La citoyenneté comme "mot-clé": enjeux de traductions politiques

Catherine NEVEU


Le nombre et la diversité des travaux contemporains sur la citoyenneté sont révélateurs des profondes turbulences entourant l’idée de citoyenneté. Celle-ci n’est certainement pas juste un concept académique ; elle circule, fait l’objet de revendications et d’aspirations, ainsi que de tentatives incessantes pour la revivifier, la réformer ou la réinventer. Conventionnellement, on considère la citoyenneté comme un lien ou une relation, le plus souvent entre le citoyen et l’état, mais aussi une relation d’appartenance1 à une société ou une communauté politique. Mais la citoyenneté agit aussi comme point de connexion, de mobilisation, pour nombre d’individus et de groupes qui s’identifient comme citoyens quand ils agissent ; se désignent eux-mêmes comme citoyens en la revendiquant, ou demandent qu’elle soit élargie, approfondie ou transformée pour inclure d’autres dimensions, d’autres identités ou désirs. La citoyenneté est donc un mot-clé puissant en termes politiques sociaux et culturels, qui désigne des possibles multiples, réels ou imaginés. Dans l’approche proposée ici, la citoyenneté est donc d’abord et avant tout un processus, une « fabrique » constante dans laquelle interviennent de multiples acteurs ; elle est « toujours déjà en devenir, une formation sociale historiquement contingente, un compromis particulier négocié entre les forces de la normalisation et de la différentiation » (Werbner et Yuval-Davis, 1999 : 3), ou comme le dit Balibar, toujours « en construction » (in the making), et non un statut figé une fois pour toutes2.

 

La citoyenneté comme keyword

 

Si on peut décrire la citoyenneté comme un mot-clé, on peut aussi la considérer comme un keyword, dans le sens donné à ce terme par R. Williams en 1973. Dans son analyse d’un « vocabulaire de la culture et de la société », cet auteur a proposé une réflexion approfondie sur la signification des mots, ainsi qu’un modèle permettant de saisir leurs significations mouvantes et débattues, qui prend en compte en les articulant les relations entre culture, politique et pouvoir.

 

D’emblée, R. Williams rejette la posture qui viserait à rechercher le « sens correct » des mots, celui qu’on pourrait découvrir en consultant les dictionnaires qui font autorité. Il reconnaît bien sûr que le sens « correct » est lui-même un point de discussion historique, quand il souligne que tandis qu’aucun « groupe n’a “tort” au regard des critères linguistiques… un groupe temporairement dominant peut tenter d’imposer son propre usage [d’un mot] comme étant l’usage “correct” » (1988 :12). Mais, nous dit Williams, « on trouve [dans les dictionnaires et les essais de sémantique historiques] une histoire et une complexité de significations ; des changements conscients, ou des usages consciemment différents ; des innovations, des obsolescences, des spécialisations, extensions, superpositions, transferts ; ou des changements qui sont masqués par une continuité nominale, de telle sorte que des mots qui semblent avoir été là depuis des siècles, avec des significations générales continues, en sont venus en fait à exprimer des significations, et des modifications dans celles-ci, radicalement variables ou différentes, quoique parfois à peine remarquées » (1988 :17).

Ce me semble être un point de départ stimulant pour penser (à) la citoyenneté. Alors que nombre de travaux semblent vouloir fixer ou figer sa signification, spécifier ses éléments et leurs configurations stables, R. Williams nous invite à une approche différente : celle d’une analyse fine de « l’histoire et de la complexité des significations » qui marquent ces keywords. Défiant « l’attitude sacralisante » qui recherche la définition correcte, stricte ou propre (méprisant du même coup les usages « vulgaires » ou les mésusages), il nous invite plutôt à saisir la fabrique pratique et politique des significations : « ma propre analyse met délibérément l’accent sur le social et le politique… il faut insister sur le fait que les problèmes de significations les plus saillants sont toujours d’abord encastrés (embedded) dans des relations sociales réelles, et que tant ces significations que ces relations sont diverses et variables, situées au sein des structures d’ordres sociaux particuliers et de processus de changement social et historique » (1988 : 21-22).

