchi la ligne rouge, plus récemment, comme Nabil Rajab, Zeinab Al Khawaja et Youssef Al Mohafaza. La faible réaction internationale face à l’arrestation de ces activistes est d’autant plus surprenante qu’on la compare au bruit qu’a suscité celle de militants en Chine et en Russie. Ainsi, à la question de ce que les Etats-Unis pensent de l’arrestation de Rajab, le porte-parole du Secrétariat d’Etat, Michael Posner, s’est contenté de répondre qu’il s’agissait d’une « affaire complexe ».


Certes, les campagnes pour les droits de l’homme n’ont pu empêcher le gouvernement de continuer à sévir, mais elles ont assurément donné de la force tant aux victimes de la répression qu’aux opposants. Les organisations des droits de l’homme, les manifestants, ainsi que le constat de la violence de l’Etat, ont aidé à affronter la brutalité de la répression, à l’intérieur du pays comme à l’étranger. On nomme ce phénomène «  le Mouvement des partisans », expression renvoyant à l’émergence d’un réseau d’ONG locales et internationales de défense des droits de l’homme. Ce réseau a pour objectif de faire pression sur le gouvernement afin qu’il respecte ses engagements. Il est le fruit de l’initiative d’ONG locales présentes de longue date au Bahreïn, comme par exemple le « Centre du Bahreïn pour les droits de l’homme » (BHCR), qui travaille en bonne intelligence avec « Amnesty International » et « Human Rights Watch ». Grâce à ce « Mouvement des partisans », les victimes ont acquis une importance historique sans précédent, qui a fait connaître leur situation à travers le monde. En recensant les violations des droits de l’homme et en les rendant publiques, ces organisations entendent faire valoir les accords de défense des droits de l’homme que l’Etat a formellement signés et, partant, rendre mesurable l’écart entre les promesses et engagements du gouvernement d’une part, et la réalité de ses agissements de l’autre.


Sans le « Mouvement des partisans », il est probable que le calvaire de la plupart des victimes aurait continué d’être ignoré, au Bahreïn comme à l’étranger. A l’issue d’entretiens menés avec des dizaines de victimes et de prisonniers, il m’est apparu que la solidarité qu’ils ont suscitée a représenté pour eux une précieuse ressource dans leur combat psychologique contre le régime. A chaque arrestation, les activistes locaux des droits de l’homme sont immédiatement contactés, et les proches des détenus s’emparent des réseaux sociaux afin de lancer des campagnes réclamant leur libération. Dans le cadre de ces campagnes, les détails de l’arrestation sont diffusés sur Internet, des photos et des pétitions circulent, des manifestations s’organisent. On compte ainsi des centaines de pages de réseaux sociaux consacrées à ces campagnes. Internet est devenu un outil d’une valeur inestimable pour la diffusion et la documentation des informations concernant les violations des droits de l’homme.

Quand l’Etat joue le jeu des droits de l’homme

Un Etat, aussi répressif que le Bahreïn, peut être contraint de s’engager, ne serait-ce que dans la forme, à respecter les droits de l’homme. Dès lors, les organisations qui le défendent risquent de devenir la proie de diverses formes de manipulations et contrôles. A ce titre, il est intéressant d’étudier de près la surprenante initiative du roi du Bahreïn, qui a mis en place une « Commission indépendante d’enquête du Bahreïn » (BICI), chargée d’enquêter sur les violations des droits de l’homme.  La création de cette institution a fourni à l’Etat une véritable occasion d’« autocélébration » : les gouvernements étrangers ont unanimement loué le progrès que constituait cette initiative « sans précédent », alors même qu’il aurait fallu condamner les cas de torture méthodique et les meurtres dont le rapport de ladite commission a fait état. Malgré l’annonce en grande pompe de ce rapport, dont l’Etat a crié à tout bout de champ qu’il approuvait les conclusions  (comment pourrait-il rejeter le rapport d’une commission qu’il a lui-même nommée ?), le gouvernement fait preuve du plus grand déni de responsabilité concernant les scandaleuses violations des droits de l’homme rapportées dans ce document. Si le régime a créé la BICI, c’est afin de reconquérir de la légitimité auprès des Bahreïnis, ainsi que de la respectabilité auprès de la communauté internationale. Mettre en cause les procédés de travail de la BICI, ou le rôle de l’Etat dans la formulation de ses recommandations, revient à remettre en cause le régime dans sa quête d’un regain de légitimité.


