Un entretien sur la subalternité

Réalisé le lundi 25 janvier 2010 à la librairie du Merle Moqueur à Paris, 20ème

Gayatri CHAKRAVORTY SPIVAK | Etienne BALIBAR


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Cet entretien est publié en partenariat avec les Editions Amsterdam.

Etienne Balibar

Je voudrais dire évidemment quel plaisir c’est pour moi d’être ici avec nos amis des Editions Amsterdam, de la Librairie Le Merle Moqueur, de la maison Payot représentée – ce qui n’est pas rien – par Françoise Bouillot la traductrice de Gayatri, et aussi de la revue Transeuropéennes, qui se propose d’enregistrer cette conversation … Donc, je voudrais dire quel plaisir c’est pour moi d’être l’introducteur et l’interlocuteur de Gayatri Spivak. Le nombre de gens qui se trouvent ici cet après-midi me montre à l’évidence qu’elle n’a pas vraiment besoin d’introduction et qu’elle a déjà tout un public de lecteurs qui se nourrissent de sa pensée, qui souhaitent l’entendre et discuter avec elle.  A vrai dire, c’est la deuxième fois que j’ai ce plaisir, puisque, il y quelques années déjà, une circonstance similaire nous avait réunis au Collège international de philosophie. Il s’agissait alors de présenter un livre de Gayatri Spivak qui n’est toujours pas traduit en français et qui, à beaucoup d’égards, représente une somme de son travail et de sa réflexion, qui s’appelle A Critique of Postcolonial Reason, « Critique de la raison post-coloniale », avec pour sous-titre Toward a History of the Vanishing Present « vers une histoire du présent qui s’enfuit, du présent évanescent », paru en 1999 chez Harvard University Press, Je cite tout de suite ce livre parce que son titre-même signale d’emblée l’une des raisons majeures qui font la réputation de cette grande dame de la philosophie internationale – disons planétaire, un terme auquel nous allons peut-être revenir dans la conversation – et l’intérêt qui est porté à son œuvre. Dans l’intervalle, plusieurs autres sont parus en français[i] : En d’autres mondes en d’autres mots  (In Other Worlds , In Other words), paru pour la première fois en 1987 et réédité plusieurs fois depuis, ce livre est un recueil d’essais, traduit en français par Françoise Bouillot, où se recoupent les multiples dimensions de son travail, c’est-à-dire la critique littéraire, le féminisme, la tentative de proposer en puisant à différentes sources théoriques un système de concepts que je dirais « évolutif », une problématique permettant d’interpréter la formation et la déformation du monde postcolonial, la traduction, qui occupe une place très importante dans ce livre. C’est d’ailleurs aussi une de ses beautés. La troisième partie, intitulée « Entrer dans le Tiers-Monde », consiste dans la retraduction en français à partir de l’anglais des traductions que Gayatri Spivak a elle-même proposées, dans une intention très précise que je vais dire, de nouvelles d’une écrivaine bengalie, Mahasweta Devi, à propos desquelles, dans ses préfaces et dans ses commentaires, elle a aussi tenté d’élaborer une théorie originale de la traduction, de sa méthode, de ses objectifs, de ses difficultés dans le contexte postcolonial, c’est-à-dire entre l’une des grandes langue de civilisation de l’Inde, et l’une des langues dominantes, si ce n’est LA langue dominante de l’espace occidental […]. Il y aussi ce petit livre, L’Etat global, également paru chez Payot, toujours traduit par Françoise Bouillot, qui est une conversation enregistrée et refondue entre Gayatri Spivak et Judith Butler, et il y a évidemment, last but not least, la traduction française de l’essai qui, d’une certaine façon, l’a rendue incontournable dans le monde de la pensée critique : Can the Subaltern Speak?. Je reviendrai sur le titre dans un instant. En français, évidemment, il faut choisir un genre, et le traducteur, Jérôme Vidal, et les Editions Amsterdam qui publient aujourd’hui ce texte datant de 1988,  ont choisi de mettre au féminin, en quoi ils ont parfaitement bien fait : Les Subalternes peuvent-elles parler ? Ou « ne parlent-elles pas ? » En fait, pour boucler la boucle et en finir avec cette présentation bibliographique que je viens d’ébaucher, il faut savoir que ce thème accompagne toute l’œuvre de Gayatri Spivak; le texte de 1988 lui-même a fait l’objet de reprises, d’amplifications, dans lesquelles elle a été amenée à incorporer certains des effets de sa discussion. Une autre version constitue justement une partie très importante du livre sur la raison postcoloniale. Tout ceci donne de sa personne et de son œuvre une première image,  exacte mais incomplète, qui ne suffit pas à la caractériser. C’est celle d’une des protagonistes et des initiatrices du grand courant des études postcoloniales depuis longtemps maintenant […] implantées dans les universités du monde entier – anglo-saxonnes bien sûr, mais aussi asiatiques, latino-américaines, africaines, italiennes, etc. et pour finir, quand même aussi en France, avec d’autres noms que vous connaissez, en partie pour les mêmes raisons : Edward Saïd, qui a été son collègue à l’université Columbia, et Homi Bhabha, Stuart Hall aussi, dans une certaine mesure, et dont les œuvres aujourd’hui commencent à être connues et travaillées ici. A côté de cela, je voudrais quand même, avant de passer au contenu de notre entretien, signaler tout un autre pan  de l’activité de Gayatri qui recoupe le précédent de multiples façons, et qui fait qu’on ne peut pas la localiser purement et simplement dans le monde universitaire, même s’il s’agit d’une université élargie aux lettres, à différents réseaux de discussion militante, etc. Gayatri, qui est bengalie, donc indienne d’origine et qui n’a jamais cessé de vivre, en tout cas de venir et de travailler dans son propre pays, y a fondé, il y a maintenant plusieurs années, un réseau d’écoles expérimentales à l’intention des enfants des minorités ethniques du Bengale[ii] et des campagnes dont elle s’occupe avec toute une équipe d’enseignants, de militants, et de pédagogues et qui fait qu’elle partage son temps entre les deux extrêmes du système d’éducation de notre monde d’aujourd’hui, les plus éloignés qu’on puisse imaginer en un sens, et entre les deux mondes. Et elle le fait sur la base de – et en se servant de –ses convictions qui sont celles d’une féministe engagée et d’une protagoniste du débat sur la condition des femmes dans les différents mondes de la planète d’aujourd’hui. 