Mais Williams va encore plus loin ; au lieu de voir les mots et leurs significations comme de simples reflets des circonstances sociales et historiques de leur temps, il ouvre sur la force performative, productive et constitutive du langage (ou du discours), en soulignant que les changements, défis et débats qui l’intéressent ont lieu « au sein même du langage » : « cela ne veut pas dire que le langage reflète simplement les processus sociaux ou historiques. Au contraire, le but principal de ce livre est de montrer que certains processus sociaux et historiques importants ont lieu au sein même du langage, indiquant ainsi à quel point les problèmes de significations et de relations sont étroitement liés. De nouvelles relations, mais aussi de nouvelles manières de voir des relations existantes, apparaissent dans le langage de multiples manières…. Mais de tels changements ne sont pas toujours simples ou définitifs. Des sens anciens et nouveaux coexistent, ou deviennent de réelles alternatives par lesquelles des problèmes contemporains sont débattus (contested) » (1988 :22).

 

Si j’en reviens à la citoyenneté, l’approche proposée par R. Williams paraît particulièrement adaptée, tant le mot « citoyenneté » est constamment empreint de significations qui sont retravaillées, reformulées et réorganisées. Il porte un poids historique ; est mobilisé par des groupes, des forces ou des projets très différents, à la fois précisément parce qu’il porte ces « échos » historiques mais aussi parce qu’il fournit un angle de vue à travers lequel de nouvelles relations peuvent être imaginées, et éventuellement, advenir.

Mais dans la perspective de ce colloque, il faut ajouter à cette dynamique des keywords une autre dimension : celle de la diversité des langues et de la traduction. Dans le travail collectif mené avec des collègues britannique, brésilienne et étatsunienne, on aurait pu au départ penser que même si les contextes sociaux, politiques et culturels d’où nous venions étaient différents, nous pourrions nous « entendre » en traduisant la notion : cidadania, citoyenneté, citizenship ou ciudadania. Nous réalisâmes rapidement que tel n’était pas le cas, tant les luttes autour des significations infléchissent les termes en fonction des lieux3, et que, problème classique en traduction, l’un ne signifiait pas la même chose que l’autre. Un exemple classique de cela réside ainsi dans les « arrangements » ou associations (bundlings) entre les notions de citoyenneté et de nationalité : souvent utilisé l’un pour l’autre en anglais (citizenship renvoie souvent dans les travaux aux questions légales de ce qui serait désigné en français sous le terme de nationalité), il est plus souvent distingué en français de France (voir notamment les débats actuels sur le droit de vote des résidents étrangers, dans lequel nombre de commentateurs insistent sur le fait que la citoyenneté et la nationalité doivent rester associées), mais pas nécessairement en français du Québec (quand par exemple on demande aux voyageurs sur la fiche d’immigration de préciser leur citoyenneté, là encore au sens de nationalité). Autre exemple probant, le fait que le terme espagnol de ciudadania puisse désigner, comme le terme anglais de citizenry, l’ensemble des citoyens, alors que le français citoyenneté ne renvoie jamais à un collectif ; ce qui en dit long d’ailleurs sur les conceptions de la citoyenneté en France, et sa dimension strictement individuelle4. D’une certaine manière, ces problèmes ne peuvent être dépassés, et l’enjeu est plutôt de développer cette « sensibilité keyword » à l’égard des variations et des différences que la possibilité apparente de traduire ne peut que masquer : « Il nous est apparu que ces “idéaux-types” de citoyenneté [républicaine, communautarienne ou libérale] étaient loin de nous être utiles, puisque ce dont il s’agit [dans la citoyenneté active] sont des processus politiques fortement dynamiques qui reconfigurent et réarticulent ces formations idéalisées. Les origines et incarnations différentes de la citoyenneté active signifient que la figure du citoyen actif est complexe, qu’elle condense des courants souvent contradictoires et incarne des formes différentes d’agencéité. Nous considérons plutôt la citoyenneté active comme une idée qui voyage (travelling idea), traduite et mise en œuvre de manières plurielles non seulement en fonction des nations, mais aussi des régions, des localités et des secteurs » (Newman et Tonkiens, 2011 :18).