La classe politique s’est retranchée dans le débat sur l’applicabilité des recommandations de la BICI. Le gouvernement, quant à lui,  prétend les avoir quasiment toutes appliquées, alors que les organisations des droits de l’homme et l’opposition soutiennent le contraire. Plus de deux ans après la publication de son rapport, la BICI a beau être devenue la référence voire l’emblème de « la réforme », l’ensemble des observateurs indépendants s’accordent à dire que le gouvernement n’a pas opéré le moindre changement dans le domaine des droits de l’homme. Les partisans du régime ont continué de nier en bloc les accusations de torture et des multiples abus perpétrés à l’encontre des citoyens d’opposition, en dépit des preuves évidentes établies par la BICI. Par ailleurs, le rapport ne nomme aucun des commanditaires de ces violations, malgré les appels de Youssef Bassioni, président de la Commission, à ce que les trois hauts responsables du ministère de l’Intérieur rendent des comptes.


Le rapport de la BICI a également abordé le sujet extrêmement sensible du rôle de l’Iran et de l’Arabie Saoudite au Bahreïn. Le gouvernement ne cesse d’asséner que l’Iran est derrière les manifestations, justifiant ainsi l’intervention des forces du « Bouclier de la Péninsule » sur l’île. Il n’est, cela dit, jamais parvenu à apporter la preuve de ses accusations, pas plus qu’il n’a fourni d’éléments à charge auprès de la BICI. L’invalidation, par la commission, de ces allégations a contribué à retirer au conflit bahreïnien son caractère régional, et à démentir aussi bien l’implication de l’Iran dans les protestations que celle des forces du « Bouclier de la Péninsule » dans les exactions perpétrées.


Nous ne sommes pas ici pour faire une lecture analytique et critique de ce rapport,  mais il est important de souligner qu’il a eu le mérite d’établir, preuves accablantes à l’appui, que les droits de l’homme n’étaient pas respectés au Bahreïn. Les recommandations qu’il soumet restent toutefois très éloignées de la réforme politique nécessaire, ou encore des mesures à prendre pour juger les responsables. Sa conclusion reste évasive et ne propose aucun mode opératoire, ni aucun calendrier pour la mise en œuvre de ses recommandations.


En 2012, la situation des droits de l’homme au Bahreïn a été soumise au réexamen régulier du Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies. Le gouvernement a donc dû trouver un équilibre délicat lui permettant de continuer de violer les droits de l’homme tout en faisant attention à ne pas dépasser les limites acceptables pour la communauté internationale, et éviter ainsi d’être sérieusement condamné . Il perpétue ses exactions sans qu’on puisse clairement établir qu’il s’agit de véritables procédés punitifs et dissuasifs à l’encontre des protestataires. L’Etat a joué la carte du « discours performatif »- pour reprendre la terminologie de Foucault- en ayant recours à une « Commission d’enquête indépendante » afin de « se transformer sans rien changer, si ce n’est ‘la lettre’ dans le discours juridique » (Brown, 2004),  et, ainsi, de pouvoir se reproduire à l’identique.


En parallèle d’un Institut National des droits de l’homme, le gouvernement a créé un Ministère des droits de l’homme ainsi que de nombreuses organisations de défense des droits soutenues et financées, de façon directe ou non, par le gouvernement, derrière une indépendance de façade. C’est le cas de « L’association du Bahreïn de surveillance des droits de l’homme », de « l’Observatoire du Bahreïn », et du « Centre de Manama pour les droits de l’homme ». De la sorte, le gouvernement bahreïnien a su se rendre incontournable dans le domaine des droits de l’homme. Bien entendu, il ne s’agit pas, pour lui, de les promouvoir dans l’esprit de la Déclaration Universelle, mais de neutraliser les effets consécutifs aux traités des droits de l’homme et de décourager les jeunes organisations locales ou internationales qui essaieraient de défendre ces droits au Bahreïn.