Comment entendre la subalternité ?

Etienne Balibar La première série de questions porte précisément sur la façon dont il faut entendre cette notion de subalternité, qui occupe une place tellement centrale dans l’œuvre de Gayatri Spivak, et sur l’application qu’elle en fait, ainsi que sur les prolongements que cette application est susceptible de trouver dans des débats philosophiques, mais aussi politiques. C’est un peu par ce biais-là que je l’ai rencontrée moi-même ou que j’ai été amené de longue date à me référer à elle.

Ensuite, je voudrais parler de l’importance théorique et pratique qu’elle attache à la question de la traduction et j’essaierai de lier cette question à une réflexion parallèle sur la fonction et les transformations de l’université, du travail universitaire, dans le monde d’aujourd’hui.

Et puis j’espère qu’il restera encore quelques minutes pour toucher un troisième thème, qui n’est pas à proprement parler la mondialisation ou la mondialité, mais plutôt une façon de prendre obliquement les questions de la mondialisation, en particulier en cherchant à comprendre pourquoi à ces terminologies, aujourd’hui très répandues et mêmes dominantes, Gayatri Spivak préfère - avec quelques autres, dont Paul Gilroy – celle de « planétarité ». 

 

Commençons par la question des subalternes. Gayatri Spivak est très insistante pour se présenter comme une féministe du Tiers Monde, ce qui implique d’emblée la prise en compte d’une complexité des luttes contre l’oppression ou contre la domination que certaines traditions, en particulier le féminisme occidental, ont à ses yeux tendance à occulter. Il y a dans ses textes des formulations très nettes et même polémiques à cet égard, qui tendent à suggérer qu’il existe un féminisme dominant, dont  on pourrait dire, en parodiant une célèbre formule de Marx, qu’il est en même temps un féminisme des dominantes – ce qui soulève déjà l’immense paradoxe de comprendre comment des sujets et des collectifs, des groupes sociaux, peuvent se trouver dans le monde d’aujourd’hui et tout au long de l’histoire, selon la perspective que l’on adopte, soit d’un côté, soit de l’autre du rapport de domination, ou même situé en un lieu profondément équivoque. Ce féminisme, au fond, est un féminisme occidental, dont Gayatri Spivak admet certainement qu’elle a beaucoup appris - de fait, elle se réfère à tous les grands noms qu’on peut attendre, en particulier ceux qu’on a été amenés à ranger dans la French Theory. (Cela commence avec Simone de Beauvoir et va jusqu’à Julia Kristeva ou Hélène Cixous.) Il n’est pas question, dans sa critique qui est parfois assez vive, de disqualifier purement et simplement ce discours, mais d’en montrer les limites et, d’une certaine façon, d’en faire ressortir le point aveugle. Il existe différentes façons de caractériser cette limitation; c’est un premier point sur lequel je serai content que Gayatri réponde si elle le souhaite. L’une d’entre elles consisterait  à suggérer que ce féminisme « historique », venu de l’Occident, né en France, en Angleterre ou aux Etats-Unis, dans des pays qui se trouvaient au même moment être les centres de la conquête impériale et impérialiste du monde, a essentialisé le sujet dominé, opprimé, dont il se faisait le porte-parole. C’est-à-dire que, même dans ses variantes éthiques, déconstructionnistes, il a implicitement admis qu’il y avait une essence de la femme et de l’oppression de la femme, ne serait-ce que sous la forme d’un universalisme abstrait qui voit cette oppression se réaliser, se perpétuer, sous des formes essentiellement identiques d’un bout à l’autre du monde, aussi bien, par conséquent, dans les pays du Tiers Monde dominé que dans ceux du monde dominant. Et, du même coup, inévitablement, il en est venu à tirer la conclusion selon laquelle, l’oppression étant partout la même, les intérêts des opprimées sont aussi fondamentalement les mêmes, la convergence de leurs luttes ou de leurs expressions s’opère spontanément, et l’adversaire, si bigarré soit-il, si hétéroclite qu’il apparaisse au premier abord, est essentiellement partout le même. C’est ce que, dans le langage de Christine Delphy[iii] qui a l’avantage de la vigueur, pour ne pas dire de la brutalité, on pourrait appeler la thèse de l’ « ennemi principal ». L’autre possibilité qui, me semble-t-il, court aussi dans quelques uns des textes de Gayatri Spivak, et qui vient parfois compliquer, déranger cette première interprétation, c’est que, paradoxalement, un certain féminisme occidental – encore une fois, dominant pour dire les choses très simplement et très fortement – se trouve, qu’il le veuille ou non, reprendre à son compte, par exemple, aussi bien dans la forme d’une pensée de l’universel que dans celle d’une pensée de la différence, un discours qui est essentiellement neutralisant et qui, de ce fait même, paradoxalement, est beaucoup plus prisonnier de la vue des hommes, de ce qu’on pourrait appeler le masculinisme, qu’il ne le croit ou qu’il ne le voudrait lui-même.

Ici, évidemment, les choses sont très délicates, pour deux raisons. D’une part, parce que l’argumentation que j’ai cru pouvoir interpréter dans ce sens passe assez souvent par le détour d’une réflexion sur la façon dont un certain discours féministe occidental a emprunté à une philosophie qui  restait fondamentalement une philosophie d’homme, même lorsqu’elle s’efforçait le plus sincèrement, le plus honnêtement du monde, de procéder à la critique de ses propres préjugés. Le nom qui surgit ici évidemment au premier plan est celui de Derrida. Il se trouve – c’est une part très importante de sa formation et de ce qui a engagé au départ l’intérêt pour son travail dans le monde entier – que Gayatri Spivak s’est fait connaître d’abord par la traduction américaine du livre de Derrida De la grammatologie[iv] et, simultanément, par une interprétation de cette œuvre dans sa préface de traductrice (« Translator’s preface »). Son rapport à l’œuvre de Derrida est constamment présent dans sa réflexion, qui se veut elle-même déconstructrice. Et pourtant elle nous dit à plusieurs reprises qu’il y a une limite au point de vue de Derrida en ce qui concerne la différence des sexes. Et elle va jusqu’à écrire que la déconstruction chez Derrida, par exemple dans la Carte Postale[v], l’un des textes les plus passionnants qu’il ait écrit sur ce point de la dissymétrie et du trouble que la différence des sexe introduit dans la communication, donc dans le rapport social –  reste suspendue à une représentation idéalisée de la femme. Une représentation idéalisée de la femme, par définition, est une représentation masculine.