 

Il s’agit donc dans le même mouvement d’être attentifs aux différences sociales, culturelles et politiques entre différentes langues et/ou sociétés et/ou périodes et/ou secteurs concernés ; mais sans se laisser pour autant enfermer dans des « modèles nationaux », comme si les idées, les politiques et les personnes ne circulaient pas (entre sociétés et entre secteurs d’une même société), et comme si ces « modèles » étaient fixés une fois pour toutes. Il s’agit également d’être attentifs à la diversité des acteurs qui interviennent dans la « fabrique » de la citoyenneté, à son caractère fondamentalement processuel et relationnel ; bref de s’attacher à saisir non pas des définitions « pures » et abstraites, mais des meanings-in-use, des significations contextualisées, des rapports de pouvoir, des relations sociales et politiques, des luttes autour des significations des mots. Les enjeux de traduction sont donc ici essentiels, non seulement pour s’attacher à saisir ces meanings-in-use (comme quand on comprend au fil d’une discussion le sens donné à un mot : « oh, c’est donc cela que vous voulez dire !! »), mais aussi du fait de « l’importance de l’agencéité (agency) dans la traduction des idées voyageuses de telle manière qu’elles conviennent ou promeuvent des changements dans des contextes spécifiques. L’idée de traduction souligne les manières dynamiques et créatives par lesquelles les acteurs recherchent, interprètent et inscrivent les idées sur la citoyenneté active dans de nouveaux environnements » (id. : 19).

 

 

« Citoyenneté active », et « actes de citoyenneté »

 

Dans la multitude des travaux (et des discours et politiques publiques) contemporains sur la citoyenneté, et afin d’illustrer mon propos précédent, je voudrais maintenant m’intéresser à une qualification très répandue qui en fournit un bon analyseur : celle de « citoyenneté active ». Je devrais d’ailleurs plutôt dire active citizenship, tant cette notion est peu utilisée en français5. Comme l’analysent finement les auteures rassemblées dans l’ouvrage dirigé par J. Newman et E. Tonkiens (2011), la figure du « citoyen actif » est aujourd’hui au cœur d’un ensemble de discours et de politiques publiques, notamment en Europe ; celui-ci est un citoyen qui « ne dépend plus de l’état-providence et est prêt à prendre pleinement sa part dans la transformation des sociétés modernes. Le citoyen actif est invité, poussé à et parfois obligé de prendre de larges responsabilités pour lui-même, pour le souci des autres et le bien-être de communautés. On lui propose un large éventail d’occasions de participation dans une société plurielle et déconcentrée, ainsi que l’exercice d’un choix dans le secteur marchand en pleine croissance du care et du welfare » (Newman et Tonkiens, 2011 : 9). L’émergence de cette figure pourrait être lue comme le triomphe des nouveaux mouvements sociaux de la fin du 20ème siècle, et de leurs revendications pour de nouveaux droits, tant en termes de distribution du pouvoir et des ressources qu’en termes de reconnaissance et d’autonomie. Mais elle peut à l’inverse être considérée comme le « détournement » de ces aspirations par le développement de politiques publiques néolibérales, dans lesquelles « l’idée de citoyenneté active est utilisée pour discipliner plus que pour émanciper et donner du pouvoir (empower) aux citoyens » (id. :10). Pour autant, ce « citoyen actif » ne revêt pas les mêmes atours selon les contextes analysés, et ceux-ci résultent d’une diversité de positions, de relations, de luttes ; déterminer le contenu et les formes de la citoyenneté active ne peut alors se faire de manière abstraite (en recherchant la « bonne » définition de cette notion), mais uniquement en analysant avec précision et de manière contextualisée « comment différentes forces et pressions convergent dans des lieux, des services et des luttes spécifiques. [il faut aussi] découvrir les expériences des citoyens eux-mêmes quand ils négocient les identités dont les gouvernements veulent les doter » (id. : 11).

Si dans la plupart des contextes étudiés dans cet ouvrage (Allemagne, Royaume Uni, Italie…), la « citoyenneté active » est devenue un mot d’ordre de nombreuses politiques publiques, la situation française semble faire exception, tant elle semble y être peu invoquée. Quand on fait une recherche sur ce terme sur internet, les résultats nous dirigent d’une part vers des campagnes en faveur de l’inscription sur les listes électorales (être un citoyen actif signifie alors utiliser son droit de vote) et d’autre part vers des programmes de formation des jeunes pilotés par l’Union Européenne, ce qui laisse penser que dans ce cas, la notion est une traduction en français à partir de « l’anglais européen ». La notion même de « citoyenneté active » en français semblerait alors être un pléonasme, tant les visions dominantes considère qu’être un (bon) citoyen est par essence être « actif », en tout cas sous la forme de la participation aux élections.