Politique ou pas politique ?

Malgré la révélation au grand jour de ces violations, malgré les nombreux efforts déployés par les militants, le gouvernement ne s’est jusqu’à présent, quasiment jamais prononcé et n’a adopté aucun changement significatif en la matière. Cet état de fait souligne le déficit d’impact préventif dont souffrent les organisations des droits de l’homme, où qu’elles agissent dans le monde. Le régime agit aujourd’hui avec encore plus d’arrogance qu’hier, harcelant les principaux militants des droits de l’homme et multipliant leurs arrestations, comme en attestent les cas de Nabil Rajab et Abdel Hadi Al Khawaja.
Steven Saker, au cours de son émission Hardtalk, a demandé à la militante des droits de l’homme Mariam Al Khawaja : « N’est-il pas important de différencier le militant des droits de l’homme de l’activiste révolutionnaire ? ». Si la question est ouvertement provocatrice, elle en dit long sur l’image que l’on a des militants des droits de l’homme : des personnes confortablement assises dans un salon, leurs fiches de note à la main, qui passent en revue les exactions commises. La vision qu’en ont les responsables bahreïnis est similaire. A titre d’exemple, c’est le caractère politique du rôle de Nabil Rajab dans les protestations qui est la cause de son arrestation. Bien que cela soit à l’évidence un prétexte fallacieux, nombreux sont ceux qui considèrent la participation de Rajab à l’émission télévisée de Julian Assange comme un véritable franchissement de la « ligne rouge ». Pour eux, Rajab a alors provoqué les Etats-Unis qui avaient tendance à le soutenir dans son opposition au régime bahreïnien. Après cet incident, les Etats-Unis, important allié de la famille régnante au Bahreïn, ont complètement cessé le soutien frileux qu’ils apportaient à Rajab. Lors d’une conférence de presse, à la question: «Pensez-vous que le Bahreïn doive libérer Nabil Rajab ? », la porte-parole de la Maison Blanche s’est contentée de répondre : « Dans la mesure où le jugement a eu lieu, je ne pense pas que nous puissions exiger cela. Nous n’avons pas à intervenir dans ce dossier. Mais nous avons dit, depuis le début, que cette affaire n’aurait pas dû prendre de l’ampleur ».
On a souvent reproché à l’opposition bahreïnienne de courir derrière le soutien occidental. En raison de ses engagements auprès des ONG internationales et du Conseil des Droits de l’Homme des Nations Unies dont les sièges et les militants locaux se trouvent dans les capitales occidentales telles que Genève et New-York… il me semble, pour ma part, que c’est plutôt le mouvement des droits de l’Homme- et non pas l’opposition- qui sollicite la solidarité et le soutien de l’Occident. D’ailleurs, ce reproche entre en contradiction avec les allégations répétées du régime, selon lesquelles le soulèvement de la jeunesse bahreïnie a été fomenté par l’Iran.


Conformément à l’acception moderne de la notion de droits de l’Homme, on attend du militant droit-de-l’hommiste qu’il rompe tout lien avec la politique et son discours, et qu’il compose avec la réalité dont de nombreuses victimes tentent précisément de se débarrasser. Et cela, au nom de « la neutralité » et de « la modération». Par conséquent, le risque contre lequel Moyn met en garde dans son ouvrage The last utopia est réel. A savoir, pour résumer, que le discours droit-de-l’hommiste se vide de tout caractère politique et tombe dans le piège de la simplification à l’extrême. De fait,  les droits de l’homme se sont enlisés dans une voie qui les éloigne des questions politiques profondes. En acceptant de représenter les victimes des exactions de l’Etat tout en en appelant à l’Etat, certaines ONG des droits de l’homme ne font que reconnaître la légitimité de ce dernier. C’est pour cette raison que le gouvernement tolère, tout compte fait, le discours des organisations des droits de l’homme, tant qu’il ne remet pas en cause l’Etat lui-même. C’est de là que provient l’aspect ambivalent de la rhétorique droit-de-l’hommiste. Des dizaines de rapports, après avoir établi la façon dont l’Etat bahreïnien viole les droits de l’Homme, adressent finalement à ce même Etat violateur, un ensemble de recommandations. Cela revient à demander à un Etat criminel multirécidiviste de se réformer afin que, de violateur des droits de l’homme, il en devienne le défenseur. Comme si l’on pouvait raisonnablement s’attendre à ce qu’il réfrène son naturel criminel, fondé sur une véritable infrastructure de la torture et de l’exaction.