Si on va à l’extrême de cette critique – et il se peut que je force un peu les choses, mais je le fais intentionnellement pour rejoindre et boucler sur la question subalterne –, on aboutit tendanciellement à cette idée que la femme par excellence, en tant qu’elle est précisément  l’objet sur lequel s’exerce une double contrainte, ou une double oppression, qu’on peut retrouver aussi bien dans la condition de la femme de l’ouvrier que dans celle de la femme des communautés paysannes traditionnelles, toutes celles qui font la double journée de travail, qui sont employées à la fois à la production et à la reproduction, c’est la femme du Tiers Monde. De telle façon que, pour redresser et pour corriger les limitations, l’abstraction, les insuffisances, d’un certain féminisme occidental, il faudrait renverser radicalement le point de vue et faire parler ou donner la parole à ces subalternes par excellence que sont les femmes du Tiers Monde. Alors vous comprenez bien que je pose cette question pour me demander si on ne serait pas passés d’un essentialisme à un autre – d’un essentialisme universalisant, intellectualisant, occidentalisant, à un universalisme tiersmondiste et antioccidental, ne serait-ce que pour des raisons « stratégiques ». Ce mot « stratégique » a une extrême importance et revient constamment sous la plume de Gayatri Spivak, tantôt pour intensifier la portée de son discours, c’est-à-dire pour donner sa dimension de lutte, de conflictualité,  tantôt pour relativiser et qualifier, ou surdéterminer, les circonstances mêmes dans lesquelles ce discours est proposé.

Gayatri Spivak Pour commencer, je te demanderai si j’ai bien entendu ce que tu as dit, c’est-à-dire, premièrement : « d’un essentialisme à l’autre ».

Etienne Balibar C’est-à-dire qu’à la fin pour donner à ma question la forme le plus simplificatrice et la plus provocante, je me suis posé la question de savoir s’il n’y avait pas ce mouvement.

Gayatri Chakravorty Spivak Et deuxièmement, c’était la question d’emprunter des choses de la philosophie d’homme. C’est ça, les deux questions ?

Etienne Balibar  (rires) En effet. Si le féminisme que tu critiques n’est pas, à tes yeux, d’une certaine façon, toujours le prisonnier, dans la dépendance d’une philosophie d’homme.

Gayatri Chakravorty  Spivak Y compris le mien ?

Etienne Balibar Non pas le tien, plutôt celui de Derrida que le tien !

Gayatri Chakravorty  Spivak Pourquoi pas ? Mais je suis absolument d’accord avec toi : il y a, évidemment, un essentialisme tiersmondiste comme il y a un universalisme universalisant, occidentalisant. Je suis également d’accord avec le fait que le féminisme emprunte à la philosophie des hommes.

Mais, pour commencer,  je ne suis pas du tout philosophe. Je suis une literary critic (« critique littéraire », au sens anglo-saxon de cette discipline), c’est-à-dire que l’on apprend dans la critique littéraire ce qui est singular and unverifiable (« singulier et invérifiable»). C’est une leçon très dure, depuis quarante-cinq ans que j’enseigne, j’ai fait le maximum pour établir cette espèce de suspension, au sens où Freud dit, lorsqu’on commence la psychanalyse : « vous devriez vous suspendre, parce que vous apprenez de la part des analysants ». Cette suspension est une espèce de sadhana, à savoir une espèce d’effort pour se suspendre dans l’effort d’apprendre. Comment peut-on apprendre de ce qui est singulier et non vérifiable ? Ce n’est pas une enquête philosophique.

A partir de là, étant donné que je ne suis pas philosophe, je raconterai une histoire : je viens d’achever la traduction (il s’agit d’une deuxième traduction) de l’œuvre d’Aimé Césaire, Une saison au Congo. Ce n’est pas une pièce féministe, mais, malgré tout, le problème se présente ainsi. Le Lumumba de Césaire n’est pas « vérifiable », c’est une fantaisie de camarades profondément sympathique. On ne peut pas examiner ses paroles pour savoir si elles sont véridiques. Lumumba, comme toute la toute première génération postcoloniale, entièrement engagée dans la bataille, Lumumba, donc, croyait au nationalisme comme moyen d’accéder à la modernité – à la différence de la postcolonialité dont la revendication résultait des situations internes aux anciens Etats nations, ou des perspectives militantes émanant de la métropole, Le problème réel, ce n’était pas de contester les Lumières et de proclamer l’essentialisme culturel, mais plutôt d’user des Lumières sabotées et subverties pour changer le poids cauchemardesque de la « culture » (au sens des pratiques culturelles dites « authentiques »). Et Che Guerara, quand il est venu au Congo, était absolument impatient, parce qu’il voulait entraîner les gens; mais il a dit qu’ils ne voulaient pas s’entraîner, parce qu’ils voulaient dépendre du Dawa, etc. Lumumba et le Che ont été tous les deux tués par la CIA ; le premier par l’ONU, mais aussi par le Katanga Business. Lumumba n’est donc pas exactement pour la « culture » du Congo. Les autres, les meurtriers, étaient, eux, complètement plongés dans la culture.

En Afrique du Sud,  j’ai présenté une théorie qui n’a pas été très appréciée de mon auditoire. On m’avait invitée juste après la levée de l’apartheid, pour une conférence sur la liberté universitaire. Et moi, j’ai dit que l’on devrait ab-user (ab, le préfixe latin), ab-use the Enligtment. En fait, Can the Subaltern Speak ? questionnait précisément  le caractère vicié de l’essentialisme culturel, de l’intérieur.

Etienne Balibar Utiliser les Lumières en en détournant l’usage, n’est-ce pas ?