 

En poursuivant cette réflexion quant au contexte français, on se rend effectivement assez vite compte des effets de cette conception, tant sur les politiques publiques que sur les travaux académiques. Du côté des politiques publiques, certains citoyens ont pu faire l’objet de politiques destinées à les rendre (plus) actifs ; à partir de la fin des années 1970, les habitants des quartiers périphériques dégradés ont ainsi été incités à, voire sommés de, s’engager activement dans le renouvellement de ces espaces. « Les pauvres » devaient alors faire la preuve de leur capacité à être de « vrais » citoyens (Madec et Murard, 1995) en participant à des conseils de quartier et autres dispositifs mis en place dans le cadre de la Politique de la Ville. Ces habitants étaient alors décrits et perçus principalement en termes de manques et de handicaps ; il étaient, et sont encore dans une large mesure, perçus comme des individus immatures incapables d’agir comme des citoyens responsables (Carrel, 2004), à qui il était dès lors nécessaire d’« apprendre » les bonnes pratiques citoyennes. L’activation de la citoyenneté dans de telles démarches, visant généralement des pauvres, des jeunes et/ou des immigrés, renvoie donc plus à un discours en termes de capacités (citoyenneté capacitaire) et de compétences à acquérir avant de pouvoir agir, qu’en termes de droits ou de constitution progressive de subjectivations politiques à travers l’action.

C’est du coup aussi la délimitation de cette notion (activité) qui fait l’objet de discussions ; en France, un certain nombre d’enquêtes sur « la citoyenneté »6 par sondages d’opinion s’appuient ainsi sur des implicites très structurants, ceux « /…/ de la définition standard du modèle du (bon) citoyen, cet agent dont l’essentiel de l’activité paraît être d’ordre intellectuel et intérieure : classer, ranger, évaluer, et d’abord “pour lui-même”, des idées ou signaux (politiques) /…/ Bref : une activité intellectuelle ordinairement intime et personnelle (donc silencieuse et invisible), mais dont il est admis qu’elle peut à tout moment devenir publique, sur simple demande ou à force d’insistance » (Mariot, 2010 : 178-179). On ne commentera pas ici plus avant ces implicites ; mais je voulais indiquer à quel point l’approche adoptée d’une part pour déterminer ce qui relève de « l’activité citoyenne » et d’autre part les meilleurs moyens de la saisir influe profondément sur les phénomènes observés et leurs qualifications. Autrement dit, si ce qu’est la « citoyenneté active » dépend largement, comme on l’a vu plus haut, de l’état des relations sociales et politiques, des histoires, des projets politiques et des circulations d’idées et de références, cela vaut autant pour les politiques publiques et les débats qu’elles provoquent, que pour les recherches en sciences sociales du politique.

Il existe d’ailleurs un ensemble de réflexions conceptuelles très stimulant qui reprend à nouveaux frais ces débats classiques en matière de citoyenneté autour de sa qualification d’« active », retournant sa signification ordinaire ; on pense notamment ici aux travaux d’E. Isin et G. Nielsen sur les « actes de citoyenneté ». Ces auteurs s’appuient sur les approches classiques de l’activité citoyenne, et en distinguent deux formes, les « citoyens activistes » et  les « citoyens actifs » : « [les premiers] réalisent des “actes de citoyenneté” qui diffèrent des actions sociales routinisées qui sont déjà instituées, telles que voter, payer ses impôts et s’enrôler ; ils “font une différence” en brisant les routines, les compréhensions et les pratiques » (Isin, 2009 : 379). Ces « actes » de citoyenneté, qui « brisent la répétition du même » et peuvent être effectués par des sujets politiques divers (citoyens légaux, étrangers, outcasts), sont donc distingués des « pratiques » de citoyenneté, celles « prévues » ou prescrites par la loi, les statuts ou les normes dominantes. Si cette réflexion offre des pistes analytiques et conceptuelles stimulantes (notamment en incluant dans l’analyse les dimensions éthiques et esthétiques), elle tend cependant de mon point de vue à introduire une rupture qualitative discutable entre « pratiques » et « actes ». Les premières peuvent en effet également servir de supports à des attitudes qui « font une différence », et ne sont pas uniquement dans la conformité ou la « répétition du même » (on peut penser ici aux travaux sur les usages déviants de « pratiques » de citoyenneté). Autrement dit, cette distinction tendrait à « disqualifier » un peu rapidement la possibilité d’usages subversifs de pratiques citoyennes routinières, et du coup reproduirait une vision quelque peu « héroïque » des actes de citoyenneté, qui relègue celles-ci dans le domaine de la conformité et de la reproduction.