A la fois ennemis et amis du régime…

Puisqu’il s’agit de discuter la question de la politisation des droits de l’homme à l’heure des révolutions, il faut indiquer l’existence d’une force antagoniste qui entrave le chemin politique au sein-même des cercles droit-de-l’hommistes. Depuis la création de la BICI, l’opposition a involontairement réduit son propos à l’application des recommandations de la commission comme revendication prioritaire, négligeant ainsi le reste des demandes fondamentales que sont l’instauration d’un gouvernement représentatif, la lutte contre la corruption et le droit de décider de la destinée collective. Or cela ne diffère en rien de la position du gouvernement pour qui il vaut mieux appliquer ces recommandations, plutôt que de traiter les lourds dossiers relatifs aux questions du pouvoir et de la force, arguant que la question du changement est secondaire. L’opposition autorisée s’est rendue à cet argument, ainsi qu’à la doxa du pragmatisme et du nécessaire compromis. Selon Zizek, excellent analyste des paradoxes, « la leçon à tirer ici [à propos de la confiscation du pouvoir d’Etat dans le Venezuela de Hugo Chavez], c’est que ce qui est véritablement subversif n’est pas d’insister sur des demandes « infinies », dont on sait que le pouvoir est incapable de les satisfaire. Dans la mesure où les hommes de pouvoir savent que nous savons cela, de telles « demandes infinies » ne posent pour eux aucun problème : ‘ C’est merveilleux combien, avec vos demandes critiques, vous nous rappelez le genre de monde dans lequel nous aimerions tous vivre. Malheureusement, nous vivons dans le monde réel où il faut faire avec ce qu’il est possible de faire’. Ce qu’il faut faire, donc, c’est tout le contraire. Il faut bombarder ceux qui sont au pouvoir de demandes stratégiquement sélectionnées, précises et bien définies, auxquelles il est impossible de répondre en s’excusant de ne rien pouvoir faire. »


Pour sa part, Brown préfère défendre de véritables « projets de justice » - de cette justice qui se distingue de ce que Zizek dénonce être le glissement de la justice vers les droits. Il considère ce glissement comme une des caractéristiques du capitalisme tardif où l’inégalité est dépouillée de sa dimension politique. Ce phénomène corrobore la plupart des violations des droits de l’homme dans le monde, en ce qu’il place l’Etat en position d’arbitre face à l’absence d’égalité, et l’habilite comme seul acteur apte à restituer ces droits. Par ailleurs, la justice dont il est question nécessite des mesures politiques radicales, capables de relever le défi de l’iniquité et des risques mondialisés. Or cette lutte pour les droits, au final, est une affaire d’engagement, de parti pris .C’est, au contraire de la neutralité, la capacité de galvaniser les foules (comme l’a fait Nabil Rajab) pour que le gouvernement se voit contraint de cesser ses exactions. Aussi, un combat efficace pour les droits est nécessairement partial et politisé. Les militants pour les droits qui ont été incarcérés, sont, de fait, ceux qui ont pris leurs distances avec la conception néolibérale des droits de l’homme. C’est le cas de Nabil Rajab et Abdel Hadi Khawaja. Et cela n’a rien de fortuit : c’est leur approche révolutionnaire des droits de l’homme que l’Etat veut endiguer coûte que coûte. La vraie question, ici, n’est pas d’exiger des militants des droits qu’ils se politisent. Mais, en revanche, qu’ils réagissent contre le danger que représentent l’Etat et ses alliés, pour qui les revendications en matière de droits de l’homme sont tolérables tant qu’elles ne remettent pas en cause l’Etat lui-même, sous peine de prison. Dans la mesure où le Mouvement des partisans donne du poids et de la légitimité aux individus, les militants des droits se doivent de comprendre les limites et les conditions que le langage juridique leur impose. Quand les revendications politiques se transforment en revendications pour des droits, le risque est réel de voir se renforcer la domination de l’Etat, au détriment des individus. C’est particulièrement vrai quand les violations des droits de l’homme passent « sous contrôle », comme s’en félicite aujourd’hui le régime bahreïnien.