Gayatri Chakravorty  Spivak Mais pour faire une telle chose, il faut vraiment entrer dans le protocole des Lumières. L’effort consiste à chercher ce double bind, cette double contrainte. Et c’est absolument le problème : cette opposition binaire entre un essentialisme et un autre, parce qu’on ne peut pas travailler sans essentialiser, ce n’est pas possible ! Dans tout acte de la vie et de l’esprit, nous avons besoin d’assumer des « choses », des « actions ». Il y a des essences, si minimales soient-elles.

J’ai mentionné cet autre effort qui est de se concentrer sur le singulier et le non vérifiable, c’est-à-dire sur les grands espaces littéraires, ni raisonnables, ni non raisonnables, le domaine des « transcendantalisables » et des « transcendantalisateurs » de l’imagination. Il existe une sorte d’intuition du transcendantal qui le transforme en quelque chose d’empirique, en particulier quand il y a des problèmes culturels, alors que l’imagination  littéraire est une espèce de dé-transendantalisation. J’utilise « transcendantal » tel que Kant l’utilise dans la « déduction transcendantale » : quelque chose de nécessaire à notre argument, pour laquelle on ne peut produire aucune évidence, et dont il faut assumer que le fondement demeure hors de notre atteinte. Pour beaucoup d’entre nous, cela conduit à la croyance.  La croyance comporte un engagement ontologique (l’assurance que le transcendantal est une espèce de « l’empirisme »). L’imagination, qui se moque de l’évidence, fait de la croyance une chose provisoire, et elle opère ainsi une espèce de dé-transcendantalisation.  Et je parle d’« intuition » parce que, pour la plupart d’entre nous – nous qui sommes certains du fondement rationnel de nos convictions –, il y a toujours le sentiment (une intuition, plutôt qu’une déduction) que quelque chose de non spécifique est logiquement premier, voire déterminant, car nous avons besoin de lui pour faire le deuil, pour juger.

Cela étant dit, lorsque j’ai publié Can the Subaltern speak ?, il ne s’agissait pas du tout de faire un essai postcolonial. C’était un essai contre les Hindous, c’était un essai contre ma propre culture. Comme l’essai le montre très clairement, je l’ai écrit parce que j’ai voulu échapper à l’influence française. J’ai découvert Derrida en 1967, et la conférence « Can the Subaltern speak ?» a été prononcée pour la première fois en 1983. L’effort  consistait à échapper à cette influence française – j’avais tort, je suis occupée actuellement à vulgariser Derrida. En tous cas, en 1981, je me suis demandé comment j’étais devenue une experte du French Feminism et de la déconstruction, et je me suis dit « tiens, il faut faire quelque chose, il faut retrouver mon indianité ». Alors, j’ai écrit  Can the Subaltern speak ?

Etienne Balibar Tu as écrit Can the Subaltern speak ? pour essayer de retourner à l’indianité non pas d’une façon massive et aveugle, mais au contraire d’une façon critique, qui comporte une dimension de critique de l’essentialisme hindou.

Gayatri Chakravorty  Spivak Evidemment ! Il y avait quelque chose à critiquer, parce qu’il s’agit d’une des traditions les mieux connues du monde, la tradition de l’hindouisme, la « Grande culture ». J’ai trouvé une personne de ma propre classe – cela est bien connu maintenant, la femme qui s’est suicidée était la sœur de ma grand-mère. Ecrire cet essai fut très difficile. J’ai voulu essayer d’échapper à l’Europe à partir d’un scandale dans la famille, en critiquant la tradition. A cette époque, je ne savais rien de l’Inde. Je suis indienne, mais sans être indianiste. C’est à partir de cela que j’ai construit cette phrase que tout le monde a aimé. Et je me suis dit que, comme  je ne savais rien de l’Inde, il me serait plus facile de commencer à écrire s’il m’était possible de réduire la situation à une phrase, comme Freud l’a fait avec « A child is being beaten » (On bat un enfant). C’est comme cela que j’ai construit cette phrase : « White men are saving brown women from brown men » : parce que j’ignorais the matter of India, la matière indienne. Personne ne s’est rendu compte que c’est pour cela que j’ai écrit cette phrase, qui était le témoignage de mon ignorance. Et qu’ai-je fait ? J’ai emprunté quelque chose à un blanc, Freud, a white man, pour save the brown women – les satis – des brown men, les Hindous. Ainsi, j’ai justement fait ce que je critiquais dans cet essai, et personne ne s’en est rendu compte !

Etienne Balibar Est-ce que tu permets que l’on précise l’enjeu de cette discussion en lui donnant tout de suite aussi sa dimension politique ? Cette dimension politique vaut bien entendu d’abord pour la situation coloniale et postcoloniale que tu décris, mais il se trouve qu’elle provoque des résonances extraordinairement fortes et même violentes dans d’autres lieux et à d’autres moments, et tout particulièrement en France. Il se trouve aussi justement  que cette phrase que tu as recréée, à la fois pour exprimer la structure de la situation de double contrainte ou de double oppression et pour indiquer (la comparaison avec Freud est très éloquente) que la logique à l’œuvre ici est aussi d’une certaine façon la logique d’un fantasme, nous sommes plusieurs  à avoir essayé de l’appliquer à la situation française au moment des querelles sur le voile islamique. Donc, il faut rappeler d’abord que le suicide dont tu parles a été, dans un premier temps au moins, référé à une tradition présentée comme fondamentale pour l’hindouisme, qui est la tradition du sacrifice des veuves après la mort de leur mari, avec ou sans bûcher. Cette tradition a été instrumentalisée tout au long de l’histoire de la colonisation européenne, qui en a fait, de façon très paradoxale, à la fois l’objet d’une construction symbolique très raffinée fondée sur un indianisme de type colonial, sur l’utilisation de certains mots (en l’occurrence, le sati ou, pour le voile islamique, le hijâb) et sur la sacralisation, au fond, du phénomène en question, et, d’un autre côté, le symbole d’une certaine arriération, d’un état de barbarie, d’où la phrase « White men saving brown women from brown men » : il faut que l’homme blanc, ce colonisateur qui est en même temps un civilisateur, dans l’idéologie coloniale, vienne au secours des femmes opprimées dans la civilisation traditionnelle sous la forme la plus violente par leurs propres hommes ou par leurs traditions communautaires ou par leurs traditions religieuses. Et donc ton analyse sur ce point a comporté à la fois une déconstruction et une dénonciation argumentée du discours colonial, du discours orientaliste, de la construction blanche disons, du mythe du sacrifice des veuves hindoues, une dénonciation argumentée de l’usage qui en est fait par un pouvoir politique extérieur et, en même temps, évidemment, une reconnaissance ou une dénonciation explicite du fait que la société traditionnelle est bel et bien le lieu d’un rapport de domination des femmes par les hommes, à savoir : ce n’est pas parce qu’on refuse aux white men le droit de se servir des brown women contre les brown men qu’on justifie pour autant le rapport oppressif qui existe dans la société traditionnelle et qui se perpétue au-delà de la colonisation entre les brown men et les brown women, c’est bien cela ?