 

C’est donc alors également la question des formes ordinaires de citoyenneté qui est ici soulevée, à travers cette thématique de la citoyenneté « active ». En effet, celle-ci peut se donner à voir dans des actes et pratiques collectives et visibles (vote, manifestations, diverses formes d’occupations des espaces publics…), mais aussi dans des actes et pratiques plus « ordinaires », plus routiniers mis en œuvre par des individus ou des groupes. Dans sa recherche sur la « citoyenneté insurgée » (insurgent citizenship) au Brésil, J. Holston a ainsi souligné l’importance de cette citoyenneté ordinaire, quand il observe par exemple à propos d’une file d’attente à la banque que « “trafiquer” (trafficking) dans l’espace public est un domaine de la société moderne dans lequel les habitants des villes expérimentent de la manière la plus fréquente et la plus prévisible l’état de leur citoyenneté. La qualité de telles interactions ordinaires peut en fait être plus significative pour la subjectivité des gens que les expériences héroïques occasionnelles de citoyenneté que sont le service militaire ou la manifestation, ou les expériences emblématiques comme le fait de voter ou de siéger dans un jury » (Holston, 2008 : 15).

 

 

Cultural citizenship

 

Il s’agissait donc ici d’introduire, à travers les notions de citoyenneté active et d’actes de citoyenneté, un exemple de champ d’exercice de l’approche proposée dans la première partie de cette communication.

En conclusion de celle-ci, je vais aborder rapidement une autre notion, celle de cultural citizenship telle que développée par un anthropologue étatsunien travaillant avec des Latin@s, R. Rosaldo. Le fait que je ressente le besoin de conserver cette fois la formulation en anglais est révélateur du fait que parfois, on ne peut pas traduire une notion d’une langue à une autre, d’un univers culturel à un autre, d’un imaginaire politique à un autre. Chaque fois que j’ai tenté d’utiliser « l’équivalent » français (citoyenneté culturelle), cela a provoqué un ensemble de malentendus. En effet, en français et en France, une telle formulation semble renvoyer systématiquement à l’idée de droits collectifs spécifiques pour des groupes ou minorités culturels.

Or l’analyse que propose Rosaldo à travers cette notion est loin de signifier cela. Pour cet auteur, il s’agit d’abord et avant tout de comprendre « comment la citoyenneté est structurée (informed) par la culture, [de saisir] la manière dont les revendications de citoyenneté sont renforcées ou subverties par des hypothèses et des pratiques culturelles. […] [La citoyenneté culturelle utilise] l’expression culturelle pour réclamer des droits et une reconnaissance publique, et souligner les interactions entre citoyenneté et culture » (Rosaldo 1999 : 255). A partir des expériences des Latin@s aux Etats-Unis, et de leurs mobilisations, R. Rosaldo analyse comment un discours et des représentations dominants sur la citoyenneté sont de part en part traversés par un ensemble de représentations et de références culturelles qui sont celles du groupe dominant, et qui produisent des effets puissants d’exclusion des minorités. Dès lors, pour lui « La cultural citizenship signifie le droit d’être différent (en termes de “race”, d’ethnicité ou de langue maternelle) au regard des normes de la communauté nationale dominante, sans compromettre son droit à appartenir, au sens d’une participation aux processus démocratiques de l’État-nation » (Rosaldo 1994 : 57) ; l’enjeu est donc bien de penser dans le même mouvement l’égalité et la différence, tout en prenant en compte les effets de domination produits par l’imprégnation culturelle des conceptions de ce que requiert être citoyen.

Il ne s’agit pas ici de prétendre que les dimensions culturelles constitueraient une dimension nécessaire des processus de citoyenneté, tant il est vrai, comme le souligne Rancière (2000 : 64), que les formes de la subjectivation politique « ne sont pas des communautés d’appartenance » ; il s’agit, en contrepoint de ce que cet auteur appelle « un universel de l’appartenance […], celui de l’État », de repérer quand, comment et pourquoi ces formes de subjectivation politique peuvent parfois, comme le suggère Rosaldo, emprunter au registre des pratiques culturelles. En effet, « la communauté politique est faite de cela : non pas d’appartenances additionnées, non pas d’une grande appartenance qui les nie toutes, mais des conflits sur l’appartenance » (Rancière 2000 : 64-65).