C’est là qu’apparaît clairement le paradoxe propre aux droits de l’homme : ses militants sont à la fois ennemis et amis du régime. Ils le défient quand ils le tiennent responsable, lui et ses alliés, de la situation et l’accusent de ne pas faire ce qu’il faut pour qu’elle change. Mais ils le confortent quand ils lui adressent leurs requêtes afin qu’il se charge d’améliorer la situation, lui restituant ainsi sa pleine légitimité. Cela donne l’impression que les militants pour les droits s’opposent certes au régime, mais que la portée de cette opposition s’arrête là où commence la discussion sur la situation politique. Quand l’enjeu en vient à exiger « la chute » du régime et à indexer le Droit à la mise en place d’un régime « républicain »- comme l’a fait Khawaja par exemple- l’affront justifie la prison. On peut donc avancer que Abdel Hadi Khawaja et Nabil Rajab ont été arrêtés, précisément parce qu’ils sont sortis de la représentation admise du militant des droits de l’Homme et que, considérés comme « extrémistes » ou « fanatiques », il devenait normal de les incarcérer.

On peut résumer le cas particulier du Bahreïn par la politisation des militants des droits de l’homme et la non-politisation des militants sensément « politiques » appartenant aux groupes de l’opposition autorisée. Sur le terrain, cet état de fait paradoxal entrave les possibilités de collaboration et d’émulation entre les différents groupes. A titre d’exemple, il n’échappe à personne que les appels révolutionnaires de Nabil Rajab à sortir manifester dans Manama ont mis les groupes d’opposition dans l’embarras. Ces derniers ont été accusés de « manquer de courage » pour avoir refusé de rejoindre, dans la capitale, les manifestations des militants des droits de l’homme. Pourtant, ces mêmes groupes d’opposition ont chargé leurs propres militants de nombreuses missions droit-de-l’hommistes, là où les ONG spécialisées dans le domaine manquent souvent de ressources pour en faire de même.


Quoi qu’il en soit, il est possible de dépasser cet écueil compétitif. Il faudrait pour cela comprendre ce qui se cache derrière ces rôles interchangeables, et réfléchir de façon stratégique à la meilleure façon de remettre sur la table les questions politiques objectives soulevées par le mouvement du 14 février.

Faire cesser les souffrances

Selon Brown (2004), si la problématique actuelle au Bahreïn est celle de l’importante souffrance humaine due à l’absence des droits de l’Homme et à la brutalité d’un Etat inique, alors le combat pour les droits est en effet la meilleure des tactiques à adopter. Toutefois, si l’on analyse le problème comme étant celui de la privation systématique, pour les Bahreïnis, du Droit - compris comme celui de déterminer leur destinée par la démocratisation de la force et une véritable justice économique par la redistribution équitable des richesses -  alors l’approche pragmatique, morale et apolitique qu’adopte la rhétorique des droits de l’homme tend à être une façon de contourner, voire de rejeter ces questions, au lieu de les discuter et de les traiter réellement. Un projet politique pour le Bahreïn impliquerait de restaurer la justice après des décennies de privations économiques, de règne tyrannique, d’oppression politique, de corruption institutionnalisée, de manipulation démographique et de violations des droits de l’Homme ; sans parler de la problématique du partage des terres qui demeure la source première de l’oppression et de l’inégalité socio-économique dans le pays. Or tous ces dossiers sont laissés de côté.