Gayatri Chakravorty  Spivak Pour poursuivre dans la même ligne, je dirai que « white » n’est pas ici une couleur. Actuellement, dans la mondialisation, il faut se rendre compte qu’il s’agit de la description d’une espèce de politique. Ce n’est pas du tout un chromatisme.

Qui agit ? Je ne suis pas du tout prête à donner le droit de sauver les femmes brunes, etc.

Etienne Balibar Non seulement tu n’es pas prête à le donner, mais tu récuses absolument  l’entreprise qui consiste à se servir des femmes brunes pour écraser les hommes bruns.

Gayatri Chakravorty  Spivak  Absolument ! En disant « White men are saving brown women from brown men », j’ai indiqué que je faisais la même chose que ce que je critiquais. Et personne ne s’est rendu compte de ce dont il retournait. C’est un problème de lecture. Il faut savoir, quand on dit cela, qu’il s’agit d’une opposition politique momentanée rattachée à une situation politique très grave. Il faut dire cela avec beaucoup de sincérité. Pour quelqu’un qui travaille avec la littérature, la vérité est une chose très compliquée, car la fiction n’est pas « the contrast, the opposite », ce n’est pas le dérivé de la vérité. La fiction est une « underived fiction », c’est à dire non dérivée d’une vérité pour consolider la vérité. Il faut tenir sur ce mot “underived”, parce que nous ne pouvons traduire l’idée par “en soi, “en tant que tel”, “sans fondation”.

Quand on s’engage en politique avec ce slogan, «White men are saving brown women from brown men », on est ailleurs que dans cette fiction. La politique est une espèce de fiction très importante. En faisant cela, on est consciente et on partage avec les gens qui luttent ensemble le fait que c’est une erreur qui donne une espèce de fondation pour agir. Etienne a évoqué  mon travail avec les écoles primaires dans les villages. Cela fait vingt-cinq ans maintenant que je fais cela, mais le livre Can the Subaltern Speak ? avait été écrit auparavant. Cependant, la structure que j’y décris est tout à fait celle je donne comme « electoral education » (« éducation électorale ») ( CNN dit toujours que l’Inde est la plus grande démocratie au monde). Le plus grand secteur de l’électorat indien, ce sont des pauvres. Moi je ne suis pas américaine, vous savez, j’ai un passeport indien. Chacun a un vote, et moi aussi : c’est une espèce d’égalité mathématique. Ce qu’il faut enseigner, c’est cette espèce de politique absolument sincère de sabotage, qui sait que cette fondation est une fiction, mais qui ne dérive pas d’une vérité autoritaire.

Je voudrais dire autre chose. J’ai parlé du fait que j’avais trouvé quelqu’un qui appartenait à ma classe.

Etienne Balibar A ta classe et même à ta caste ?

Gayatri Chakravorty  Spivak  A ma famille ! C’est après cela, avec ces écoles et le travail militant, que j’ai commencé le long voyage de découverte vers les subalternes selon Gramsci, c’est-à-dire ceux qui n’accomplissent pas l’Etat. Et là, il n’est pas possible de conduire un féminisme stricto sensu. Avec les pauvres, il faut vraiment adopter le point de vue des « multiple issues »,  des problématiques multiples. Le gouvernement, l’Etat, les ONG s’occupent des femmes en tant que telles. Mais, à ce niveau de pauvreté, il n’existe pas de femmes en tant que telles. Je veux dire que l’oppression des femmes est si profondément ancrée dans l’histoire de l’oppression humaine en général que nous devons apprendre à penser ensemble les choses asymétriques, plutôt que de faire crédit aux femmes. Et quand je dis « à ce niveau », je n’ai pas en tête les Talibans, ou tout autre groupe qui se consolide sur l’opposition à un pouvoir impérial, encore que, ici aussi, la question de « sauver les femmes », pour ainsi dire, n’est pas la seule question.  Au bout de vingt-cinq ans, il faut vraiment se transformer. Et le début de cette transformation dans Can the Subaltern speak ?  se fait avec une femme. « The subaltern brought her subalternity to crisis. » (« La subalterne a mis en crise sa condition de subalternité. ») Comment a-t-elle procédé ? Elle a critiqué ceux qui l’avaient subalternisée. Cela ne vaut pas seulement pour la femme du Tiers Monde. Antigone était subalternisée, alors même qu’elle était une princesse. Comment cette femme de Can the Subaltern Speak ? a-t-elle mis en crise sa condition de subalternité ? Elle a attendu d’avoir ses règles pour montrer que le suicide n’était pas causé par le fait qu’elle aurait été enceinte d’un homme. Dans son livre, Femmes d’Alger dans leur appartement, Assia Djebar, en décrivant une femme debout en marge d’une grande bataille, écrit : « Si l’on pouvait seulement investir ce seul corps spectateur. »[vi]Est-ce qu’on peut investir cette jeune fille qui a attendu quatre jours pour se suicider et déclarer ainsi : « Je ne suis pas la propriété d’un seul homme, je ne me tue pas parce que …» ?