 

La posture proposée dans cette communication vise donc à proposer de changer de manière conséquente la manière de penser (à) la citoyenneté, en insistant sur son caractère processuel, imparfait, et relationnel ; et en soulignant la nécessité incontournable d’une contextualisation fine de ses modes d’effectuation. Notion débattue, contestée, inscrite dans des projets politiques différents et dans des circulations complexes : « Si nous visons à développer une conception fluide et dynamique de la citoyenneté, qui soit historiquement ancrée et géographiquement sensible, nous ne pouvons pas formuler la question comme “qu’est-ce que la citoyenneté ?”. Le défi est plutôt de demander “qu’est-ce qui est appelé citoyenneté ?”, apprcohe qui pointe tous les intérêts et les forces investis dans sa fabrication et son interprétation d’une manière ou d’une autre » (Isin, 2009 : 368-69, souligné dans l’original).

1Au sens de membership, qui ne doit pas être confondu avec belonging, en tout cas pas entièrement. Cette dernière notion peut en effet renvoyer, en anglais comme en français, à deux dimensions : une affinité (sentiment d’appartenance à un groupe ou un lieu) et une propriété (un sentiment de possession).
2Ce qui ne signifie pas que ses dimensions statutaires (verticales) soient insignifiantes ; mais que d’une part elles doivent être inscrites dans leurs relations avec ses dimensions « horizontales », au sein de la société ; et que d’autre part, ce statut lui-même n’est qu’une cristallisation temporaire de rapports sociaux et politiques, et non une essence.
3Ce qui rend d’ailleurs problématique l’usage d’une seule langue (« internationale »), l’anglais, dans le travail transnational et transculturel.
4Le même type de problème existe entre l’anglais et le norvégien, comme le fait remarquer M. Vabø ; le mot citizenship peut correspondre à deux concepts en norvégien, statsborgerskap (citoyenneté d’état, la définition légale étroite) et medborgerskap (concitoyenneté, renvoyant aux aspects sociaux et culturels de la citoyenneté) ; Vabø, 2011.
5Sauf indication contraire, je désignerai par là le français de France…
6On devrait d’ailleurs plutôt dire sur le vote et les modalités de formation des choix électoraux. Mais un certain nombre de recherches sur la citoyenneté en science politique tendent à réduire celle-ci au consentement à l’obligation politique, et à l’associer à une définition extrêmement restrictive de la politisation ; voir Neveu, 2012 à paraître.

notes

1Au sens de membership, qui ne doit pas être confondu avec belonging, en tout cas pas entièrement. Cette dernière notion peut en effet renvoyer, en anglais comme en français, à deux dimensions : une affinité (sentiment d’appartenance à un groupe ou un lieu) et une propriété (un sentiment de possession).
2Ce qui ne signifie pas que ses dimensions statutaires (verticales) soient insignifiantes ; mais que d’une part elles doivent être inscrites dans leurs relations avec ses dimensions « horizontales », au sein de la société ; et que d’autre part, ce statut lui-même n’est qu’une cristallisation temporaire de rapports sociaux et politiques, et non une essence.
3Ce qui rend d’ailleurs problématique l’usage d’une seule langue (« internationale »), l’anglais, dans le travail transnational et transculturel.
4Le même type de problème existe entre l’anglais et le norvégien, comme le fait remarquer M. Vabø ; le mot citizenship peut correspondre à deux concepts en norvégien, statsborgerskap (citoyenneté d’état, la définition légale étroite) et medborgerskap (concitoyenneté, renvoyant aux aspects sociaux et culturels de la citoyenneté) ; Vabø, 2011.
5Sauf indication contraire, je désignerai par là le français de France…
6On devrait d’ailleurs plutôt dire sur le vote et les modalités de formation des choix électoraux. Mais un certain nombre de recherches sur la citoyenneté en science politique tendent à réduire celle-ci au consentement à l’obligation politique, et à l’associer à une définition extrêmement restrictive de la politisation ; voir Neveu, 2012 à paraître.