Le principal motif du soulèvement réside dans le réseau profondément intriqué de la corruption caractéristique de tous les régimes décadents, et tout particulièrement dans celle qui engendre l’accaparement des terres. Au cours de l’occupation de la Place de la Perle en 2011, l’association « Wifaq » a révélé le scandale de l’achat, par le premier ministre bahreïni au pouvoir depuis 42 ans, d’un terrain stratégique pour la somme de trois dollars seulement. En réaction, des gens ont manifesté en brandissant des billets d’un dinar.


Plus tôt, en mars 2010, un rapport parlementaire diffusé à échelle nationale révélait que 65 km2 de terres appartenant à l’Etat, d’une valeur de plus de 40 milliards de dollars, avaient été cédés au secteur privé en 2003, sans que la somme due soit versée au Trésor Public. Il s’agit bien ici d’« accaparement des terres » et de « pillage foncier méthodique », pour reprendre les termes de Chichla (2012). A ce propos, le chantier de remblaiement visant à agrandir de 10 à 15 % la surface de l’île, a permis au passage de satisfaire l’avidité du gouvernement. Ce dernier a commandé de gigantesques travaux afin de présenter un nouveau visage, indispensable pour compter parmi le concert des nations. Au résultat, seuls 3% du littoral restent aujourd’hui propriété d’Etat. Sans compter que la famille royale s’est appropriée, au fil du temps, pas moins du tiers des ressources de l’Etat. En valeur relative, c’est le plus haut taux d’enrichissement personnel d’une famille régnante dans le monde arabe. Enfin, on occulte également le problème qu’est l’absence d’équilibre démographique national (qu’on pallie en ayant recours aux travailleurs étrangers et à des naturalisations d’ordre politique).


 Nous pouvons soutenir que « le droit de cité » est au cœur de la politique. L’occupation de la Place de la Perle est venue rappeler que les individus avaient la capacité de déterminer la destinée de leur ville et d’utiliser l’espace public pour satisfaire leur besoin d’un minimum pratique au quotidien, ainsi que leur besoin d’expression. Dans ma dernière recherche, j’ai avancé l’idée selon laquelle ce qui fait converger tous ces facteurs de façon catastrophique, c’est la « crise de souveraineté » qui, si elle ne se règle pas, provoquera de nouveaux soulèvements chaque décennie.

Conclusion


«  L’activisme droit-de-l’hommiste est un projet politico-moral qui, s’il disqualifie, concurrence voire rejette d’autres projets politiques (y compris ceux visant à réaliser la justice), n’est plus uniquement affaire de tactique .Il devient alors une force politique en soi, porteuse d’une vision singulière de la justice, qu’il nous incombe de considérer et de juger comme telle. Ces considérations exigent qu’on se défasse à la fois des termes du minimalisme pragmatiste et de ceux de la morale, afin d’appréhender les pouvoirs à l’œuvre dans les contextes et les discours politiques, de façon plus élaborée que ne le permettent les termes mentionnés ci-dessus ».


Au niveau individuel, le Mouvement des partisans a donné du poids aux manifestants. Il a permis de briser le mur de la peur et d’exposer au grand jour l’oppression quotidienne. Mais il ne faut pas que le combat pour les droits, en tant que projet politico-moral collectif, marginalise l’enjeu crucial du restant des causes, dont les plus importantes sont la corruption et l’inégalité. On peut considérer que la tragédie des Bahreïnis est due au non-respect des droits de l’Homme. Mais elle doit également être rattachée à la question de la terre et de sa propriété (le pays est détenu par une petite partie de l’élite qui monopolise les terres). Ce dernier point est un aspect fondamental de la tragédie. Certes, « les droits de l’Homme » est un slogan juste. Mais il ne peut pas, à lui seul, régler le problème de la propriété en ce début de XXIème siècle. Cette question exige de nouveaux modèles de justice.