Après cela, il m’a fallu voyager dans les villages pour découvrir la réalité des propos de Gramsci, à savoir que les abstractions des Etats dans une démocratie appartiennent aux citoyens. Si ce processus  là ne fonctionne pas, alors on subalternise la population. Ce sont les questions sur lesquelles je travaille actuellement. En tant que membre du conseil de direction de  Beijing + 15, je travaille avec des abstractions qui sont cosmopolitiques. Par cosmopolitique, entendons cosmo (world gouvernance)-politeia. Dans mon travail avec les gens dans les villages, je fais exactement l’inverse. J’insiste sur ce point : notre premier outil d’abstraction, c’est le genre. Dans le terreau de la normativité reproductrice, c’est le premier instrument par lequel on peut faire abstraction et construire la société humaine. Il faut faire le lien entre cela et le fait que le citoyen de la plus grande démocratie du monde ne sait pas que les abstractions d’Etat lui appartiennent. Entre les deux, c’est une espèce de féminisme qui ne se dit pas dans Beijing + 15.  Tu m’as posé la question des deux extrémités. Elles sont hétérogènes. Le projet de Plateforme d’action Beijing +15 commence par construire la souffrance de la sous-classe feminine comme un ensemble unitaire d’objets connaissables, pour pouvoir en programmer les correctifs à travers la mise en oeuvre du capital :WOMEN AND POVERTY, EDUCATION AND TRAINING OF WOMEN, WOMEN AND HEALTH, VIOLENCE AGAINST WOMEN, WOMEN AND ARMED CONFLICT, WOMEN AND THE ECONOMY, WOMEN IN POWER AND DECISION MAKING, MECHANISMS FOR THE ADVANCEMENT OF WOMEN, HUMAN RIGHTS OF WOMEN, WOMEN AND THE MEDIA, WOMEN AND THE ENVIRONMENT, THE GIRL CHILD. C’est avant tout un projet épistémologique de nature gnoséologique. Je peux sympathiser avec le besoin, et même  adhérer un tant soit peu à la méthode. Mais, pour moi, on ne peut penser un réel correctif que lorsque la différence épistémo-épistémologique entre le subalterne et l’élite est reconnu et qu’il fait l’objet d’un travail, d’une élaboration. Dans ce sens, les deux extrêmes sont toujours hétérogènes.

Etienne Balibar : Mais cela me conduit à essayer de reformuler une dernière fois le point qui pour moi fait difficulté. Il est possible que cela soit subjectif, il est aussi possible que je ne sois pas le seul à y voir une difficulté. Ce qui m’a paru très important dans la façon dont tu retravaillais la catégorie du subalterne et de la subalternité, par rapport à Gramsci qui en est une source fondamentale, y compris pour les historiens et les théoriciens du Tiers Monde, notamment indiens, et par rapport à l’école des subaltern studies (Ranajit Guha, Dipesh Chakrabarty, Partha Chatterjee …), c’est que tu es entrée, à un certain moment, dans un dialogue critique avec leur travail. En simplifiant beaucoup, on pourrait dire que ton intervention de ce point de vue a été une intervention féministe, même si ce n’était pas une intervention de féministe occidentale ou de féministe à l’occidentale. Elle a consisté à leur dire : vous ne voyez qu’un des côtés de l’oppression et vous ne voyez qu’une des dimensions de l’oppression. Vous travaillez à l’intérieur d’un schéma enrichi de toute une perspective anthropologique et culturaliste qui reste néanmoins un schéma vertical, dans lequel il y a des dominés et des dominants. Or les dominées auxquelles je m’intéresse ou auxquelles je vous demande de vous intéresser, les femmes pauvres de notre pays, de mon pays, n’ont pas affaire à un seul rapport subalterne, mais à deux, ce qui, en terme stratégique ou politique, revient à dire qu’elles sont obligées de se battre sur deux fronts. C’est pour cela que tu reviens à Antigone, d’un côté, et aux pauvres, de l’autre.

Je vois bien pourquoi. Mais c’est un peu analytique, parce que, là, ce sont des situations apparemment simples où le pouvoir s’incarne dans une figure unique et où la résistance peut tenir un seul langage – sans  acculement à ce choix impossible que tu décrivais et que nous connaissons bien ici, dans d’autres situations dont il a abondamment été question à propos des affaires de voile islamique et dont il est à nouveau question à propos de la burqa, c’est-à-dire comment faire pour résister à une tentative d’anéantissement culturel sans pour autant accepter purement et simplement une domination masculine. Je repose ma  question sous la forme suivante : ce que je vois bien, c’est pourquoi LA subalterne est un seul corps. Mais il me paraît difficile de comprendre quelle voix elle possède, ou comment elle trouve sa voix. C’est là que, me semble-t-il, tu as fait un pas de côté, qui est aussi un pas de plus, appuyé sur un arrière-plan philosophique qui doit beaucoup à Derrida, cette fois positivement, et à ta critique de l’idée que ce dont il s’agit seulement, au fond, dans les problèmes d’émancipation, c’est de rendre la voix, leurs voix écrasées, occultées, etc., à ceux qui n’ont pas la parole. Tu dis au fond qu’il n’est pas si simple de rendre la voix. A ce moment là, tu opères un déplacement vers l’écriture : toute voix est une écriture, d’une certaine façon, ce qui est déjà d’une complexité plus grande que simplement le cri de protestation. La voix d’Antigone est aussi une écriture. Puis tu te déplaces vers la question de la traduction, à l’intention du public occidental, de l’écriture (pas simplement de la voix) d’une femme du Bengale qui, évidemment,  n’est pas une pauvre. Le problème est de savoir comment trouver sa voix, quand on ne résiste pas à une seule oppression mais à plusieurs – chacune, au fond, servant d’alibi à l’autre.

Gayatri Chakravorty  Spivak  J’ai conscience du fait que l’on découvre cet ancien essai actuellement, parce qu’on a le sentiment qu’il décrit la situation en France, en Autriche, etc. Mais je dirai que cette critique d’un colonialisme du passé ne s’applique pas d’emblée aux situations ici et maintenant. Il ne faut pas calquer les formules. C’est pourquoi  je viens de décrire longuement les circonstances dans lesquelles est né cet essai ainsi que l’origine de cette phrase : « White men are saving brown women from brown men. »

Etienne Balibar On pourrait avoir envie de la traduire sous la forme suivante : « le parlement français voudrait bien sauver les femmes voilées des hommes barbus. »

Gayatri Chakravorty  Spivak  Notre envie de traduire ne peut servir de justification à ce que l’on doit faire. Quand on veut traduire de façon adéquate un exemple emprunté à un autre contexte dans une phrase qui soit équivalente, c’est, encore une fois, une commodité épistémologique. C’est ce qui, dans la traduction, échappe que nous devons poursuivre. Changer légèrement de direction ! Permet moi d’insister là-dessus : nous devons être conscients du fait qu’accéder à la mobilité de classe peut parfois changer le problème culturel. J’ai appris cela avec les Aborigènes d’Australie de l’Ouest. Ils utilisaient la phrase « lost our language » (« perdu notre langage »), pour exprimer le performatif culturel  auquel on a renoncé en s’insérant dans une autre société civile.  Une telle position n’est pas très populaire. C’est une question de mobilité des classes, parce qu’ici aussi il y a la question de l’Etat. Quand, à l’intérieur d’une situation comme celle- là, il y a mobilité de classes, le performatif (non pas dans le sens  austinien[vii], mais dans le sens d’un système discursif qui fait fonctionner la culture comme nature) peut se transformer en performance,  c’est-à-dire musées, expositions, curriculums, langues, etc. Vous savez, les classes moyenne et supérieure sont satisfaites avec cette transformation, cette manière d’investir la culture. On ne peut pas oublier que Frantz Fanon a commencé son travail parce que les Français n’ont pas reconnu qu’il était un French gentleman. Il faut porter à son immense crédit d’avoir brisé cette contrainte narcissique, dans Peau noire, masques blancs[viii], et d’avoir continué jusqu’au subalterne colonial, dans les Damnés de la terre[ix]. La question de l’accès à la protection de la culture à travers les débats canoniques est profondément imbriquée avec celle de l’accès jalousement gardé non seulement à l’acquisition du capital, mais à la mobilité de classe.

 

 

A une question dans la salle demandant à Gayatri Spivak de préciser la proposition de Gramsci selon laquelle les gens n’accomplissent pas l’Etat :

Gayatri Spivak  Il s’agit d’une petite note dans son carnet de prison, et qui porte sur l’historiographie. Il dit que les subalternes – on parle d’Italie du Sud – n’ont pas le droit d’utiliser les structures de l’Etat pour mener leur vie de citoyen. Il en conclut qu’il est beaucoup plus facile d’écrire l’histoire des autres que la sienne propre, mais il s’agit d’un inventory without traces, un inventaire sans traces. Il faut apprendre à écrire la sociologie de façon littéraire, dit Gramsci. Par la suite, il commence à s’intéresser à la question de produire des intellectuels subalternes, d’instrumentaliser les intellectuels. Il a décrit la situation d’une façon hégélienne classique comme étant celle d’une dialectique maître-disciple (plutôt que maître-esclave). L’intellectuel était dans la position du disciple et la position de maître était occupée par la situation culturelle et sociale Chez Gramsci, cela devient une espèce de travail politique. Cela n’existe pas chez les historiens indiens ou bien latino-américains. J’ai donné ma démission du groupe des subalternes, parce que ce qui m’intéresse est d’apprendre des subalternes comment agir, alors qu’eux préfèrent mener des études sur les subalternes. Il y avait un débat entre eux et moi. Gramsci a lancé une pensée absolument inouïe. On connaît la différence ontico-ontologique chez Heidegger et je n’ai cessé d’insister sur la différence épistémo-épistémologique. Dans sa discussion sur l’historiographie subalterne, Gramsci a lancé la différence méthodo-méthodologique. Il y a une grande différence, dit-il, entre l’historiographie faite par moi, Antonio Gramsci, dans le moment présent, et la méthodologie dont je puis disposer, parce que moi, Gramsci, je n’ai pas encore appris à faire une approche des subalternes par le moyen « d’inventaires sans traces », la phrase célèbre par laquelle il décrit le résultat du défaut d’accès du subalterne à la machinerie d’Etat.

Question  Je réitère mes remerciements pour votre exposé très clair […]. Je voulais savoir comment vous vous positionnez par rapport à ce que l’on appelle en France le mouvement post colonial – postcolonial studies. Est-ce que vous réfutez l’étiquette de participer à ce courant et quel est le lien que vous faites entre vos recherches et vos actions militantes dans la perspective des postcolonial studies.

Gayatri Chakravorty  Spivak : Mon travail avec les écoles en milieu rural n’est pas à proprement parler postcolonial, si ce n’est dans le sens trivialement chronologique.  En Inde, on a conquis l’indépendance en 1947, voilà des décennies. Dans les régions très pauvres où je travaille, les gens n’ont même pas vu les Anglais. Un jour, j’ai posé à deux ou trois élèves, à l’occasion de la célébration du Jour de l’Indépendance, typiquement modeste dans ces régions retirées, la question : « Qu’est-ce que c’est l’indépendance ? ». Ils ont répondu : « on a bouté et chassé les Anglais hors de l’Inde ». J’ai ajouté : «  Qui sont les Britanniques ? Qu’ont-ils fait pour être boutés hors de l’Inde ? ». Réponse: « They didn’t let us have fun on Independence Day ! » (“Ils ne nous ont pas laissés nous amuser le jour de l’Indépendance!”) Pour vous, Calcutta est la ville de la pauvreté, sale, etc. Tout cela est vrai. Pour les Indiens ruraux extrêmement pauvres, Calcutta, c’est la métropole. Ils ont bien plus conscience des supérieurs de ma caste et de l’oppression qui vient de la petite noblesse rurale d’aujourd’hui que de quelques Anglais fantasmatiques dont on ne se souvient que le jour de l’indépendance, comme un petit rituel divin du postcolonial. Le problème, c’est que notre caste – c’est-à-dire les hindous de caste – a pendant des millénaires opprimé ces gens. Le colonialisme, c’était avant-hier. Depuis, on n’a pas eu beaucoup de temps pour penser aux Anglais. Je pense que le postcolonialisme a produit des choses très intéressantes. Mais nous sommes dans une espèce de contemporanéité  où nous devrions  considérer que les anciennes catégories « modernité et tradition », « colonial et postcolonial » ne marchent pas du tout. Si l’on regarde le monde plutôt que les problèmes spécifiques d’une poignée d’Etats-nations européens, si important qu’ils soient (mais est-ce que vous avez remarqué à quel point l’Europe est petite sur une carte ?) et leurs anciennes colonies, vous allez constater que la différence colonial/postcolonial n’est pas nécessairement la mesure dominante de l’analyse politique. Il n’est pas besoin d’imposer les problèmes locaux extrêmement importants de l’Europe pour comprendre les besoins du monde entier. Que ce soit dans l’idée donnée au sommet ou au niveau exigu et subalterne de l’alimentation de la base, où je travaille, le passé colonial s’est éloigné et il se situe historiquement dans une histoire bien plus longue. Le sommet et la base sont hétérogènes, mais le postcolonial n’est pour aucun des deux le meilleur instrument d’analyse. En cela, les pays d’Europe métropolitaine sont coupables, mais ils ne sont plus représentatifs.

 

De la traduction

Etienne Balibar Je voulais te poser une question sur la  façon dont tu vois la fonction, l’importance de la traduction dans le monde planétarisé d’aujourd’hui, en particulier à l’université, mais pas seulement. L’échange qui vient d’avoir lieu me suggère de la formuler autrement : tu dis qu’en Inde on a mis les Anglais dehors depuis déjà trois générations et que, vue avec le recul, la domination anglaise est un petit moment dans l’histoire millénaire des rapports de classe et des rapports de castes. Alors effectivement, les Anglais sont partis, mais la langue anglaise n’est pas partie. Non seulement elle n’est pas partie, mais, sans elle, d’une certaine façon, il n’y a pas de système politique indien, il n’y a pas de possibilité de fonctionner au sein d’une seule et même démocratie, d’un seul et même système parlementaire, d’une seule et même administration pour le milliard d’habitants de l’Inde d’aujourd’hui qui parle 150 langues différentes, dont 24 sont considérées comme des langues officielles. Or cet anglais qui sert de clé de voûte est parlé par 10% de la population indienne, qui l’apprend à l’école comme tu nous le racontais tout à l’heure. C’est une situation postcoloniale d’un type très particulier, sans doute absolument singulier, qui n’a vraisemblablement aucun équivalent, en tous cas au même degré, dans aucune autre partie du monde aujourd’hui décolonisé, et notamment dans les anciennes colonies françaises, mais qui constitue une structure extraordinairement contraignante. Je ne dis pas qu’elle n’est qu’oppressive. Elle donne manifestement des possibilités de communication, au moins pour une partie du peuple indien, avec le reste du monde. Comment caractériserais-tu cette situation du point de vue des rapports de domination ou du point de vue d’une réflexion sur les formes actuelles de la subalternité ?

Gayatri Chakravorty  Spivak : Le problème de l’anglais n’est pas exactement un problème de traduction à partir de la subalternité. L’anglais est l’une des langues de l’Inde. Si vous allez à la Cour suprême en Inde, vous entendez parler le hindi tout autant que l’anglais, qui fait partie du sous-continent. Sur le plan subalterne, cependant, l’enseignement primaire et secondaire est censé fournir 10 à 14 ans d’enseignement en anglais. L’anglais est nécessaire à la mobilité de classe. En dépit de cet effort, l’anglais n’est pas acquis, à cause de manuels scolaires inappropriés, et de méthodes d’enseignement extrêmement pauvres, et une absence totale d’engagement réel pour améliorer cela. Les statistiques fournies tant par le gouvernement que par la société civile internationale sont truquées. Je peux prouver cette affirmation, si nécessaire. Aussi, le problème n’est pas celui de la traduction, mais celui de l’éducation. Avec un tel nombre de langues, c’est vraiment merveilleux qu’il n’y ait jamais eu d’émeutes linguistiques en Inde. C’est grâce à la présence d’un certain anglais au dessus d’un niveau de classe. Si je peux faire une comparaison, j’avais vu à la télévision, l’année où le FIS a gagné, que Abbassi Madani parlait l’arabe classique, alors que les socialistes parlaient l’arabe qui est la langue du pays, la langue vulgaire. C’est l’envers de mon argument.

Troisièmement,  je puis imaginer une bonne mondialisation. N’oubliez pas que je travaille avec la littérature, je crois en la fiction non dérivée, etc. Aujourd’hui, tout ce que nous avons, évidemment, c’est une mondialisation capitaliste, et c’est peut-être inévitable ; mais bonne ou mauvaise, la mondialisation doit uniformiser. Je crois que la littérature, les littératures ne peuvent pas êtres mondialisées, et que nous devrions lutter pour un supplément par rapport à l’uniformisation de la mondialisation. Je suis traductrice en anglais. La demande de traductions en anglais fonctionne malheureusement comme une commodité qui peut s’exonérer de cette responsabilité. C’est pourquoi je dis qu’il faut réinventer la traduction comme pratique, plutôt que comme commodité, et c’est comme toutes les choses que je soutiens: si nécessaire qu’elle soit, cette sorte de traduction en profondeur entre les langues, basée sur l’apprentissage des langues, est de plus en plus impossible. C’est au vu de cette impossibilité que le travail doit continuer.

 

 

 


 

[ii] Le Pares Chandra and Sivani Chakravorty Memorial Education Project

[iii] Christine Delphy, l’Ennemi principal, 1 & 2, rééd. Syllepse, Paris, 2009

[iv][iv] Jacques Derrida, De la grammatologie, les Editions de minuit, Paris, 1967 ;

[Of Grammatology (translation, with critical introduction, of Derrida's text) (1976);

[v] Jacques Derrida, La carte postale. De Socrate à Freud et au-delà, Flammarion, Paris, 1980 ;

[vi] Assia Djebar, Femmes d’Alger dans leur appartement, Ed. des Femmes, Paris, 1980 (p.154) ;

[vii] Gayatri Chakravorty Spivak précise que le « performatif » a été établi philosophiquement par J.L.Austin dans How to do things with words ? Ed. J. O. Urmson. Oxford: Clarendon, 1962, traduit en français par Gilles Lane sous le titre Quand dire, c’est faire Le Seuil, Paris, 1970.

[viii] Frantz Fanon, Peau noire, masques blancs, Le Seuil, Paris, 1952 (réed. Point Seuil)

[ix] Frantz Fanon, les Damnés de la terre, La Découverte, Paris, 1961